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DESCRIPTION DE L'AFRIQUE DU NORD
ENTREPRISE PAR ORDRE DE
M. LE MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BEAUX-ARTS
HISTOIRE LITTÉRAIRE
DE
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE
DEPUIS LES ORIGINES JlSQl'A L'INVASION ARABE
^Ç
HISTOIRE LITTÉRAIRE
l-iû\^ DE I -
L'AFRIQUE CHRÉTIENNE
DEPUIS LES OltlGllS JUSQU'A l'IXVASIOX ARABE
PAR
PAUL MONCEAUX
MEMBRE DE l'iNSTITUT
PROFESSKUR AU COLLÈGE DE FRANCE
ET A l'École des hautes-études
TOME SIXIEME
LITTÉRATURE DONATISTE
AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN
A/
PARIS \^ y^'S'
ÉDITIONS ERNEST LERO-
28, RUE BONAPARTE (vi«)
1922
LIVRE DIXIÈME
LA LITTERATURE DONATISTE
AU TEMPS DE SAINT AUGUSTIN
CHAPITRE I
PETILIANUS DE CONSTANTIME
I
Biographie. — Petillanus avocat. — Petilianus catéchumène dans l'Eglise
catholique. — Sa conversion forcée au Donatisme. — 11 est élu malgré lui
évêque schismatique de Constantine. — Son épiscopat. — Démêlés avec
son collègue catholique. — Attaques contre l'Eglise catholique. — Polé-
miques contre Augustin. — Petilianus devient l'un des chefs du parti
donatiste. — Amhassade en Italie. — Rôle à la Conférence de Carthage
en 4.11. — Attitude après la condamnation du Donatisme. — Dernières
années. — Caractère et tour d'esprit. — Austérité et désintéressement. —
Intransigeance et àpreté. — Dévouement à son parti. — Ilahileté et chi-
canes. — Talent reconnu de tous. — L'homme d'action. — Chronologie
des œuvres de Petilianus.
Petilianus de Constantine est assurément la figure la plus
originale et la personnalité la plus puissante de l'Eglise dona-
tiste au temps d'Augustin. Homme d'action, écrivain remar-
quable, orateur énergique et jamais à court, il aurait toujours
et partout attiré l'attention. Mais, indépendamment de ses
dons de nature, les circonstances ont contribué à le porter au
premier rang. Il gouvernait l'importante communauté scliisma-
tique de Constantine pendant la période des luttes suprêmes
entre les deux Eglises africaines. Durant cette crise dernière,
qui allait décider de sa vie ou de sa mort, la secte donatiste ne
pouvait soutenir le combat qu'en se ralliant tout entière autour
d'un chef résolu, entreprenant, ferme sur les principes, mais
habile à en tirer les conséquences pratiques comme à mener
une active propagande, prompt à la riposte comme là l'attaque
dans les controverses, capable d'agir sur l'opinion, d'entraîner
les votes dans les assemblées, de grouper toutes les forces du
parti par l'ascendant d'une parole passionnée et vivante. Ce rôle
revenait de droit au primat de Carthage : mais ce primat, élu
dans un jour de malheur, était alors Primianus, un homme la-
mentablement médiocre, violent et borné, d'une maladresse
invraisemblable, qui d'abord avait voulu gouverner à coups
d'injures et d'anathèmes, qui plus tard s'était résigné à laisser
4 LITTERATURE DONATISTE
faire, et qui enfin, après avoir parlé à tort et à travers quand il
aurait dû se taire, se taisait maintenant ou bredouillait, quand il
aurait dû parler haut et ferme'. Cette place, que laissait
vacante un primat incapable, c'est Petilianus qui la prit insen-
siblement, sans peut-être y songer, mais du consentement de
tous. Sans titre officiel-, à la suite de controverses retentis-
santes, par l'autorité du talent et de l'éloquence, il devint le
vrai chef de l'Eglise donatiste : un chef avec qui dut compter
Augustin. Et c'est par là que Petilianus a joué un rôle assez
important dans l'histoire de l'Afrique chrétienne. Il a été
le plus vigoureux champion du Donatisme au moment du der-
nier choc entre les deux Eglises : s'il a été vaincu, il ne l'a pas
été sans honneur. Par l'énergie désespérée de sa résistance, il a
honoré la chute de son parti, il a honoré une défaite dont il ne
se consola jamais, il a enfin honoré son nom à lui jusque dans
la déroute de son éloquence.
Il a dû naître à Gonstantine vers 3G5. Au cours de ses contro-
verses avec Augustin, vers 401, il qualifie son adversaire de
« vieillard, seiiex-' » ; ce qui laisse supposer, entre eux, une dif-
férence d'une dizaine d'années au moins. Or, Augustin était né
en 354. D'autre part, Petilianus était dans la force de l'âge au
moment de ses premières polémiques avec l'évéque d'Hippone,
en 400-402'' ; et il était en 411 le principal chef de son parti'.
Ces indications concordantes permettent de placer sa naissance
vers l'année 365.
Ses ouvrages seuls, sans parler du témoignage de ses adver-
saires^', suffiraient à prouver qu'il avait reçu une instruction
très complète : l'instruction qui se donnait alors dans toutes les
écoles de l'Empire, et qui, à base di; rhétorique, préparait sur-
tout au barreau. C'est la voie que suivit d'abord l\'tilianus. Il
fut dans sa jeunesse, comme dit Augustin, un « avocat du forum,
advocatus forensis ~ » : du forum de Gonstantine. Le futur
1) Voyez plus loin le chapitre sur
Priiuianiis de (JarUiagc (cliapilrc III).
2) En principe, l'eliliauus n'eiil ja-
mais d'autorité que sur son diocèse «le
(^ouslanliiic. Il avait cifUcicllcinent pour
cliels, min scideim.'nl le primai <le
CarliiuKC, mais encore, dans sa pro-
>incc, le primai île Numidie, qui élail
alors laiiuarianus, évè(jue. de Casai! M-
grae (Augustin, Epist. 88 ; Possidius,
liulic. opcr. Auguslini, 8 ; Collât. tJar-
lltay., I, 14 ; 148; 157; 111, 258).
3) n Si ego proplerea reus sum (]uiu
non ignora\i, ut sccundum ipsum (Pe-
tilianum) loquar, itleu autem non igno-
ra\i (plia et Afer sum et aetate pacne
jam senex, salteni pueri... » (Augustin,
Contra litteras Petiliuni, III, 2(i, 'M. —
(.r. 111, 25, 211).
4) Augustin, Contra litteras Petiliani,
1, 1 ; 111, 1 et suiv.
5) Ci>U<tt. Cartiuig. , 1, 12 ; 29 ; 53 ;6l; 148 ;
208; II, 2-12, etc.; 111, 22; 30; 75; 89, etc.
6) Augustin, Contra litteras Petiliani, I,
1: 11,23, 55; 98. 226 ; 101, 232.
7) Ibid., m, 16, 19.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 5
champion du Donatisme y remporta d'éclatants succès, et se
classa vite au premier rang. Petilianus n'oublia et ne renia
jamais son ancienne prol'ession; au contraire, il aimait à rap-
peler aux autres ses succès profanes d'autrefois ^ En fait, de-
venu évêque, il devait rester toujours avocat. Il le resta dans le
gouvernement de son Eglise, dans ses mandements, dans ses
controverses, comme dans ses discours de concile. Un de ses
adversaires catholiques le remarquait encore à la Conférence
de 411, et disait ironiquement à l'ancien avocat : « Ton forum
ne t'u donc pas appris qu'on n'est pas admis à revendication sur
les points omis- ? ». Augustin ne s'est pas fait faute de railler,
chez l'évêque schismatique de Gonstantine, cette persistance
des goûts, des habitudes et des procédés du barreau ; mais,
sous la raillerie, on devine encore un hommage.
Rien ne semblait prédestiner aux fonctions sacerdotales le
jeune et brillant avocat de Gonstantine. Rien, surtout, n'annon-
çait en lui un chef de secte : né de parents catholiques, il était
catéchumène dans la communauté catholique de la ville''. Ghose
curieuse, ce sont pourtant ses succès du barreau, qui, indirec-
tement, provoquèrent Tétrange aventure d'où sortit l'homme
nouveau. Les Donatistes de Gonstantine, qui étaient nombreux
et puissants, avec un minimum de scrupules, se dirent un jour
que le grand orateur catholique de la cité ferait un bon évêque.
Pour plus de sûreté, on ne lui demanda pas son avis, laissant
à la grâce le soin de le convaincre après coup. On s'empara de
lui par surprise, on le baptisa séance tenante, et, bientôt après,
on l'ordonna évêque. Augustin a résumé toute l'aventure dans
cette phrase d'une ironie pittoresque : « Alors que le parti de
Donat l'emportait à Gonstantine, on s'empara de Petilianus,
un laïque, un de nos catéchumènes, né de parents catholiques;
comme il se débattait, on lui fit violence ; comme il fuyait, on
le chercha; comme il se cachait, on le trouva; de sa cachette,
on le tira tout effrayé; tout tremblant, on le baptisa; malgré
lui, on l'ordonna^. » Bien d'autres, en ces temps-là, sont deve-
1) <( Advocationein, in qua poten-
tiam quondam suani jaclat... » (ibid.,
III, Ki, ]9).
2) Collât. Carllmg., III, 57.
i5) Augustin, Contra litteras PetiUani,
TI, 104, 239; Serino ad Caesareensis Ec-
clesiae plebem, 8.
4) « Pars DonaU quando praevaleb.it
Constantinae, laicimi nostruni catechu-
nienum, natum de i^arentibus caUioli-
cis, Petiiianum tenait, vini fecit noienti.
scrutatus est fngientem, invenit laten-
teni, extraxit paventem, baptizavil tre-
mentem, ordinavit noientem » {Senno
ad Caesareensis Ecclesiae plebem, 8). —
Tel est le texte traditionnel, où l'on a
pu remarquer l'incorrection : « Pars
Donati... Petiiianum... scrutatus est »,
Le dernier éditeur, sur la foi d'un ma-
nuscrit, propose de lire : (( Petialius...
scrutatus est » (éd. Petschenig, 1910,
p. 177 ; tome 53 du Corpus scriptor. écoles.
6
LITTERATURE DONATISTE
nus évêques ou prêtres par surprise : à commencer par saint
Ambroise, saint Paulin de Noie, et saint Augustin. Mais, de
toutes ces élections brusquées, aucune sans doute n'égale en
A^olence pittoresque le coup de force qui, du grand orateur
catholique de Constantine, fit l'évêque donatiste de la cité.
La date en peut être déterminée approximativement. L'ordina-
tion épiscopale de P'etilianus doit être postérieure à 394 ; car il
ne figure pas au concile donatiste de Bagaï', et il n'était pas
homme à passer nulle part inaperçu. Mais il était déjà célèbre
en 400, au moment où il publia ce mandement {Epistida ad
presbyteros) qui fit tant de bruit en Afrique'-. Il a dû être
ordonné vers 395. Il avait alors une trentaine d'années.
Le nouvel évêque avait vu sans doute dans son aventure une
manifestation de la volonté divine. Non seulement il ne songea
pas à protester contre sa conversion forcée et son ordination
non moins obligatoire; mais encore il en accepta sans réserve
toutes les conséquences. Le coup de l'orce de ses compatriotes
fut pour lui comme un coup de la grâce, de la grâce donatiste.
Il sortit de là, vraiment, un homme nouveau. Du jour au lende-
main, il renonça à ses occupations et à ses ambitions profanes,
pour se consacrer tout entier, exclusivement, jalousement, à ses
fonctions d'évêque. Du parti de Donat, il adopta les principes et
les idées, les espérances, les rancunes, les haines. Il devint le
plus Donatiste de tous les Donatistes, et finit par personnifier,
en un jour solennel, l'Eglise de Donat 3.
Comme tout bon Donatiste, il fut bientôt en o-uerre avec les
Catholiques. Il les combattit d'abord dans son diocèse, puis
jusqu'au bout de la Numidie, puis à Carthage et dans toute
l'Afrique. Il allait lutter contre eux sans trêve, par tous les
moyens, jusqu'à son dernier jour.
Il commença naturellement par les Catholiques de son dio-
lul. de Vienne). Ce Pctialiiis, fl'ailleurs
incoiuui, sérail un é\è(Hie duiiatisle d(;
Constantine, prédccessenr et consécra-
leur de Petilianus. Voilà une hypo-
thèse bien avenlnreusc, ([ni transl'urnie
en évèqut! une bourde de copiste rsaris
chercher si loin, on rendrait le texte
correct en lisant scrulula au lieu de
scrutalus (conlusioii l'ré(|iicnle de \'u et
de l'u ; puis addition de i's liiial, qui;
les copistes écrivaient souvent dans
rinlerligne). En tout cas, le récit d'Au-
gustin vise sûrement l'rtilianiis. CA'.
Contra tilleras Petilicini, II, 104, 2:^ii :
(( Discernai te Dens a parte Donali, et
in (>ath(>licaui revocel, und(! le illi
calechunienuni abre|iliiiii incirlireri iio-
noris >inrulo li<i:averunt >>.
1) Au;^iistin, Conlni Cre^coniiun , III,
53, 5!» ; IV, 10, 12.
2) Conlra lilleras J'etilinni, 1, 1 ; 111,
1 ; Ad Cdtliolicos Epislula conlra Dona-
tisUii, 1 ; Contra Crei^conium, 1, 1.
8) A la Conlérence de Carlhaf^e. Cf.
Collai. Curtliog., I, 12 ; 29 ; ôS ; (51 ; 148 ;
20H ; II, 2-12 ; III, 22; 30 ; 75 ; 89 ; U3
et suiv. ; 227 et suiv.
PETILIANUS DE CONSTANTINE /
cèse. Il avait contre eux la partie belle, et des griefs qu'il
croyait fondés. Girta-Constantine était, depuis un siècle, l'une
des places fortes du Donatisme. C'était la patrie et la ville
épiscopale de Silvanus, l'un des protagonistes de la secte aux
temps de la rupture avec l'Eglise catholique '. Là s'étaient dé-
roulés plusieurs des événements qui avaient contribué à déchaî-
ner le schisme : la capitulation lamentable de l'évêque Paulus et
de tout son clergé au début de la persécution de Dioclétien-,
puis l'élection démagogique de Silvanus 3, sa consécration épis-
copale par des évêques compromis ou suspects, enfin les scènes
étranges de ce synode malencontreux, dit « concile de Cirta »,
que présida si piteusement, non moins suspect lui-même, le
primat de Numidie^. Silvanus avait été l'un des plus ardents
promoteurs, l'un des champions les plus fougueux, de l'Eglise
nouvelle; et sa popularité avait résisté à tout, même aux plus
inquiétantes révélations sur ses trahisons et sa vénalité, aux
accusations formelles et aux dossiers du diacre Nundinarius, à
une condamnation infamante, à la sentence d'exil dont l'avait
frappé un gouvern-eur de Numidie lors du procès de Thamu-
gadi''. Avec Silvanus, presque tous les chrétiens de Gonstan-
tine étaient passés au Donatisme ; la plupart avec une naïve ou
cynique inconscience, comme le triste grammairien Victor 6.
Pendant deux ou trois générations, la Adlle avait semblé tout
entière acquise au schisme ; les Gatholiques y étaient si peu nom-
breux, que, durant une partie du quatrième siècle, ils n'eurent
même plus d'évêque. Cependant, vers le temps où Petilianus
prit à Gonstantine la direction de la communauté donatiste, la
situation tendait à changer. Les Gatholiques de la cité commen-
çaient à relever la tête. Us avaient alors un évêque : un certain
Profuturus, ami d'Augustin et son ancien élève, formé par lui
au monastère d'Hippone". A Profuturus, qui mourut bientôt,
succéda Fortunatus, encore un ami d'Augustin*^. A peine installé,
Fortunatus semble avoir entrepris une active propagande, qui
1) Gesla apud Zenopliilain, dans ÏAp-
pendix d'Optat, n. 1 ; éd. Ziwsa, p. 185-
197 ; Augustin, Contra litteras PelUiani,
III, 57, 69 ^'Contra Cresconium, III, 27)
31 et suiv. ; IV, 56, 66 ; Epist. 4;-i, 6, 17 ;
53, 2, 4.
2) Gesla apud Zenophilum, p. 186 et
suiv. ; Augustin, Epist. 53, 2, 4 ; Conlra
Cresconium, III, 29, 33.
3) Gesta apud Zenophilum, p. 192-
196.
4j 0|)tat, I, 13-14 ; Augustin, Contra
Cresconium, III, 27, 30.
5) Gesla apud Zenophilum, p. 185-197 ;
Augustin, Epist. 43, 6, 17 ; Conlra Cres-
conium, III, 29, 33 et suiv.
6) Gesta apud Zenophilum, p. 185.
7) Augustin, Epist. 32, 1 ; 38 ; 71. 1,
2 ; 72, 1 ; De unico baptismo, 16, 29.
8) Epist. 53 ; 115 ; Contra litteras Pe-
lUiani, I, 1 ; II, 99, 228; III, 38, 44;
De unico baptismo, 16, 29 ; Collât. Car-
Ihag., I, 65 et 138.
8 LITTÉRATURE DONATISTE
inquiéta et irrita Petilianus. D'où les accusations réciproques,
les querelles, la guerre '.
A son collègue catholique, Petilianus reprochait d'abord
d'avoir morcelé ou laissé morceler son propre diocèse, pour
égarer l'opinion et faire croire à de nombreuses conversions. Il
formulait ainsi son grief en pleine conférence de Carthage :
« Dans mon diocèse, c'est-à-dire dans la cité de Constan-
tine, j'ai pour adversaire Fortunatus. Mais, au milieu de mon
diocèse, j'ai maintenant, ou plutôt ils ont, eux, un autre
évéque, nommé Delphinus. Votre Eminence voit chiirement par
là que, dans le diocèse d'un seul, ils ont installé deux prétendus
évêques. Ils veulent ainsi augmenter leur nombre; mais le
nombre réel de leurs diocèses n'est pas le même que celui de
leurs évêques'-. » C'était là une mauvaise chicane: chacune
des Eglises avait naturellement toute liberté de s'organiser
comme bon lui semblait, et chacun des deux partis avait large-
ment usé de cette liberté pour modifier sur bien des points les
anciennes circonscriptions '■^.
Contre son rival catholique Petilianus croyait avoir des
griefs plus personnels et très précis. En fait, dans ces querelles
entre Eglises, et malgré toute sa charité chrétienne, Fortuna-
tus était de l'école d'Augustin : aux schismatiques, par prin-
cipe, il rendait coup pour coup. On le vit bien dans l'aventure
de Splendonius. Un jour, à (^onstantine, l'on vit arriver ce
Splendonius, que personne ne connaissait : il se disait diacre
catholique, mais n'aimait pas raconter en détail son histoire. Il
entra bientôt en relations avec les schismatiques. Enchanté de
faire pièce aux Catholiques, Petilianus l'accueillit fort bien, le
rebaptisa, puis l'ordonna prêtre de son Eglise. Cependant For-
tunatus, mis en défiance, voulut savoir à quoi s'en tenir sur le
passé de cet intrus. Il apprit que Splendonius arrivait de Caule,
où il avait été réellement diacre catholique, mais oii il avait été
condamné par son évoque et exclu de sa communauté. Fortuna-
tus reçut de Gaule l'acte même de condamnation. Pour édifier
les fidèles sur le recrutement des prêtres donatistes de Constan-
tine, il imagina de faire afficher le document sur les murs de la
ville. On devine le scandale, et la fureur de Petilianus. (Cepen-
dant, l'évêque schismatique n'était j)as encore à bout de compte.
Quehjue temps après, nous dit-on, il fit lui-même « l'expérience »
1) Aiitçuslin, Conlra lilteras Petilituii, 2) Collai. Cnrlhag., 1, ()r>,
111, ^^S, 44 ; Collai. Curlhuij., 1, (]."> ; 138- 3) Voyez plus liaut, loiiic IV, p. 135
139. et suiv.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 9
personnelle des vertueux instincts de Splendonius, et de « ses
horribles embûches » ; à son tour, il dut le condamner et le
chasser'. Cela n'empêcha pas Petilianus de garder rancune à
Fortunatus, qu'il affectait de considérer comme un intrigant,
toujours prêt aux provocations et aux querelles. Il s'exaspéra
si bien contre lui, qu'il en arriva à ce qui était à ses yeux la
suprême injure : comme son prédécesseur Profuturus, et comme
son ami Augustin, il l'accusa d'être manichéen-.
C'étaient là des querelles presque personnelles. Comme
évêque, et comme l'un des chefs du parti donatiste en Numidie,
Petilianus en voulait surtout à Fortunatus du succès de sa pro-
pagande. Il l'accusait amèrement de persécuter ses adversaires,
d'abord avec la complicité, et plus tard, après l'édit d'union
de 405, avec l'appui officiel du pouvoir civil. Fortunatus répli-
quait en incriminant les violences des Donatistes. Quand les
deux évêques rivaux de Constantine se trouvèrent en l'ace l'un
de l'autre à la Conférence de Cartilage, ce fut naturellement
pour se quereller ; et les vieux griefs reparurent au grand jour.
Pendant la vérification des signatures, à l'appel de son nom,
Fortunatus s'avança et dit : « J'ai pour adversaire Petilianus. »
— « Oui, s'écrie le Donatiste, il est le persécuteur de l'Eglise
dans la cité où, moi, je suis évêque. » — « Oui, réplique Fortu-
natus, et dans la même ville tous les autels ont été brisés par
les hérétiques. » — « Persécuteur, oui, tu l'es, crie Petilianus;
et que cela soit consigné au procès-verbal. Le moment venu,
tu entendras ce que tu mérites '^ » Voilà, sans doute, un petit
dialogue qui en dit long sur les sentiments réciproques des
deux évêcjues, et sur la paix religieuse à Constantine en ces
temps-là.
Peu à peu s'étendit, pour Petilianus, le champ d'action ;
c'est-à-dire, le champ des controverses, des récriminations, des
querelles et des injuret). Il s'en prit alors, non plus seulement
aux Catholiques de son diocèse, mais à l'Eglise officielle tout en-
tière, à ses représentants et à ses défenseurs en Afrique. Sa
campagne commença, en 399 ou 400, par la publication d'un
ouvrage singulier, assez original, qui, dans le cadre d'une
lettre pastorale [Epistiila ad presbyteros et diaconos\ était
un véritable pamphlet contre l'éternel ennemi de sa secte, le
Catholicisme africain^. Sous prétexte de mettre ses clercs en
j) Augustin, Contra lUteras Petiliani, 3) Collai. Cartkag., I, 13S-130.
III, 38, 44. 4) Augustin, RetracL, II, 51 ; Contra
2) De uiilco Ijaptisnio, 16, 2'J. litteras Peliliani, 1,1 ctsuiw; 11,1 clsiii\.
iO LITTÉRATURE DONATISTE
garde contre la propagande ennemie, l'évêqiie y passait en revue
les principales questions qui séparaient les deux Eglises. Mais
partout, l'exposé doctrinal, la polémique ou la citation biblique,
aboutissaient au même refrain : refrain de haine, d'anathème
et d'injure. La lettre pastorale fit du bruit dans la région '.
Par cet ouvrage, où il inaugurait sa campagne contre
l'Eglise catholique, -Petilianus fut amené à des polémiques de
plus en plus directes contre le grand évêque d'Hippone. Augus-
tin eut connaissance de la première partie de ce mandement
agressif ; il la réfuta aussitôt dans un premier livre Contra lit-
teras Petiliani-. Dès que cette réfutation lui parvint, Petilia-
nus se tourna contre Augustin, et lança contre lui un nouveau
pamphlet, plein d'attaques personnelles, intitulé « Lettre à Au-
gustin, Epistula (tel Auguslinuni-^ ». Dans l'intervalle, l'évéque
d'Hippone avait reçu le texte complet de V Epistula ad presby-
teros ; SS. &XV avait entrepris la réfutation systématique dans un
second livre Contra litteras Petiliani''. Il venait de terminer
ce second livre, quand lui arriva le nouveau pamphlet de Peti-
lianus. A ce deuxième pamphlet, il répondit par un troisième
livre Contra litteras Petiliani'-^. De son côté, et vers le même
temps, Petilianus critiquait le second livre de son contradicteur
dans une deuxième « Lettre à Augustin ^ » . C'est donc une
série de six ouvrages, qui se succèdent et s'opposent, trois
contre trois, à quelques mois seulement d'intervalle. On voit
combien, entre les deux adversaires, la lutte était âpre et
serrée.
A ces controverses se rapportent encore, plus ou moins direc-
tement, deux autres ouvraL>-es de Petilianus : l'un « Sur le
schisme des Maximianistes, De schismate Maxiinianislarum'' »,
l'autre sur l'Eglise donatiste [De online episcoporiini'^). De son
côté, Augustin continuait à combattre les idées de Petilianus
dans le De unitale Ecclesiae et dans le Contra C resconiuin'\
La polémique directe recommença en 409-41Û. Petilianus ayant
publié un traité De iinico baptismo, Augustin le réfuta aussit<H
dans un ouvrage qui portait le même titre'". Enfin, en 411,1a
1) Contra littcni^^ PelUiuiii, I, 1 ; Ad C) Conlra Gdudrntiiiin, I, 1.
Callwlicos l-'pislula contra Donutistus, 1 ; 7) Contra litteras Pcliliani, 1(1, 3(),42;
Contra Cresconium, I, 1. !^y, 4.5.
2) Contra litteras Petiliani, I, 1 ; 2ô, 8) l^pist. .")3, 1 clsuiv.
27. — Cf. II, 1 ; III, 60, (11. 9) .-1(/ CathoUcos Epistula contra hona-
8) Ibid., III, 1 et siii\. : ]•'>, 19 cl siiiv.; listas, 1 et siiiv. ; Contra Cresconium, I,
50, <iO et Mih. 1 cl suiv. ; Retract., II, 02.
4) Ibid., II, 1 cl suiv. 10) De tinico baptismo, 1 cl Miiv. ; Hc-
6) Ibid., 111,1 cl sui>.; Hetrurt., II, .")1. tract., II, CO.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 11
.Gonft;rence de Carthage mit face à face les deux adversaires,
qui furent les protagonistes des deux Eglises en présence '.
C'est que, dans l'intervalle, Petilianus était devenu -l'un des
chefs du parti de Donat. Sa réputation déjà ancienne, son élo-
quence dès longtemps célèbre en Numidie, ses allures décidées
.et son autorité personnelle, sa Lettre pastorale, surtout ses
retentissantes controverses avec Augustin, l'avaient porté peu à
- peu au premier rang des évêques de sa secte. On se rallia d'au-
tant plus volontiers autour de lui, que le danger grandissait
depuis l'édit d'union de 405, et que l'incurable médiocrité du
primat de Carthage avait décapité le parti. Nul doute que Peti-
lianus ait joué un rôle prépondérant dans les conciles donatistes
de cette période, sur lesquels nous sommes malheureusement
très mal renseignés. Nous en avons une preuve indirecte dans
l'histoire d'une ambassade que, vers le début de l'année 406,
les schismatiques africains envoyèrent en Italie, jusqu'à
Piavennes, pour présenter aux préfets du prétoire une requête
relative à une conférence contradictoire avec les délégués de
l'Eglise officielle-. Petilianus fit partie de la députation. Un
•évêque catholique le lui rappelait en 411 : « Tu refuses donc
maintenant, lui disait-il, ce que tu acceptais et désirais à l'au-
dience des préfets, in prœfectornm judlcio ? ». Et Petilianus
répondit: « Je ne refuse pas maintenant non plus...^» . D'après
cet incident, on ne saurait douter que Petilianus ait figuré
en 406 parmi les députés de sa secte ; mais nous ne saA^ons rien
de précis sur le rôle qu'il put jouer à Ravennes. En tout cas,
cette ambassade, puis les nouvelles polémiques avec Augustin
que souleva en 409-410 son traité De luiico baptismo, tout
cela contribua à lui assurer dans son Eglise une autorité de
plus en plus grande. Aussi, en 411, au moment de la crise
suprême du Donatisme, fut-il vraiment le chef de son parti. A
la Conférence de Carthage, il fut naturellement l'un des sept
avocats-mandataires élus par la secte 4; à lui seul, il y tint
plus de place, y prononça plus de discours que tous les autres
ensemble. C'est lui qui, au nom de tout son parti, engagea la
bataille et soutint l'assaut des adversaires ; lui qui prit les ini-
tiatives, qui imagina les obstructions, para les coups, et, avec
1) Collai. Carthay., III, 50-55 ; 143- DonatiAlas post Collai., 25,44; Epist.
155; 183-187; 203-207; 217-222; 22(5- 88, 10.
247; 263-276. 3) Collât. Carlkag., III, 31-32.
2) Collai. CartIuKj., III, 141 ; Augustin, 4) Ibid., I, 148 et 208 : II, 2 et 12
Brevic. Collai., III, 4, 5 et suiv. ; Ad III, 2; etc.
12 LITTÉRATURE DONATISTE
Emeritus, tenta de sauver la situation '. Toujours sur la brèche,
toujours face à l'ennemi, fertile en expédients, il fait vraiment
grande figure dans cet énorme dossier de la Conférence, où ses
innombrables discours, ses objections et ses interruptions,
témoignent encore de son énergie farouche, de son entêtement,
de son éloquence féconde en chicanes, de son dévouement fana-
tique à son Eglise.-
Après la défaite, il resta le même homme, mais sans trouver
l'emploi de ces énergies. Vaincu, il ne céda pas : il assista tris-
tement à la déroute de son parti, aux proscriptions qui suivi-
rent le nouvel édit d'union, à la confiscation des basiliques et
autres biens des communautés. Abandonné de ses troupes, il
vit beaucoup de ses anciens collègues et la plupart des clercs
changer de camp, les foules se rallier à l'Eglise officielle. Pros-
crit lui-même, exilé de sa ville épiscopale, il errait ou se
cachait dans les campagnes voisines, attendant un retour de
fortune. Sept ou huit ans plus tard, en 418 ou 419, un concile
donatiste se réunissait furtivement en Numidie, et, refusant de
s'incliner devant les faits, votait un canon relatif à la réconci-
liation des clercs schismatiques convertis de force par les
Catholiques-. A ce concile assistaient seulement trente évêques,
sur les quatre cents qu'avait jadis comptés la secte. Petilianus
était naturellement l'un des trente-^. Jusqu'au bout, il s'obstina
dans ses souvenirs et dans ses chimériques espérances ; mais,
quand il mourut, il n'était plus que l'un des chevaliers errants
du Donatisme aux abois.
On ne connaît pas exactement la date de sa mort, La dernière
fois qu'on nous parle de lui, c'est à propos de ce concile tenu
en 418 ou 419. Il dut mourir peu après, vers 420, à l'âge d'en-
viron cinquante-cinq ans ; en exil, loin de sa ville épiscopale.
Sa fin dut être bien triste : car il n'avait pu se consoler de la
ruine de son Eglise, il avait vu ses amis le renier et ses
anciens fidèles déserter en masse '♦.
11 pouvait du moins se rendre cette justice, qu'il avait tout
fait pour conjurer la catastrophe. Petilianus est assurément
l'un des hommes qui ont le mieux servi l'Eglise de Donat : il
l'aurait sauvée sans doute, si elle avait pu l'être en face d'Au-
gustin. C'est une figure originale, qui force, sinon la sympa-
ll Collai. Cnrlhmj., I, 12; 29: r)3 ; 61; 47-48.
14.") ; II, 3 el suiv.; 111, 30; 52; 7."> ; 8'J ; H) « In coucilium..., ulji cl Pcliliamis
143-155 ; 203-207 ; 227-244. fuit » {ibid., I, 37, 47).
2) \uguslin, Contra Gaudentium, I, 37, 4) Episl. 144.
PETILIANUS DE CONSTâXTINE 13
thie, du moins rattention. Même à ceux qui le contrecarraient
et le combattaient ouvertement, même à ses ennemis les plus
décidés, Petilianus imposait une sorte de respect involontaire ':
le respect qu'inspirent toujours les fortes convictions et les
énergies morales.
Par le caractère, il était de la lignée de Donat le Grand. Lui
aussi était un homme tout d'une pièce, dont l'àme était tou-
jours tendue vers l'idée fixe : l'intérêt de la secte. Lui aussi
trahissait, dans sa parole et dans ses actes, jusque dans ses
attitudes, un orgueil indomptable, presque mystique. De même
que Donat se faisait ou se laissait adorer comme un dieu, Peti-
lianus insinuait ou laissait croire qu'il était proche parent de la
Trinité : comme il avait été avocat, et que cette profession était
désignée alors chez les Grecs par le mot PaixicLetos, il aimait
à faire remarquer, moitié sérieusement, moitié par plaisanlei-ie,
qu'il avait des accointances avec le Paraclet, c'est-à-dire avec
l'Esprit saint'-.
Presque autant que le fondateur ou l'organisateur dé la secte,
il exerçait sur son entourage et sur tout son parti un ascendant
extraordinaire, non seulement par ses allures de chef et de
maître, mais encore par le rayonnement de ses vertus privées,
par son honnêteté reconnue de tous, par son austérité, par son
désintéressement personnel, dont il avait pourtant le tort de
trop parler. Il se vantait volontiers de sa pauvreté, digne des
temps évangéliques, qu'il opposait aux richesses et à la pré-
tendue rapacité des Catholiques : « Nous aussi, leur disait-il,
nous aussi, vous ne cessez de nous égorger: nous qui sommes
justes et pauvres (en ce qui concerne les richesses de ce monde,
car la grâce de Dieu en nous n'est pas pauvre)...-^ ». Ou
remarquera cette curieuse parenthèse, et cette foi naïve dans la
surabondance de la grâce : foi naturelle, après tout, chez un
homme qui se croyait un peu la personnification terrestre ou le
cousin du Saint-Esprit. Ailleurs, l'évêque schismatique déve-
loppait avec complaisance ce thème c{ui lui était cher : l'émi-
nente dignité des pauvres, à qui sont réservées les richesses
du Paradis : « Nous, disait-il, nous qui sommes pauvres en
esprit, nous ne craignons pas pour nos richesses, mais nous
redoutons les richesses. Nous, qui n'avons rien et qui possé-
dons tout, nous croyons que l'âme est un bien : au prix de nos
1) Contra lilleras Petiliani, I, 1 ; II, 2) Augustin, Contra litteras PelUiani,
23, .55 ; 98, 226 ; 101, 232 ; Collât. Car- III, 16, 19.
thag., I, 30 ; 61 ; III, 227 et suiv. 3) Ibid., H, 92, 202.
VI 2
14 LITTÉRATURE DONATISTE
souffrances et de notre sang, nous achetons les richesses éter-
nelles du ciel. Ainsi dit le Seigneur : Celui qui aura perdu sa
fortune, recevra cent fois autant'. » Conformément à ses prin-
cipes, Petilianus paraît avoir abandonné tous ses biens à son
Eglise : sans confirmer le fait, qu'il déclare n'avoir pu contrôler,
Augustin ne le nie pas^.
Ce désintéressement est d'ailleurs conforme à tout ce que
nous savons du caractère de l'homme. Petilianus était de ceux
qui sacrifient tout à la cause défendue par eux. Il ne vivait que
pour son Eglise, dont il acceptait les yeux fermés les principes
ou les revendications, et dont il soutenait les intérêts, en toute
circonstance, avec une âpre et jalouse intransigeance. Dans
cette âme fanatique de sectaire, toutes les pensées se subordon-
naient d'elles-mêmes à un sentiment unique, exclusif : un
dévouement sans réserve au parti.
Avec la raideur intransigeante du caractère, le tour d'esprit
forme un singulier contraste. Petilianus n'était pas seulement
un lettré, un orateur façonné par l'école ; c'était encore un
ancien avocat, qui dans sa vie nouvelle, et malgré des préoccu-
pations toutes différentes, était resté avocat^. Au service de son
idée fixe, il mit toutes les ressources d'une intelligence jadis
orientée vers le barreau: la précision méticuleuse d'un juriste,
l'adresse à tirer parti des règles de la procédure, la tendance
à plaider le vraisemblalile au lieu de chercher le vrai, souvent
même les roueries du métier, les habiletés sans çcrupule et les
ciiicanes d'un vieil avocat habitué à ne rien négliger pour gagner
sa cause ^. C'est un étrange spectacle, de voir ce farouche sec-
taire, dans une assemblée d'évêques ou dans une controverse
d'Eglise, raisonner en homme du barreau sur des questions de
tliéologie ou de discipline, quand il ne raisonne pas en i-liéteur
ou en sophiste sur des questions de fait. Ces méthodes de dis-
cussion, que lui reprochait Augustin '', n'en avaient pas moins
de prise sur la plupart des auditeurs ou des lecteurs. D'autant
mieux que cet avocat en théologie ou en disciidine était en
même temps un vigoureux orateur, un habile écrivain, un polé-
miste à l'œil éveillé, à l'esprit satirique et mordant, qui saisis-
sait vite le point faible des hommes ou des choses, et qui savait
1) Aii;,nislin, Coiilra lillcras Peliliani, 4) CoZ/a^ Carllwg., 1, 12; 2!» ; ôS ;
11, y!', 227. Gl ; II, 3 et suiv. ; I H, 30 ; 75 ; 89 ; 143
2) IbuL, II, !)9, 228. et suiv. ; 203 et suix.
3) Ihicl., m, W, 19; Collai. Carlhaij., 5) Auf,Mislin, dmlrn litlcras Peliliani,
U\, Ô7. III, I ut suiv. ; K;, 19 et suiv. ; 59, 71.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 15
marquer d'un trait ironique ou pittoresque l'inconséquence des
doctrines ou les travers des gens.
Qu'un tel homme ait eu en Afrique son heure de célébrité,
on n'en saurait être surpris. On s'étonnerait plutôt qu'il ait été
si complètement oublié des générations suivantes. Eu fait, son
nom ne nous est guère parvenu que dans les réfutations et par
les témoignages d'Augustin, ou dans des documents contempo-
rains. Petilianus n'en a pas moins eu de la réputation dans
l'Afrique de ces temps-là ; et, en somme, une réputation
méritée. La première fois qu'Augustin nous parle de lui, c'est
pour nous dire que l'évéque schismatique de Gonstantine avait
une grande renommée, qu'il était « au premier rang parmi les
siens par la doctrine et l'éloquence ^) , qu'on admirait « l'élé-
gance et la beauté de son style -». Augustin lui-même, parlant
en son nom propre, et tout en critiquant les idées du Donatiste,
a rendu pleine justice aux mérites de l'écrivain'^. En 411, à la
Conférence de Carthage, on voit tous les évêques du parti de
Donat s'effacer derrière Petilianus, et ses adversaires eux-
mêmes, ainsi que le président de l'assemblée, lui témoigner une
sorte de déférence^. Tout le monde alors, en Afrique, s'inclinait
plus ou moins devant le talent de Petilianus : un talent com-
plexe et varié, fait de science et d'habileté polémique autant que
d'éloquence.
Mais ce docteur des schismatiques, ce polémiste, cet orateur,
était avant tout un homme d'action. C'est là qu'on doit chercher
l'unité de son œuvre, comme de sa vie. Voué corps et âme à
son parti, intransigeant et fanatique, hardi, résolu, entrepre-
nant et habile, avec une vue nette des choses et de l'ascendant
sur les hommes, l'évéque schismatique de Constantine a mis
tous ses dons et tout lui-même au service de son Eglise. C'est
vers l'action, pour la défense et la glorification du Donatisme,
qu'est tournée l'œuvre entière de l'écrivain, du polémiste, de
l'orateur.
Avant de passer à l'étude détaillée des ouvrages, il importe
d'en fixer la succession chronologique, et, autant que possible,
la date.
On peut déterminer assez exactement l'époque des premières
controverses avec Augustin. Elles sont postérieures à la publi-
1) « lUius homiuis..., quem solet (Conira litteras Petiliani, I, 1).
fama praedicare, quod inter cos doc- 3) Contra litteras Petiliani, I. 1 ; II,
trina alque facundia maxime excellât » 23, 55 ; 98, 226.
{Contra lillera!; Petiliani, I, 1). 4) Collât. Carthag., 1, 30 et IJ4 ; II, 3
2) c( Sermonis cullum ornatumque » et suiv. ; lll, 227 et suiv.
16 LITTÉRATURE DONATISTE
cation des Confessions (397) ', à la mort du comte Gildon et de
son compère Optatus de Thamugadi (398) ~. D'autre part, le
livre II d Ausfustin contre Petilianus a été écrit du vivant du
pape Anastase, donc entre 399 et 401^. Or ce livre II est con-
temporain du second pamphlet de Petilianus, puisque ces deux
ouvrages des deux adversaires sont indépendants l'un de l'autre ;
et ces deux ouvrages sont postérieurs au livre I d'Augustin,
qui lui-même est postérieur au premier pamphlet de Petilianus^.
On doit tenir compte des intervalles que suppose la composition
de ces longs traités. Par suite, on ne risque guère de se tromper,
si l'on place en 401 le livre II d'Augustin et le second pamphlet
de Petilianus ; en 400, le premier livre d'Augustin ; au début de
l'année 400 ou à la fin de 399, le premier pamphlet de Petilianus.
La seconde « Lettre à Augustin » de Petilianus a dû être
écrite vers 402^, au moment où l'évêque d'Hippone était occupé
à réfuter, dans le livre III contre Petilianus, le second pam-
phlet du Donatiste. On doit placer aussi vers 402 le traité « Sur
le schisme des Maximianistes », que Petilianus annonçait
l'année précédente dans son grand pamphlet contre Augustin ''.
La lettre de Petilianus sur l'Eglise donatiste [De ordine epis-
coporum), que vise Augustin dans une correspondance de ce
temps-là, a été composée sans doute vers 400".
Le traité de Petilianus « Sur le baptême unique « est posté-
rieur de plusieurs années aux ouvrages mentionnés jusqu'ici.
La réfutation d'x'Yugustin, d'après les Rétractations, est de 410
environ^. Le livre de Petilianus, dont Augustin n'avait pas
entendu parler jusque-là, était tout récent-'. Il a été composé
probablement vers 409. — Rappelons enfin, pour mémoire, la
série des discours prononcés à la Conférence de 411 par l'évêque
donatiste de Constantine.
En résumé, on peut dresser ainsi le tableau chrunologi({ue
des œuvres de Petilianus, qui se sont succédé à d'assez courts
intervalles, pendant une période d'une douzaine d'années :
c99 ou 400 : Lettre pastorale ou pamphlet contre l'Église catholique (f/n's-
Lula ad prcsbytcrus et diaconos).
1) Augustin, Cunlra (itlcras l'eliliaiii, Ep'n^liila contra Donatislas, 1 ; Hclract.,
III, 17, 20. Il, 51.
2) Ibid., I, y, 10 ; 24, 2(i, olc. ; II, 'J2, r,} Aii^nisliii, dintru Caudciiliitiii, I, 1.
209. C) Contra Ulleras l'eliUani, III, :5G, 42 ;
3) « Ciithedra tibi quid fecit Ecclcsiac 39, 45.
roiii;iii;ie..., iii quii hudic Aniislasius se- 7) Episl. 53, 1 cl suiv.
dci:' M {ibid.. Il, 51, 118). 8) Rclract., Il, f;o. Cf. Il, 59.
4) Ibid., Il, 1 ; 111, 1 ; Ad Catholims 1») De unico baptisino, 1 ; /îc«rac(.,II,60.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 17
Vers 400 : Lettre sur l'Église doiiatiste (Epistaln de ordine episcoporum).
Ea 401 : Pamphlet contre Augustin {Epistala I ad AïKjastinum).
Vers 402 : Nouvelle lettre à Augustin (Epistula H ad Aiigustinuin).
Vers 402 : Traité sur le schisme des Maximianistes (De schisinate Maxi-
mianistaram).
Vers 409 : Traité sur le baptême (De iinico baptismo).
Juin 411 : Nombreux discours à la Conférence de Carthage.
II
Pamphlet de Petilianus contre l'Église catholique. — Comment on peut le
reconstituer complètement. — Titre probable. — Objet et cadre de l'ou-
vrage. — Instruction pastorale au clergé donatiste contre la propagande
catholique. — Contenu et plan. — Principales questions traitées par
Petilianus. — Le baptême. — Indignité des Catholiques. — Nullité de
leurs sacrements. — Le schisme. — Pourquoi les Donatistes ont dû se
séparer des Catholiques. — La persécution. — Protestation contre l'inter-
vention du pouvoir séculier. — Les Catholiques sont responsables des
violences. — Exhortations aux chrétiens et malédictions contre les
Catholiques. — Caractères du pamphlet. — Éléments divers. — Discus-
sions doctrinales. — Citations bibliques! — Invectives. — Ton de la
polémique. — Originalité de l'œuvre. — Grand succès de l'ouvrage et
retentissement des controverses auxquelles il donna lieu.
Dans le courant de l'année 400, Augustin se trouvait à Gons-
tantine, en compagnie de Fortunatus, évêque catholique de
cette ville. On lui parla d'une lettre que l'évêque donatiste,
Petilianus, venait d'adresser aux clercs de sa secte dans son
diocèse, et qui était un violent pamphlet contre les Catholiques.
On ne put d'abord procurer à l'évêque d'Hippone que le com-
mencement de l'ouvrage. Néanmoins, il crut devoir y répondre
aussitôt : c'est l'objet d'un premier livre Contra litteras Peti-
liani i. Dans ce livre, Augustin réfute seulement un cinquième
du pamphlet donatiste-, jusqu'au chapitre xiii de notre édi-
tion^.
Aussitôt qu'il connut la réfutation partielle d'Augustin, Peti-
lianus y répondit ab irato par un autre pamphlet, encore plus
violent, oîi il prenait directement à partie l'évêque d'Hippone ^.
Dans l'intervalle, Augustin avait reçu de Gonstantine le texte
complet du premier pamphlet de Petilianus. A la demande de
ses correspondants, il entreprit de le réfuter d'un bout à l'autre ;
1) Augustin, Conlra litteras Petiliani, 3) Voyez plus haut, t. V, Appendice l.
I, 1 ; 25, 27 ; II, 1. 4) Contra litteras Petiliani, III, 1; 16,
2) Ihid., III, 50, 61. — Cf. I, 25, 27. 19 et suiv, ; 50* 60 et suiv.
18 LITTÉRATURE DOMATISTE
dans cette intention, il composa le second \i\yq Contra litteras
PetlUani '.
A l'aide des fragments cités par l'évêqne d'Hippone, on peut
reconstituer le texte intégral du pamphlet. Dans le livre I
Contra litteras PetlUani^ Augustin ne réfute qu'une petite par-
tie de l'ouvrage -, et sans s'astreindre à tout discuter. Mais,
dans le livre II, il suit son adversaire d'un bout à l'autre, de
phrase en phrase, sans rien omettre ; et, avant de réfuter, il re-
produit toujours, sans jamais changer l'ordre, le texte même du
pamphlet •-. Lui-même nous avertit de la méthode qu'il a adop-
tée, et nous est garant de l'exactitude de notre restitution. Il
dit au début de son livre II : « Pour satisfaire ceux qui me for-
cent de répondre à tout sans exception, je donnerai à la réfuta-
tion la forme d'un dialogue où nous serions réellement en pré-
sence. A la lettre de Petilianus, j'emprunterai ses propres
paroles, que je placerai sous son nom ; et j'y joindrai, sous mon
nom, ma réponse. Ce sera comme le procès-verbal d'une confé-
rence, où toutes les paroles ont été recueillies par des greffiers.
Ainsi, nul ne pourra se plaindre que j'aie omis quelque chose,
ou qu'on ne puisse comprendre par suite d'une confusion entre
les personnes '' ». Augustin insiste encore là-dessus, trente
ans plus tard, dans ses Rétractations : « J'ai reproduit d'abord
par fragments, etsous son nom, toutes les paroles de Petilianus ;
et, pour chaque passage, j'y ai joint sous mon nom ma réponse •'. »
On lie saurait être plus net, ni plus explicite : Augustin nous
a conservé, par ce scrupule d'exactitude, les éléments d'une
restitution absolument complète du pamphlet de Petilianus.
D'ailleurs, la lecture seule de l'ouvrage ainsi restitué suffirait
à prouver que la reconstitution est certaine. Les développements
y naissent l'un de l'autre, sans heurt ni lacune. Rien ne manque,
ni le préambule, ni les citations l)ibli([ues, ni la conclusion, ni
Mne. transition, ni un mot "J.
Ce pamphlet est appelé quelquefois par Augustin littcrae "^
ou scrij)ta'^ , mais presque toujours epistula-'. Il était adressé
par l'auteur à ses clercs, « aux prêtres et aux diacres — ad
preshyteros et diaconos » ou « aux siens — ad suos "^ », et
1) Contra liltcrus Pelilitini, 11,1. 8) Contra litteras Petiliani, l\\, ôO, dl ;
2) ]lnd., I, 25, 27; III, .50, 61. 52, 04.
3) Ihid., II, 1, 2' et suiv. 9) Ihid.: 1, 1, 1-2; 4, 5; 10, 17; Ifl,
4) Ibid., H, 1. 21 ; 2.-), 27 ; II, 1, 1-2 ; 92, 207 ; 99, 228;
6) Relract., II, 51. 105, 241 ; 108, 247 ; III, 42, 51 ; 46, 56 ;
6) Voyez notre restitution do l'on- 50, <>].; 52, 04; Hetrart., II, 51.
vragc, tome V, Appendice I. 10) Cnnlrn liltcrus Pctiliaiii, I, 1 ; 11,
7) Augustin, lietracL, II, 61. 1, 2; III, 50, 61.
PETILIANUS D2 GONST.VNTINE 19
dirigé « contre l'Eglise catholique — adversus Catltolicain ' ».
Le titre parait avoir été : Epistala ad presbyteros et dia
conos.
Indiqué déjà par ce titre, le cadre de l'ouvrage se dessine
nettement dans l'en-tête, dont voici la traduction textuelle :
« Petilianus, évèque, à nos très chers frères, aux prêtres et aux
diacres, aux clercs de notre diocèse, fidèles comme nous au
saint Évangile : que la grâce et la paix vous soient données
par Dieu notre Père et par le Seigneur Jésus-Christ -*. « Il
s'agit donc d'une Lettre pastorale au clergé schismatique du
diocèse de Constantine. L'objet de cette instruction pastorale,
où l'invective tient plus de place que le sermon, apparaît dès les
premiers mots, qui visent la controverse toujours pendante sur
le baptême '^ : l'évêque se propose de mettre ses clercs en garde
contre la propagande des Gatlioliques.
Le contenu de cette Lettre pastorale, sauf les différences de
proportions, différences qui tiennent soit aux circonstances par-
ticulières, soit au tour d'esprit de l'auteur, le contenu est ici le
même que dans la plupart des œuvres donatistes, traités,
sermons ou lettres. Il s'agit toujours des trois questions prin-
cipales qui séparaient les deux Eglises, et qui fournissaient un
thème inépuisable à leurs controverses ou à leurs récrimina-
tions réciproques : le baptême, le schisme, la persécution. Suc-
cessivement, ces trois questions sont ici examinées et discutées,
à grand renfort de citations bibliques, d'arguments ingénieux
ou d'affirmations hautaines, d'exhortations aux fidèles, d'ana-
thèmes et d'injures contre l'ennemi.
L'ouvrage est assez bien ordonné, du moins si l'on ne consi-
dère que les grandes lignes du plan. Abstraction faite des di-
gressions d'exégèse et des violentes récriminations qui se mêlent
à tout, on y distingue trois parties, de dimensions sensiblement
égales : théorie du baptême ^, justification du schisme ■% pro-
testations contre les persécutions et l'appel au pouvoir séculier ''.
Enfin, une assez longue péroraison, où, tour à tour, Tévêque
exhorte et maudit ".
Un début très brusque annonce brutalement l'objet principal
et le ton de l'instruction pastorale. Aussitôt après les salutations
1) Relracl., H, 51- (tome V, Appendice 1).
2) Contra lilleras Peliliani, II, 1, 2. 5) Ibid., chap. 28-43.
3) Ibid., II, 2, 4. 6) Ibid., chap. 44-58.
4} PeUIianus, Epistala ad presbyteros 7). /6id., chap. 59-G4.
et diaconos, chap. 2-27 de notre édition
20 . LITTÉRATURE DONATISTE
d'usage, Petilianus pose en termes agressifs la question du
baptême : « Ils nous reprochent de baptiser deux fois, ces gens
<[iii, sous prétexte de baptême, ont sali leurs âmes par un bain
coupable, ces gens obscènes, plus impurs que toutes les ordures,
ces gens qu'une purification à rebours souille dans leur eau pré-
tendue baptismale '. » Cette bordée d'injures n'est qu'une
entrée en matière. Suit un exposé remarquable de la théorie
donatiste du baptême. L'auteur la résume en quelques formules
énergiques, qui devinrent célèbres en Afrique, et qui donnèrent
lieu a d'interminables discussions : « On doit considérer, dit-il,
la conscience de celui qui confère le baptême : saintement, pour
purifier celui qui le reçoit. En effet, celui qui sciemment reçoit
lu foi d'un perfide, reçoit de lui, non la foi, mais le péché.
Toute chose dépend de son origine et de sa racine ; si la source
manque, le sacrement est nul ; et la régénération ne se produit
pas sans une bonne semence propre à régénérer ~. » A l'appui
de sa théorie, Petilianus cite une foule de textes bibliques,
qu'il tire à lui fort habilement, et qu'il ramène imperturbable-
ment au même principe, avec des exclamations de triomphe et de
haine '.
De cette théorie, il prétend conclure à la nullité de tous les
sacrements conférés par les Catholiques, et, par suite, au bien-
fondé de la thèse qui leur refuse le titre même de chrétiens.
D'après les Donatistes, le baptême ne peut être administré parun
indigne '*; or, tous les soi-disant Catholiques sont des indignes,
comme héritiers solidaires des traditears du temps de Dioclé-
tien. Leurs prétendus évèques n'ont aucun pouvoir sacerdotal,
puisqu'ils sont en réalité des païens ^. Ce qui trahit bien leurs
accointances avec le Diable, c'est qu'ils persécutent les vrais
chrétiens ''. Leurs objections contre la théorie donatiste du
baptême n'ont aucun fondement ". Eux-mêmes ne peuvent con-
férer le sacrement, puisqu'ils n'en ont reçu que l'apparence *^.
Donc tous les soi-disant Catholiques sont, à l'égard du bapt(''me,
dans la môme situation que les païens. Quand ils se rallient à
I.i véritable Eglise, celle de Donat, on doit naturellement, non
pas, comme ils disent à tort, les rebaptiser, mais les baptiser •'.
1) AiigiisUn, Contra lilteras Peliliani, 4) Petilianus, Epislulu nd incsbyleros
II, 2, 4. cl didcoiios, 2-4.
2) l'otilianus, Epislula ad presbylcros 5) Ibid., 5-12.
el diaconos, 2. — Cf. Augustin, Contra (i) Ibid., 8-10 ; 13-15.
Uttcrai l'eliliani, 11, 3, 6; 4, 8; .">, lu ; 7) Ibid., Ki-iy.
III. ir>, 18 ; 20, 23 ; 52, W. 8) Ibid., 20 24.
H) l*otili;uius, Epistula ad presbjleros 9) Ibid,, 25-27.
gl diucimos. 3 et suiv. ~^ '■
PETILIANUS DE GONSTANTINE 21
Après le baptême, Li question du schisme. Ici, Petilianus
reprend l'explication traditionnelle, déjà vieille d'un siècle, et
reproduite invariablement par tous les défenseurs de la secte.
Les Catholiques, parleurs trahisons au temps de Dioclétienou
par leur complicité héréditaire avec les traditeurs, se sont mis
eux-mêmes hors de l'Eglise ' : désormais, ils ne sont plus
chrétiens, et la souillure du péché ancien rend vaines toutes leurs
cérémonies '-. Le devoir des Donatistes, c'est-à-dire des vrais,
des seuls chrétiens, était de rompre avec ces apostats et ces
traîtres, comme ils doivent se tenir à l'écart des païens. Il n'y
a donc pas eu schisme, à proprement parler, mais simplement
déchéance et mise hors la loi d'une partie des anciens membres
de l'Eglise. Les injustices et les cruautés des pseudo-catholi([ues
ont pour résultat de mettre mieux en lumière de quel côté sont
la foi, le droit, la charité chrétienne •^. Tout cela est mainte-
nant l'apanage exclusif des fidèles de Donat, qui à toutes les
violences opposent seulement une patience héroïque ^.
Ces considérations sur l'attitude réciproque des deux Eglises
amènent naturellement l'auteur à la question la plus brûlante de
toutes : les persécutions. C'est ici que triomphe Petilianus. A
ses adversaires, dont le rôle était ingrat, il oppose les leçons de
l'Evangile et les grands principes d'humanité. Il accumule les
textes bibliques pour démontrer que Dieu défend de persécuter,
d'employer la force, même pour le bien, et qu'il a toujours puni
les persécuteurs -^ . En même temps, l'évêque donatiste invoque
les droits de la conscience ; il proteste éloquemment contre les
appels au pouvoir séculier o. U affirme que les Catholiques ont
provoqué l'intervention des empereurs, et que, par suite, ils
sont responsables de toutes les persécutions ''.
En terminant sa longue instruction pastorale, Petilianus tire
de ses démonstrations les conclusions pratiques. Aux vrais
chrétiens de son diocèse, il montre l'ennemi :ces maudits Catho-
liques, contre lesquels il fulmine en raillant leur aveuglement et
leur inconséquence. Il cherche à sauver, plaint ou écrase de son
dédain, leurs victimes : les malheureux Donatistes qui, par
crainte des coups, passent à l'ennemi. Enfin, il engage tous ses
clercs et leurs fidèles à se tenir en garde contre la propagande
et les intrigues de l'Eglise officielle, qui ne recule devant aucun
1) Petilianus, Epistula ad presbyteros 5) Petilianus, Epistula ad presbyleros
et diaconos, 28-32. et diaconos, 44-50 ; 55-56.
2) Ihid., 3:S-86. 6) IbUL, 51-54.
3) Ibid., 37-41. 7) Ibid., 57-58.
4) Ibid., 42-43.
97
LITTERATURE DON.VTISTE
moyen pour grossir le nombre de ses adeptes aux dépens de la
vérité '.
Telle est, rapidement esquissée, cette lettre pastorale, qui
souleva en Afrique tant de tempêtes. Partout s'y mêlent trois
éléments très divers, qui passionnaient également les chrétiens
du pays, mais qui pour nous présentent évidemment un intérêt
très inégal : la discussion doctrinale, la citation biblique, l'in-
vective.
La discussion doctrinale ne doit guère nous arrêter ici, parce
que le fond n'appartient pas à Petilianus. En ces matières de
doctrine, l'évèque ne pouvait que suivre les traditions et déve-
lopper les principes de soii Eglise : principes immuables depuis
l'origine, traditions fixées depuis plusieurs générations '-. La
personnalité du polémiste, en ce domaine, n'a pu laisser son
empreinte que dans la mise en œuA^'e. Elle apparaît, en effet,
dans le tour intransigeant de la pensée, dans la façon hautaine
et autoritaire dont sont posés les principes, dans l'habileté un
peu chicanière des déductions, dans la revendication presque
juridique des droits de l'individu, enfin dans ces formules éner-
giques où se condensent les théories donatistes •'.
La citation biblique tient dans l'ouvrage une place considé-
rable. Et l'on n'en doit pas être surpris : la parole divine était
l'argument décisif dans ces controverses entre Eglises. Pour les
arguments de ce genre, comme pour les autres, Petilianus
n'était jamais à court. Notons en passant que les très nombreux
textes bibliques insérés d^ns sa lettre pastorale constituent un
riche ensemble de documents pour l'étude de la Bible africaine :
conformément à la règle immuable des Donatistes, qui en toute
chose prétendaient conserver fidèlement les traditions, l'évèque
schismatique de Gonstantine ne reconnaît et ne reproduit que
les vieux textes latins du pays, ceux du temps de Gyprien ''.
A l'interprétation des livres sacrés, Petilianus applique ses mé-
thodes ordinaires d'argumentation et de déduction. En face delà
Bible, il procède comme en face des lois humaines, en juriste,
ou plutôt, en avocat, qui veut atteindre à tout prix la conclusion
visée : c'est dire que son exégèse; abonde en solutions impréviu'S,
en petites habiletés suspectes, même en sopliismes et en chi-
1) l'oliliauiis, I-Jiiisluld ad prcsiytrrus siiiv. ; 28 et suiv. ; Sô et suiv. ; 16 cl
el diacotios, 59-64. suiv. ; 51 et suiv.
2) Voyez plus liaut, lornc IV, p. l.')! 4) Sur l,i Hihie l.itine des Donalistes,
et suiv. ; 165 et suiv. voyez, plus haut, tome 1, p. 136 et
3) Petilianus, Epislulu ad presbylero^ suiv. ; tome IV, p. 154 et suiv.
et diaconos, 2 el suiv. ; 11 et suiv. ; 20 et
PETILIANUS DE CONST.\NTI^'E 23
canes. Il montre une adresse plus qu'ingénieuse à tourner
contre l'adversaire les textes les plus étrangers à .la question,
les plus inoffensifs en apparence. Il torture les mots et les syl-
labes, pour forcer Dieu à maudire les siens, le Christ à renier
son Eglise '.
Souvent, il n'attend pas la fin de la citation pour écraser
l'ennemi sous le poids de son commentaire. Aux paroles divines,
il mêle ses propres réflexions. Alors s'engage un dialogue
étrange, où Dieu et le sectaire semblent d'accord pour accabler
les Catholiques. Voyez cette curieuse paraphrase àxxDécalogue :
« Si vous croyez vous-mêmes suivre exactement la Loi de Dieu,
eh bien ! discutons selon la Loi sur la très sainte Loi... Que dit-
elle donc, la Loi ? — « Tu ne tueras point. » — Ce qu'a fait une
seule fois Cain le parricide, vous l'avez fait souvent, en tuant
vos frères... — Il est dit: « Tu ne rendras pas faux témoignage. »
— Quand vous vous adressez aux rois de ce monde, et que vous
mentez en prétendant qfie nous détenons vos biens, n'êtes-vous
pas de faux témoins ? — Il est dit : « Tu ne convoiteras pas la
chose de ton prochain. » — Vous, vous pillez nos biens, au
point de les considérer comme à vous. En vertu de quelle loi
vous prétendez-vous donc chrétiens, vous dont les actes sont
contraires à la Loi ' ? » Voilà, sans doute, une interprétation
de la Loi, qui eût surpris Moïse.
Entre les mains de ce fanatique, ce n'est pas seulement le
livre de la Loi, qui devient un manuel d'invectives et d'ana-
thèmes ; c'est encore le livre d'amour et de charité. Voici com-
ment cet évêque de Constantine, sur le dos de ses adversaires,
explique à ses clercs le Sermon sur la montagne : « Quant aux
commandements de Dieu, dit-il aux Catholiques, comment les
reniplissez-vous ? Voici ce que dit le Seigneur Christ : « Heu-
reux ceux qui sont pauvres en esprit, parce que le royaume des
cieux leur appartient ^ » — Vous, dans votre ardeur malfai-
sante à persécuter, vous exhalez le fol amour des richesses. —
« Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la
terre. » — Donc, vous qui n'êtes pas doux, vous avez égale-
ment perdu la terre et le ciel. — « Heureux ceux qui pleurent,
parce qu'ils seront consolés. » — Vous, nos bourreaux, vous
faites pleurer, au lieu de pleurer. — « Heureux ceux qui ont
faim et soif de justice, parce qu'ils seront rassasiés. » —
1) Petilianus, Episliila ad presbytères 2) Petilianus, Epistula ad prcshytcros
et diaconos, 3 ot suiv. ; 21 et suiv. ; 28 et diaconos, 37.
et suiv. ; 4-1 et suiv. . 3) Matthieu, Evang., 5, 3 et suiv.
24 LITTÉRATURE DONATISTE
Votre justice à vous consiste à avoir soif de notre sang. —
« Heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront la misé-
ricorde. » — Vous, comment vous appeler miséricordieux, alors
que A'ous frappe/ les justes, pour les amener à une communion
sacrilège qui souille les âmes ? — « Heureux ceux qui ont le
cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. » — Vous, quand verrez-
vous Dieu, vous qu'aveugle l'immonde méchanceté de votre
cœur ? — « Heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés
fils de Dieu. » — Vous, c'est pour le crime que vous dites aimer
la paix, et c'est par la guerre que vous cherchez à rétablir
l'unité '. )) Dialogue pittoresque et très significatif, où chaque
appel à la charité chrétienne éveille dans l'àme du sectaire un
écho de malédictions.
Ces étranges commentaires montrent bien dans quel esprit
Petilianus lisait la Bible: pour y chercher des armes, ou des
raisons nouvelle^ de haïr et de maudire. Dans cette Lettre pas-
torale, qui ressemble fort à un pamphlet, l'invective est partout :
elle envahit tout, l'exposé doctrinal, la citation biblique, toutes
les parties de la controverse. Et pour nous, on doit l'avouer,
dans ce mandement d'évèque, c'est l'élément principal de vie et
d'intérêt. En dépit des leçons de la charité chrétienne, c'est cela
surtout qui doit nous arrêter. Car c'est là que se donne carrière
la personnalité du polémiste, et que s'affirme l'originalité de
l'écrivain, pour la satisfaction des historiens et des lettrés.
Un premier tliènit?, sur lequel Petilianus exécute bien des
variations, c'est l'indignité fondamentale des pseudo-Catho-
liques'. Ils ont leur tare originelle, que rien ne peut effacer, à
moins qu'ils ne renient leur Eglise : c'est la trahison de leurs
ancêtres au temps de Dioclétien. Jusqu'alors, les Doiiatistes
n'avaient guère mis en cause que les évé(jues carthaginois de
ces temps-là, Mensurius et Ca^cilianus. Mais Petilianus ne
se contente pas de fulminer contre ces Africains ; d'après une
tradition tardive et suspecte, dont la provenance nous échappe,
il incrimine jusqu'aux papes des premières années du (|uati'ième
siècle. Il dit, à propos des persécutions de Dioclétien et Maxi-
mien : « Quand ces empereurs ordonnaient de brûler de l'en-
cens et de détruire par le feu les livres du Seigneur, on a vu,
le premier de tous, capituler Marcellinus, alors évêque de
Rome; puis, à Carthage, Mensurius et Ciecilianus. Au milieu
1) Peliliaiius, Epistula ad presbyteros 2) Pcliliauns, Kpisluld nd presbyleros
et diaconos, 39. et diaconos, 5 et suiv.; 23 et suiv.; 28 cl
suiv.
PKTILIANUS DE CONSTANTIN E 25
de ces flammes sacrilèo-es, ils sont devenus eux-mêmes comme
de la braise ou des cendres. Dans l'offrande de cet encens cri-
minel, vous êtes tous impliqués, vous qui vous êtes rendus soli-
daires de Mensurius '. » Ainsi, dès l'origine, ce n'est pas seule-
ment l'Eglise de Carthage qui a été contaminée ; c'est encore
l'Eglise de Rome, et toutes les Eglises en communion avec elle.
D'après la doctrine donatiste, tous les Catholiques des géné-
rations suivantes ont hérité du péché de leurs prédécesseurs,
par le fait seul qu'ils acceptent la solidarité de leurs actes. Rien
ne leur sert de connaître la Loi. Malgré toutes leurs vertus
d'apparence, ils ne peuvent prétendre ni à la sainteté ni à l'in-
nocence : « Ne prétendez pas à la sainteté, leur crie Petilianus,
D'abord, j'affirme que, si l'on n'est innocent, on n'a pas la
sainteté. Vous avez beau connaître la Loi, perfides : je puis le
dire sans faire tort à la Jjoi elle-même, le Diable aussi la con-
naît... Si vous connaissez la Loi, dis-]e, c'est comme le Diable,
qui n'en est pas moins vaincu dans ses tentatives et voué à la
honte dans ses actes '-. » L'évêque schismatique prévient chari-
tablement les fidèles de l'Église officielle, que toutes leurs
prières sont vaines : « Si vous invoquez le Seigneur ou lui
adressez une prière, cela ne vous sert de rien. Vos prières sans
efficacité sont rendues nulles par votre conscience ensanglantée :
le Seigneur Dieu écoute une conscience pure, plutôt que des
prières... Vous ne faites pas la volonté de Dieu, parce que vous
faites chaque jour le mal •^. » Aux yeux du sectaire, ces pauvres
gens, qui prient Dieu et se croient chrétiens, ne sont en réalité
que des païens.
Parmi ces païens du Catholicisme officiel, il en est que Peti-
lianus ne se contente pas de plaindre, mais ([u'il poursuit de
ses malédictions ou de ses sarcasmes : ce sont les évêques ses
collègues. En cherchant à leur démontrer qu'ils ne sont pas de
véritables évêques, il les compare au traître Judas : « Comment,
dit-il, comment peux-tu revendiquer l'épiscopat, toi, l'héritier du
plus coupable des traîtres? Judas a livré le Christ dans sa chair ;
toi, dans ton égarement d'esprit, tu as livré le saint Evangile aux
flammes sacrilèges. Judas alivré aux perfides le Législateur ; toi,
ce sont ses reliques, pour ainsi dire, c'est la Loi de Dieu que tu as
livrée aux hommes pour la destruction. . . Si tu avais brûlé le testa-
ment d'un mort, est-ce qu'on ne te punirait pas con^me faussaire?
1) Petilianus, Epislula ad presbyteros 3) Petilianns, Epislula ad presbyleros
et diaconos, 56. et diaconos, 35.
2) Ibid., 33.
X
26
LITTERATURE DONATISTE
Quel sort t'attend donc, toi qui as brûlé la très sainte Loi du
Dieu juge? Judas s'est repenti de son crime, du moins en mou-
rant ; toi, non seulement tu ne te repens pas, mais encore, toi
le traitre scélérat, tu te fais notre persécuteur et notre bourreau,
à nous qui gardons la Loi. Avec ce cortège de crimes, tu ne
peux être un véritable évêque K » En prenant le titre d'évèque,
les chefs des communautés catholiques obéissent aux sugges-
tions du Diable : « Rien d'étonnant, continue le pamphlétaire,
rien d'étonnant à ce que vous preniez illicitement le nom
d'évèque. C'est bien l'habitude du Diable de tromper en s'attri-
buant un titre de sainteté... Rien d'étonnant donc à ce que vous
preniez faussement le nom d'évèque. Eux aussi, les anges
déchus, amoureux des vierges de ce monde, tombés dans la cor-
ruption en corrompant la chair, ont beau avoir été dépouillés
des vertus divines et avoir cessé d'être des anges : ils n'en gar-
dent pas moins le nom d'anges, et ils se croient toujours des
anges, eux qui, chassés de la milice céleste, ont passé dans
l'armée du Diable, à qui ils ressemblent-. » C'était, chez le
schismatique de Gonstantine, une idée fixe : pour lui, l'Eglise
rivale était l'Église du Diable.
Or le Diable aime à tourmenter les bons chrétiens : aussi
pousse-t-il aux violences ses auxiliaires, les pseudo-Catholiques.
Nouveau grief de Petilianus, et le plus grave de tous, celui qui
surtout exaspère sa rancune et déchaîne ses fureurs vengeresses.
D'abord, il taxe d'hypocrisie ces perfides adversaires, qui ont
toujours à la bouche des paroles de paix, et qui cependant
apportent la guerre : « Cruel persécuteur, s'écrie-t-il, tuas beau
te cachx^r sous un voile de bonté, tu as beau protester de tes
intentions pacifiques ])our déchahierla guerre sous tes baisers .
de paix, tu as beau invoquei' l'unité pour séduire les hommes :
toujours trompeur et imposteur, tu es vraiment le fils du
Diable"'. » Toujours le Diable! C'est lui qui excite contre les
chrétiens de la véritable l']glise les soi-disant Catholiques, aussi
acharnés que lespaïens. Oui, ajoute Petilianus, « en vrais })aïens
que vous êtes, vous voulez notre perte. Vous faites une guerre
injuste à des gens qui n'ont pas le droit de se défendre. X'ous,
vous désirez vivre, après nous avoir tués; notre victoire à nous,
c'est de fuir ou d'êti'e tués '. » Ainsi parlaient les premiei-s
chrétiens, au temps des persécutions païennes.
1) l'cliliaiius, l':jiislulii ud jircsbYlcros H) l'i'lili;iiiiis, Kjiislalu <til prchylcros
cl dincoiios, (i. et diacoiios, 10.
'2) Ibld., 11. 4) Ibid., V2.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 27
Ici encore, c'est surtout aux évêques que s'en prend le polé-
miste. Il les traite brutalement de bourreaux : « Toi qui te pré-
tends chrétien, tu ne dois pas imiter les atrocités des païens.
Groyez-vous servir Dieu, en nous tuant de a^os propres mains ?
Erreur, erreur, si vous croyez cela, misérables. Dieu n'a pas
des bourreaux pour évêques K » En frappant les Donatistes, ces
bourreaux frappent le Christ lui-même : « Comptez tous les
attentats contre nos Saints : autant de fois vous avez tué le
Christ toujours vivant. Quand bien même tu ne serais pas sacri-
lège, tu ne pourrais être un Saint, toi un homicide"-. » Ces
évêques homicides, Petilianus les compare aux loups dont parle
l'Evangile: « Nous, dit-il, nous chrétiens, vos violences ne nous
effraient pas. Le mal que vous deviez nous faire, nous le savions
par le commandement du Seigneur Christ: « Je vous envoie,
dit-il, comme des brebis au milieu des loups. » Vous avez bien
la rage du loup, vous qui dressez ou préparez des embûches
aux Eglises, comme les loups aux bergeries : les loups à la
gueule béante, toujours prêts à s'élancer pour le meurtre, les
loups au gosier teint de sang, toujours haletants de fureur. 0
misérables traîtres, il fallait sans doute que l'Ecriture s'accom-
plit ainsi ; mais je vous plains d'avoir mérité de jouer ce rôle
malfaisant^. » Jusque dans les comparaisons de l'Evangile, le
charitable évêque cherche des injures contre ces collègues
détestés.
Pour justifier ces injures, il s'efforce de préciser son grief.
Aux évêques catholiques, il reproche principalement de pousser
les empereurs aux persécutions : « Qu'avez- vous à faire, leur
dit-il, avec les rois de ce monde, en qui le christianisme n'a
jamais trouvé que des ennemis ^ ? » Il passe en revue les épi-
sodes de la Bible, où l'on voit à l'œuvre les rois persécuteurs.
Il arrive ensuite aux empereurs : « Vous, poursuit-il, c'est aux
empereurs de ce monde que vous vous adressez. Ils désirent se
montre j* chrétiens ; mais vous ne leur permettez pas d'agir en
chrétiens. Par le fard et les nuages de vos mensonges, vous sur-
prenez leur bonne -foi, pour faire d'eux les instruments de votre
iniquité. Ces armes, qu'ils ont en main contre les ennemis de
l'Etat, vous les tournez contre les chrétiens. Egarés par vos
conseils, ils croient faire œuvre agréable à Dieu en nous tuant,
nous que vous haïssez... Donc peu importe, avec des maîtres
1) Petilianus, Epistula ad presbyteros 3) Petilianus, Epislula ad presbylcros
et diaconos, 13. et dlaconos, 42.
2) Ibid., U. 4) Ibid.,bl.
28 LITTÉRATURE DON.VTISTE
d'erreur comme vous, peu importe que les rois de la terre soient
païens (à Dieu ne plaise !) ou désirent être chrétiens : car vous
ne cessez de les armer contre la famille du Christ'. » En con-
séquence, les évêques catholiques sont responsables des per-
sécutions qu'ordonnent les empereurs. Et les plus coupables
sont les conseillers des princes: « Ne savez-vous pas, ou plu-
tôt, n'avez-vous pas lu dans l'Ecriture, qu'on est moins crimi-
nel en commettant un meurtre qu'en le conseillant- ? » SuiA^ent
les exemples classiques : Jézabel poussant son mari à faire
périr un pauvre homme, la femme et la fille d'Flérode obtenant
de ce roi la tête de Jean-Baptiste, les Juifs exigeant de Ponce
Pilate la mort du Christ. Et l'accusateur conclut: « Sur vous
de même, par vos crimes, retombe notre sang. En effet, si c'est
le juge qui tient le glaive, ce sont surtout vos calomnies qui
nous frappent-^, » L'accusation semble formelle; et cependant,
le tour ingénieux du grief pourrait bien être un hommage invo-
lontaire à la modération relative des évêques catholiques du
temps, qui ne frappaient pas eux-mêmes leurs victimes.
A la violence de ses adversaires, le bon apôtre oppose la
patience évangélique des siens : « A nous, dit-il, contre vos
cruautés, le Seigneur Christ nous a ordonné de nous armer
seulement de patience et d'innocence... Donc, quand a^ous nous
attaquez, en faux frères que vous êtes, nous imitons dans nos
périls la patience de Paul, notre maître^. » De là, tous les mar-
tyrs dont s'enorgueillit l'Eglise de Donat. En saluant ces héros
de la secte, à propos d'un verset du Sermon sur la montagne^
le polémiste ne manque pas de dire leur fait aux bourreaux:
« Bienheureux ceux qui souffrent la persécution pour la justice,
parce que le royaume des cieux leur appartient. » — Vous,
vous n'êtes pas bienheureux, mais vous faites les martyrs bien-
heureux dont les âmes remplissent le ciel, et dont les corps
fleurissent la terre. Vous donc, vous n'honorez pas les martyrs,
mais vous faites les martyrs que nous honorons ■''. » Le seul
mérite que le sectaire reconnaisse k l'Eglise officielle, c'est
que l'Eglise de Donat lui doit ses martyrs.
Au milieu de ses âpres récriminations contre la violence de
ses adversaires, Petilianus formule d'éloquentes protestations
contre le principe même dos p(n^sécutions. Rien, dit-il, ne justi-
fie ni n'excuse l'emploi de la force en matière de religion. Aucun
1) Petilianus, Ejnstula ad preshytvros non veslrae nos polius calumniac fcrio-
el dinconos, 52. nuit » (ibid., .53).
2) Ihid., 53. 4) Ibid., 4:^.
8) « Non enim, ctsi jtidcx pcrculiat, ô) Ibid., 40.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 29
texte de l'Ecriture n'autorise la contrainte, et l'exemple du Christ
la condamne formellement : « Quelle raison avez-vous de nous
persécuter ? Je vous le demande, à vous, misérables. Si vous
croyez par hasard que l'autorité de la Loi justifie votre crime,
je vous réponds, moi, que Jésus-Christ n'a persécuté personne '. »
Un chrétien ne doit tuer sous aucun prétexte, et Dieu ne
lui apprend qu'à mourir : « Est-ce que Dieu a ordonné de mas-
sacrer^, même des schismatiques ? En tout cas, s'il l'avait com-
mandé, c'est vous qui auriez dû être tués : par des Scythes ou
autres barbares, non toutefois par des chrétiens. En effet, le
Seigneur Dieu n'a jamais aimé à voir couler le sang humain :
il a condamné Cain, meurtrier de son frère, à traîner jusqu'au
bout une vie de bourreau... Le Seigneur Christ a appris aux
chrétiens, non pas à tuer, mais à mourir ~. » Il est fâcheux que
l'évêque schismatique de Constantine n'ait pas songé d'abord,
ou n'ait pas réussi, à évangéliseren ce sens ses amis les Circon-
cellions de Numidie.
Il affirme, au contraire, que les Donatistes ne violentent per-
sonne pour sa foi. Du spectacle des faits contemporains, du
prétendu contraste qu'offrait la conduite des deux Églises, il
tire le même enseignement que des textes de l'Ecriture. Et il
revendique hautement une pleine liberté de conscience : « Si la
Loi, dit-il, permettait de contraindre personne, même pour le
bien, c'est vous-mêmes, misérables, que nous aurions dû con-
traindre pour vous amener à la pureté de la foi. Mais loin de
nous, loin de notre conscience, la pensée de forcer quelqu'un à
adopter notre foi ! Voici ce que dit le Seigneur Christ : « Per-
sonne ne vient à moi, si ce n'est celui qu'attire le Père. » Pour-
quoi donc, vous, pourquoi ne permettez-vous pas à chacun de
suivre son libre arbitre ? C'est le Seigneur Dieu lui-même qui
a donné aux hommes le libre arbitre, en leur montrant toutefois
la voie de la justice, pour éviter qu'ils n'aillent à la mort par
ignorance ■^. » Les leçons de l'histoire montrent bien que le
respect des consciences est de droit divin. Depuis un siècle.
Dieu lui-même a frappé tous les persécuteurs des Donatistes,
comme il avait antérieurement frappé les païens persécuteurs :
« Pour laisser de côté l'histoire ancienne, voyez par votre
propre histoire combien d'empereurs, combien de vos juges ont
péri en nous persécutant '^ » Après une rapide énumération
1) Petili;mus, Epislida ad presbyteros 3) Petilianus, Epistula ad presbyleros
et diaconos, 46. et diaconos, 47.
2) Ibid., 48. 4) Ibid., 56.
VI 3
30 LITTÉRATURE DONATISTE
des persécuteurs d'autrefois, depuis Néron jusqu'à Dioclétien
et Maximien, le justiciei' des scliismatiques arrive aux bour-
reaux des Donatistes. Alors il entonne un chant de triomphe :
« Il a péri, Macarius; il a péri, Ursacius; et tous vos Comtes,
sous la vindicte de Dieu, ont également péri. Ursacius notam-
ment, vaincu dans un combat contre les Barbares, a été mis en
pièces par les serres cruelles des oiseaux de proie et par la
dent avide des chiens '. » Gomme on le voit, l'avocat des Dona-
tistes reprend ici, au profit de sa secte, la thèse historique des
apologistes, longuement développée naguère dans le célùl)re
pamphlet de Lactance « Sur la mort des persécuteurs ».
Jusqu'au bout de sa lettre pastorale, le terrible évéque pour-
suit ses adversaires de ses malédictions ou de ses sarcasmes.
L'invective éclate encore et déborde dans les exhortations
finales : une invective souvent indirecte, cette fois, mais non
moins violente, ni moins si-gnificative '-. Dans sa péroraison,
Petilianus vise surtout la propagande ennemie, qui, d'ailleurs,
était l'objet principal de son mandement. Il taxe d'inconséquence
les Catholiques, qui considèrent les Donatistes comme des cou-
pables ou des hérétiques, et qui cependant cherchent aies rame-
ner dans leur Eglise, même par la force : « Oii est la Loi de
Dieu, où est votre christianisme, si, par vos actes ou vos con-
seils, vous déchaînez le meurtre et la mort ? Si vous désirez
notre amitié, pourquoi nous attirer à vous malgré nous ? Si
vous croyez à notre inimitié, pounjuoi tuer vos ennemis ? Et
voyez (juelle déraison, quelle inconséquence fiivole ! \'ous nous
traitez, bien à tort, d'hérétiques ; et cependant, vous désirez
vivement notre communion ! Choisissez donc entre les deux
termes de cette alternative. Si l'innocence est de notre côté,
pour(juoi nous poursuivre avec le fer ? ou bien, si vous })réten-
dez que nous sommes coupal)les, pourquoi nous rechercher,
vous les innocents ■^ ? » Par ce dilemme, (pi'il juge triomphant,
et dans lequel ses adversaii'es devaient démas(pier un vulgaire
sophisme, il croit avoir sapé par la base le princi})e même de
la propagande catholiciue. Alors, il se tourne vers les ralliés,
les traîtres, les Donatistes hypocrites ou lâches, qui, pour échap-
per aux persécutions, se laissent séduire par l'i-^glise rivale. Il
leur fait honte do leur trahison intéressée, qui les transfoi'me en
complices des bourreaux : « C'est à vous (|ue je m'adresse, à
1) « Periit Mac.iriiis, jinriil Urs;icius ; 2) Pcliliaiius. Epistulu ml fircsbyleros
ciinctifiiic Comilcs \fslrj, Dei p.irilcr <■/ diaconos, 'tS-Gi.
\ indiita, pcrieruiil... » {ibid-, ôG|. 3) Ibid., 58.
PEÏILIANUS l)K COKSTAINTIISE 3l
VOUS, malheureux, qui, épouvantés par la crainte des persécu-
tions, songez à vos richesses, non à vos âmes : ce que vous
aimez, ce n'est pas la foi perfide des traditeurs, c'est la méchan-
ceté même de ces gens dont vous vous assurez la protection.
Vous êtes comme ces naufragés qui, au milieu des flots, se pré-
cipitent au-devant des vagues, et qui, dans ce danger mortel,
recherchent ce qu'ils craignent; ou encore, comme ces tyrans
insensés qui, pour n'avoir à craindre personne, veulent être
craints, même au péril de leur vie. De même, si vous vous
réfugiez dans la forteresse de la méchanceté, c'est pour \
contempler les malheurs ou les supplices des innocents, sans
aA'oir à trembler pour vous-mêmes. Mais est-ce éviter le péril,
que de se réfugier sous ce qui s'écroule ? En tout cas, c'esl
une foi condamnable, que la foi gardée envers un brigand.
Enfin, c'est un trafic de déments, que de perdre vos âmes pour
ne pas perdre vos richesses '. » Aveux caractéristiques, où
éclate la pensée directrice de cette lettre pastorale, et où trans-
parait, sous le voile des comparaisons et des métaphores, la
rancune mélancolique d'un évêque qui voit lui échapper ses
fidèles.
En terminant, Petilianus met son public en garde contre le
baptême des Catholiques, un baptême qui souille au lieu de puri-
fier : « Vous donc, dit-il, vous qui voulez vous baigner dans
leur faux baptême plut()t que de naître, non seulement vos péchés
ne vous sont pas remis par eux, mais encore vous chargez vos
âmes du poids de leurs crimes. En effet, si l'eau des coupables
est vide du Saint-Esprit, elle est pleine des crimes des tradi
teurs. Toi donc, malheureux, qui que tu sois, toi qui es baptise
par ces gens-là, si tu veux éviter le mensonge, tu te baignes
dans une eau de mensonge. Si tu voulais rejeter les péchés delà
chair, par la complicité avec les pécheurs, tu gagneras encore
le péché. Si tu voulais éteindre la flamme de la cupidité, tu
prends un bain de fraude, un bain de crime, même un bain de
folie. Enfin, si tu crois que la foi de celui qui reçoit le sacre-
ment est celle de celui qui le confère, par cet homme, qui tue
l'homme, tu es couvert du sang de ton frère. Ainsi, toi qui
t'étais présenté innocent au baptême, du baptême tu reviens
parricide ~. » Les derniers mots sont une exhortation à fuir
les traditeurs, C[ui du reste, en acceptant comme valable le bap-
tême donatiste, en reconnaissent implicitement la valeur:
1) Petilianus, Epislula ad pre'sbyleros 2) Petilianvis, Epistula ad presbyleros
el diaconos, 59. et diaconos, 61.
32 LlïTKUATUUE DONATISTE
« Venez donc à l'Eglise, peuples, et fuyez les traditeurs, si vous
ne voulez pas périr avec eux. Vous avez un moyen facile de
constater que, tout en étant pécheurs, ils jugent fort bien de
notre foi : tandis que, moi, je baptise ceux qu'ils ont souillés
de leur eau, eux:, ce qu'à Dieu ne plaise ! ils reçoivent tels quels
mes baptisés. Ils ne le feraient pas, s'ils avaient reconnu quelque
tare dans notre "baptême, \oyez donc combien est saint
notre sacrement : même un ennemi sacrilège redoute de l'ef-
facer '. »
Sur ce triomphant sophisme s'arrête le polémiste, hanté, à la
fin de sa Lettre comme au début, par cette question du baptême
qui depuis l'origine séparait les deux Ji,glises : occasion ou pré-
texte d'un schisme séculaire, thème toujours prêt pour les con-
troverses, riche en malentendus, en accusations réciproques, en
invectives.
Ainsi, dans cet ouvrage de Petilianus, d'un bout à l'autre, à
propos de tout, éclate l'invective. Au milieu des discussions de
doctrine comme autour des citations bibliques, elle- retentit par-
tout, comme un refrain de guerre. Par l'esprit de malice et de
haine qui l'anime tout entière, par la prépondérance continue de
l'élément satirique sur l'élément doctrinal, cette étrange lettre
pastorale déconcerte un peu la logique, mais au profit de l'inté-
rêt littéraire. Là où l'on s'attendait à trouver un sermon, on
trouve un pamphlet : l'un des plus violents qu'on ait jamais
écrits contre l'Eglise.
Violence et àpreté, tel y est bien, comme on l'a vu, le ton oi'-
dinaire de la polémique. Et cependant, sur un j)oint, Petilianus
a fait preuve ici d'une modération relative, très relative évidem-
ment, mais que pourtant il n'a pas observée ailleurs, et qu'il
abandonnera par exemple, dès qu'il sera directement aux prises
avec Augustin. On remarquera, en effet, que la Lettre pastorale
ne contient pas d'attaques contre les personnes : pas même
contre l'évêque catholique de Gonstantine, contre ce Fortunatus
([ue son rival donatiste détestait si fort, et qu'ailleurs il n'a pas
ménagé -. Ici, le polémiste s'en prend seulement aux doctrines,
aux choses, au bloc de l'Jî^glise ennemie. Mais, contre elle, il
s'est vraiment mis en frais d'invectives, même d'esprit. Car il
a de l'esprit, jusque dans ses éclats de haine. Un esprit amer
et mauvais, venu de l'enfer pour envenimer les blessures faites
par la haine : comme chez ces fanatiques qui ne peuvent frapper
1) Petilianus, Epistiiln ud prcshytcroi: 2) Collnl. lÀirlIinij., I, (m et 189 ; Au-
etdiaconos,Gi. giisljri, Dr uiiicu liaplisino, 16, 29.
PETILIANLS DE CONSTANTINE 33
leurs victimes sans les railler, sans inventer des raisons drôles
ou nîème spirituelles de les frapper. Ce n'est pas en vain ([ue
Petilianus parlait tant du Diable ' : ses sarcasmes ont quelque
chose de diabolique.
Ce qu'on ne peut nier, eu tout cas, c'est l'originalité de l'ou-
vrage. Cette lettre pastorale pourra sans doute agacer certains
lecteurs ; elle pourra déplaire franchement à d'autres, notam-
ment à ceux qui aiment l'onction ; mais, assurément, elle n'est
pas banale et n'est jamais ennuyeuse. Si le fond n'est pas nou-
veau, s'il ne pouvait, et même, s'il ne devait pas l'être, l'auteur
y a mis pourtant sa marque personnelle. 11 renouvelle les argu-
ments, les « thèses » de son ii,glise, par la façon dont il les
présente et les défend, par le tour juridique, par l'abondance des
preuves, par les formules énergiques où il résume la doctrine '-.
Il renouvelle également les objections contre les théories ad-
verses par l'imprévu des chicanes et des commentaires, par les
ingénieuses trouvailles de sa rancune et de sa haine •'. Il re-
nouvelle jusqu'à l'arsenal des citations bibliques, d'abord par le
nombre même des textes allégués, ensuite par ses méthodes
d'interprétation, par son incontestable adresse à tourner une
difficulté, à arrêter la citation au moment où elle deviendrait
gênante, à la morceler au cours d'un commentaire agressif ^.
En outre, l'ouvrage a de la variété. Les trois éléments, doctrine,
textes sacrés, invectives, s'y mêlent dans d'assez heureuses
proportions; et, si l'invective empiète souvent, ce n'est pas le
lecteur moderne qui s'en plaindrait. Tout cela se fond ou se
heurte dans de courtes périodes ou de petites phrases à relief,
d'un style précis, parfois très concis, énergique et mordant,
relevé de comparaisons et d'antithèses, d'expressions poétiques,
de métaphores souvent neuves •'. Dans son ensemble, le pam-
phlet est bien vivant. Il y a delà verve et du mouvement, jusque
dans les citations bibliques. Malgré la banalité du fond et la
violence du ton, l'œuvre est bien personnelle, et, par là, se
détache heureusement sur le cadre un peu monotone de la litté-
rature donatiste.
Telle fut l'impression des contemporains. Le succès fut écla-
tant, au moins dans la région. Ce qui le prouve, indépendam-
ment des témoignages du temps, c'est la série des ouvrages
1) Petilianus, Epistula ad presbyteros suiv. ; 47 et suiv.
et diaconos, 10-11 et 33. 4) Petilianus, Epistula ad presbyteros
2) Ibid., 2 et suiv. ; 11 et suiv.; 28 et et diaconos, 37-40.
suiv. ; 46 et suiv. ; 51 et suiv. 5) Ibid., 2; 6 ; 10 ; 12-14 ; 18-19 ; 39-
3) Ibid., 7 et suiv. ; 16 et suiv. ; 28 et 40 ; etc.
;H littérature donatiste
(le controverse, toute une petite bibliothèque, qui sortit alors de
cette lettre pastorale '. D'abord, il va sans dire que le mande-
ment épiscopal enthousiasma le monde donatiste de Constan-
tine. On s'en inquiéta bientôt dans le monde catholique de l'en-
tlroit. Sur ces entrefaites, l'évèque d'Hippone arrivait par ha-
sard à Gonstantine : il l'ut vite au courant, et on le supplia d'in-
tervenir. Il entreprit aussitôt la réfutation de la première partie
du pamphlet, la seule dont on put alors lui procurer une copie
exacte^. Mais, dès qu'il eut en mains l'ouvrage entier, il le
réfuta de nouA-eau : cette fois, d'un bout à l'autre, phrase par
phrase '. Cet empressement montre bien quel retentissement
avait eu le pamphlet, et quelle émotion il avait causée dans le
[>ays. Ces premières controverses posèrent Petilianus en ad-
versaire d'Auo-ustin. On verra bientôt comment elles amenèrent
les deux évoques à des polémiques plus directes, presque per-
sonaelles, que suivirent d'autres batailles entre les deux adver-
saires '■*.
Tout ce bruit aug-mentait encore la renommée de l'ouvraofe.
Bientôt l'on en parla jusqu'à l'autre bout de la Numidie. Même
à Hippone, dans la ville d'Augustin, et dans les cercles catho-
liques, on lisait le mandement de Petilianus, on en savait par
cœur certains passages, et il se trouvait des gens pour déclarer
<[u'il y avait, après tout, du vrai dans ce mandement. C'est
Augustin lui-même qui l'avoue. Il dit à ses fidèles d'Hippone :
« Mes frères, nous avons appris que la Lettre de Petilianus est
entre les mains de nombreuses personnes, qui même en citent
(le mémoire bien des passages, croyant que Petilianus y a dit
quelque chose de vrai contre nous ''. » Augustin dut s'expli-
<[uer de nouveau, et très nettement, et spécialement pour les
Catholiques de son diocèse. Il le fit dans une sorte de mande-
ment, ({ui nous est parvenu. C'est l'ouvrage ([u'on appelle or-
dinairement traité « Sur l'unité de l'Eglise — De uniUite Eccle-
siœ » : titre aussi impropre que conventionnel ^.
Cependant, la Lettre ])astorale de Petilianus continuait à faire
son chemin en Afrique. Elle arriva entre les mains d'un certain
Cresconius, un grammairien donatiste, «jui vivait dans une
1) Aususlin, Retracl., Il, 51-52 ; 60. 143 et suiv. ; 226 et suiv.
2) Contra lilteras Petiliani, I, 1; 2."), 5) Aiiî^iisliii, ,\<l Catholicos Fpistiila
-7 ; 11,1; III, .00, 61. ronira Itonalislu'^, 1.
3| Ihid., Il, 1 (.'t siiix. 61 Le vcrilablc tilre,uu le plus vrai-
4| Ihid., III, 1 et suiv.; Dr uiiico bap- semblable et le plus exact, est cerlaine-
//smo, 1 et suiv. ; Contra Gauilenliiim, nient celui-ci : Ad Calholicos Episliila
I, 1 : Collai. Carthag., III. .5(1 et suiv.; contra Donalistas.
PETILIANUS L)E CONSTAXTINE 35
région assez éloignée. Ce grammairien accueillit le mandement
épiscopal de Constantine comme un nouvel Evangile. Quand il
eut également connaissance de la première réfutation d'Augus-
tin, il fut presque suffoqué d'indignation. Il ne pouvait admettre
qu'un téméraire, fût-ce un Catholique, manquât ainsi de respect
au grand homme de la secte. Il résolut du moins de venger le
grand homme en le justifiant sur tous les points. Il s'y efforça
dans un ouvrage de proportions considérables, intitulé « Lettre
à Augustin, Epistula ad Augustinum », qui lui attira une fou-
droyante réplique de l'évêque d'iiippone : le Contra Cresco-
niiun, en quatre livres •.
Gomme on le voit, c'est toute une littérature polémique qui
est sortie du pamphlet de Petilianus. Ces multiples controverses
qui, directement ou non, pendant plusieurs années, le mirent
aux prises avec Augustin, jetèrent son nom à tous les vents de
la renommée, et firent peu à peu de lui l'oracle des schisma-
tiques. Toute sa réputation, et le rôle actif qui en fut la consé-
quence, ont donc pour origine sa Lettre pastorale, dont, par
suite, on ne peut exagérer l'importance dans les controverses du
temps : non seulement dans l'œuvre de Petilianus, mais encore
dans l'histoire du Donatisme, dans l'histoire même de l'Afrique
chrétienne au début du cinquième siècle.
III
Pamphlet de Petilianus contre Augustin. — Comment Petilianus fut amené
à des polémiques directes contre lévèque d'Hippone. — Forme de l'ou-
vrage. — Titre. — Nombreux fragments conservés. — Possilùlilé d'une
restitution partielle. — Contenu du pamphlet. — Critique de la méthode
d'Augustin dans sa réfutation. — Railleries contre ses prétendus sophismes
et contre sa dialectique. — Accusation de déloyauté. — La question du
baptême. — Réponse aux objections, et justification delà thèse donatiste.
— Questions de fait. — Invectives contre lévêque d'Hippone. — Liberti-
nage d'Augustin, ses sortilèges et ses sacrilèges. — Augustin manichéen,
pi'ètre manichéen, condamné comme manichéen. — Exhortation aux Do-
natistes. — Caractère de l'ouvrage. — Intérêt historique et littéraire de ce
pamphlet.
On se souvient que, dans l'année 400, Augustin, arrivant à
Constantine, y eut connaissance de la première partie du man-
dement — pamphlet de Petilianus (les douze premiers chapitres
de notre édition), et qu'il la réfuta aussitôt dans le livre I Contra
1) Aanjusthi, Contra Cresconiam, I, 1 et suiv. ; BelracL, H, 52.
36 LITTÉRATURE DONATISTE
litteras Petiliani'^. L'évêque schismatique de Constantine ré-
pliqua par un second pamphlet, écrit de verve et très violent,
où il mêlait à la discussion des invectives passionnées contre
son adversaire en qui il affectait de voir un Manichéen'. Ce
second pamphlet, contemporain du livre II Contra litteras Peti-
liani, doit dater également de l'année 4013.
Cette question de chronologie a ici une importance particu-
lière; car elle permet de préciser les circonstances et la portée
de l'œuvre.
Augustin lui-même nous apprend indirectement que son
livre II est exactement contemporain du pamphlet donatiste
dirigé contre lui-même. Vers la fin de 401, dans une instruction
pastorale aux fidèles d'IIippone, il leur rappelait sa réfutation
partielle de V Epistula ad presbytères, leur annonçait qu'il
venait de terminer la réfutation complète du même ouvrage
(c'est-à-dire le livre II Contra litteras Petiliani), et invitait
son adversaire à lui répondre. « Que Petilianus, disait-il, dé-
fende donc les termes de sa Lettre (pastorale) ; qu'il montre,
s'il le peut, que mes réponses ne l'ont pas réfuté victorieuse-
ment. Ou bien, s'il ne veut pas (de cette discussion directe),
qu'il fasse lui-même pour ma Lettre ce que j'ai fait pour la
sienne, à laquelle j'ai déjà répondu. Sa lettre, il l'a adressée
aux siens, comme moi j'adresse la mienne à vous: qu'il réponde
à celle-ci, s'il le préfère^. » Au moment où il écrivait ces
lignes, invitant Petilianus à lui répondre, Augustin ignorait
évidemment la réponse de son adversaire: et cependant, comme
le prouve le contenu du pamphlet, Petilianus avait déjà terminé
sa réplique-'. Les deux ouvrages sont donc tout à fait contem-
porains, et complètement indépendants l'un de l'autre. On doit
s'en souvenir en étudiant le pamphlet de Petilianus contre Au-
gustin : dans ce pamphlet, le Donatiste répond toujours, non
pas à la réfutation complète d'Augustin, ([u'il ignorait encore,
mais à sa précédente réfutation partielle, c'est-à-dire au livre l
Contra litteras Petiliani.
O second ouvrage de Petilianus, (juc l'évêque d'IIippone;
appelle litterae^' ou voliunen' ou epistula^, avait la forme d'une
lettre à Augustin, et devait être intitulé Epistula ad Augiisti-
1) Contra litteras Pctiliuni, I, 1 i-t 6) Contra litteras Petiliani, 111, 50,
suiv. —Cf. 1,2.-), 27 ; II, 1; 111. ôO, 61. (il.
2) Ibid., 111, 1 ; Kl, 19 et suiv. ; 50, 60- »',) Ibid., 111, 1.
61. 7) Ilnd., 111,40, 47.
3) Jbid., 11, r.l, 118 ; III, 17, 20. 8) Ilnd., 111, 18, 21 ; 22, 2(1 ; :^2, 'M ;
4) Ad Catliolicos Epistula contra Du- 41, 4!). — Cf. Possidius, Indic. oper.
natislas, 1. Augustini,'ii.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 37
num. Mais, dans le cadre d'une lettre à l'évêque d'Hippone,
c'était un violent pamplilet, de dimensions considérables, plein
de passion et de polémiques personnelles.
Le pamphlet contre Auc^ustin est perdu ; mais nous en con-
naissons les parties essentielles par les citations et les analyses
de l'évêque d'Hippone. En effet, Augustin y répondit par le
livre III Contra lit feras Pctiliani, où il a inséré de nombreux
fragments, avec copieux commentaires, de ce pamphlet. Malheu-
reusement, il n'a pas cru devoir procéder ici comme dans le
livre II, où il avait reproduit phrase par phrase le texte entier
du pamphlet précédent. Une restitution complète est donc ici
impossible. Nous pouvons retrouver cependant le contenu de
l'ouvrage et distinguer les éléments divers dont il se composait:
1° critique de la réfutation d'Augustin dans le livre I Contra
litteras Petiliani^ \ 2*^ discussion des objections sur la concep-
tion donatiste du baptême et sur des questions de fait - ; 3° in-
vectives contre Augustin ^ ; 4° exhortation finale aux Donatistes^.
Telle était la structure logif[ue de l'ouvrage ; sinon le plan
réel, car l'invective intervenait partout. C'est sous ces quatre
rubriques que l'on peut classer les nombreux fragments : une
cinquantaine environ, dont beaucoup assez longs. Ces frag-
ments sont de deux sortes. Tantôt, ce sont des extraits textuels
du pamphlet de Petilianus^. Tantôt, ce sont des analyses et des
allusions de l'évêque d'Hippone : analyses où l'on dégage bien
les arguments du Donatiste et les faits invoqués par lui, sou-
vent même ses expressions, mais où Ton ne retrouve que par
lambeaux le texte orisfinal'^.
La première partie du pamphlet contenait une critique très
malveillante et très injuste, mais très curieuse, de la méthode
suivie par x\ugustin dans sa réfutation. L'évêque schismatique,
qui avait lu les Confessions' , tout récemment parues, et qui
probablement connaissait aussi les premiers ouvrages philoso--
phiques de son adversaire, exploitait contre lui ses propres
aveux. Il l'accusait d'être un « académicien » et un sophiste.
Pour affaiblir la portée de son argumentation, il tournait en
1) Augustin, Conira litteras Petiliani, 4) Augustin, Contra litteras Petiliani,
III, 15, 18 et suiv. ; 20, 23 et suiv. ; 24, III, 41, 49.
28; 31, 36 ; 40, 47. 5) Ibid., III, 21, 24 et suiv. ; 22, 26 ;
2) Ibid., m, 14, 16 et suiv. ; 18, 21 et 24, 28 et suiv. ; 26, 31 et suiv. ; 31, 36 et
suiv. ; 22, 2C> et suiv. ; 25, 29 et suiv. ; suiv. ; 33, 38 ; 35, 41 et suiv. ; 39, 45 et
32, 37 et suiv. ; 36, 42 et suiv. ; 45, 54 suiv. ; 51, 63 et suiv.
et suiv. ; 49, 59 et suiv. ; 57, 69 et &) Ibid., III, 1 et suiv. ; 8,9 et suiv. ;
suiv. 16, 19 et suiv. ; 25, 30 ; 34, 39 ; 40, 47
3) Ibid., IIF, 1 et suiv. ; 10, 1 1 et et suiv. ; 45, 54 et suiv. ; 49, ô9 et suiv.
suiv.; 16, 19 et suiv. ; 25, 30 ; 40, 48. 7) Ibid., III, 17, 20.
3S LITTÉII VTUIÎE DONAÏISTE
ddicule la dialectique de l'école et les disciples de la Nouvelle
Académie.
Suivant Petiliauus, la dialectique d'Augiistia était celle des
philosophes de l'Académie. Or ces philosophes excellaient à nier
l'évidence en déformant la vérité. Pour eux, dit-il, « la neige est
noire, quoique hlanche; l'argent est noir; une tour est ronde
à l'œil ou arrondie, Lien qu'elle soit à angles ; une rame dans
l'eau est brisée, bien qu'intacte ' ». Après avoir ridiculisé les
maîtres, le polémiste se tourne vers le disciple, et lui décoche
ce trait : « Tu as le génie damné du Carnéade de l'Académie 2. »
L'évéque de Gonstantine retardait, évidemment. L'observation
-aurait pu être vraie, du moins dans une certaine mesure, quinze
ans plus tôt, au temps où le futur évêque d'Ilippone cherchait
-sa voie ; mais il y avait quatorze ans qu'Augustin tournait le
-dos à Carnéade.
Petilianus comparait également son adversaire aux sophistes,
-à « Pilus et Furius, qui défendaient l'injustice contre la jus-
tice », à « l'athée Diagoras, qui niait l'existence de Dieu, un
homme à qui semble s'appliquer la prédiction du prophète :
« Le sot a dit dans son cœur : Il n'y a pas de Dieu'^ » Augus-
tin était compai'é encore à ce Tertullus qui accusa l'apôtre Paul
•dans la ville de Gésarée, en Palestine*. Comme l'orgueil ne
perd jamais ses droits, Petilianus saisissait l'occasion de rap-
peler que lui-même avait été un avocat célèbre ; et, jouant sur
le double sens du mot Paracletos qui en grec désignait égale-
ment l'Esprit et le métier d'avocat, il se félicitait lourdement de
cette parenté d'honneur avec TEsprit-Saint ■'.
Persuadé que, parées injurieuses com})araisons, il avait com-
plètement déconsidéré son contradicteur, l'évéque schismatique
écartait dédaigneusement, comme de simples sophismes, les
objections les mieux motivées. Dès le début de la controverse,
il était si sûr de vaincre, qu'il célébrait à l'avance sa victoire :
« Tu cherches à glisser enti-e mes mains, s'écriait-il; mais je
te tiens. Tu ne détruis pas mon argumentation, tu ne prouves
pas tes objections, tu prends l'incertain pour le certain; tu ne
permets pas aux lecteurs de croire la vérité, mais tu les amènes
de loin à conjecturer le douteux*^. » C'était triompher un peu
1) Aiigiisliii, Conlra lilleraA Pctiliaiti. 5) « Sibi propter advocalionem, iii
Jll, 21, 24. (|ij:i pntciilinin quoiidnin siiain jactat,
2) « Me Acadcmifi (laiiiiialiilc iii^e- l'ai'acleli imiiicti iiiipuiial, at(niu ob hoc
ninm lial)erc('arn('adis >)(i/j/(/.. Il 1,21,24). so cogiioiiiiiialom Spiritus saiirli non
S) Ibid., III, 2I,2">. osse seil fuisse dclirct » (Anyiistiii,
4) Ibid., m, 1<), il». Cr. Ad. aposl., <:onlra lilUras Pclilmni, III, 16, 19).
24, 1. C.) //,/,/.. m, 21. 24.
PETILIANUS DK CONSTANTIXK 39
vite. Prétention amusante chez un homme qui prenait volon-
tiers ses affirmations pour des vérités d'Evangik', et qui d'ail-
leurs s'y connaissait en sophismes.
Ce n'est pas seulement la méthode générale d'argumentation,
que Petilianus critiquait chez son adversaire ; c'était aussi le
détail. Par exemple, il relevait ironiquement certains tours de
phrase qu'Augustin avait employés dans sa discussion sur la
théorie donatiste du baptême. Il lui disait, entre autres :
« Qu'est-ce que ton quid si? Qu'est-ce que ton Fortdssis?
C'est un aveu d'indécision et d'embarras. C'est l'hésitation d'un
homme qui doute. C'est l'hésitation dont parle ton poète dans
ce vers : « Et si je reviens à ceux qui disent : Et si le ciel
maintenant s'écroulait ' ? » A ces chicanes, on reconnaît l'ancien
avocat, devenu le champion d'une mauvaise cause.
Chose plus grave, Petilianus accusait brutalement Augustin
de mauvaise foi. Il lui reprochait durement d'avoir à dessein
supprimé deux mots, les mots sancte et sciens, dans le texte
d'une formule discutée par lui., et d'en avoir par là faussé le
sens 2. L'évéque schismatique avait résumé ainsi sa théorie du
baptême : « On doit considérer la conscience de celui qui donne
le baptême, qui doit le donner saintement {sancte) pour purifier
celui qui le reçoit. En effet, celui qui sciemment (sciejis) reçoit
la foi d'un perfide, reçoit de lui, non la foi, mais lepéché-^. » Dans
l'exemplaire qu'Augustin avait eu sous les yeux, manquaient
les mots sancte (saintement) et sciens (sciemment) ^. Or Peti-
lianus tenait beaucoup à ces deux mots, qui, suivant lui, modi-
fiaient complètement sa théorie. D'où sa colère contre Augustin,
qu'il accusait d'avoir volontairement omis les deux mots, et
qu'il traitait de faussaire, de voleur'. Il prétendait que les deux
mots supprimés répondaient d'avance, victorieusement, à toutes
les objections, et que par suite la mauvaise foi de l'évéque catho-
lique tournait à sa confusion : « Tu as beau railler, lui disait-
il, je t'amène de force à notre foi, et t'empêche de t'égarer da-
vantage. Pourquoi, par des arguments de folie, compromettre la
vie dans l'erreur? Pourquoi, par la déraison, troubler la raison de
la foi? Par ce seul mot, je te tiens et te confonds^. » Petilianus
découvrait même un intérêt personnel dans cette perfide omission
duprétendu faussaire. II disait nettement à Augustin : « Tuas
1) Augustin, Conlra liUevus'Peliliani, 4) AiigListiii, Conira Ulleras Petiliani,
111,21, 25. 111, 22, 26.
2) Ibid., 111, 8, 9; 20. 23. ô) Ihid., 111, 1.5, 18 ; 17, 20 ; 20, 23;
3) Petilianus, EpisluLa ad presbyteros 40, 47.
et diaconos,2. 0) Jbid., 111, 22, 26.
40 LITTÉRATURE DONATISTE
soustrait ces deux mots, dans ton argumentation, pour tranquil-
liser ta conscience ; car tu ignorais l'état sacrilège de la con-
science de celui qui t'a souillé par un prétendu baptême '. » L'ac-
cusateur jouait ici de malheur : lui-même ignorait, évidemment,
qu'Augustin avait reçu le baptême à Milan des mains de saint
Ambroise'-.
Après cette longue et vive critique de la méthode d'Augustin,
Petilianus arrivait à la question du baptême, centre de la contro-
verse. Il s'efforçait de répondre aux objections de son contra-
dicteur, et cherchait à justifier la thèse donatiste en alléguant
et commentant divers textes de l'Ecriture ^
Tout le débat, on s'en souvient, portait sur le point de savoir
si l'efficacité du sacrement dépendait des mérites du « bapti-
seur », de la personne qui conférait le baptême. Pour montrer les
inconvénients et l'absurdité de la théorie donatiste, Augustin
avait invoqué le cas où le baptiseur serait un scélérat, ({ue le
futur baptisé croirait honnête homme ^. Quand on leur faisait
une objection embarrassante, les schismatiques avaient coutume
d'y répondre en l'écartant avec dédain, sauf à se fâcher contre
l'importun contradicteur. Fidèle sur ce point aux traditions de
la secte, Petilianus le prenait de haut avec son adversaire. Il dé-
clarait que les suppositions d'Augustin relevaient de la fantaisie,
et prétendait le ramener à la réalité : « Revenons, lui disait-il,
revenons à cet argument de ta fantaisie, où tu as cru peindre
par des mots celui ([ue tu baptises. II t'appartenait, en effet,
d'imaginer le vraisemblable, puisque tu ne vois pas la vérité.
« Voilà, dis-tu, devant toi, le perfide prêt à baptiser ; mais celui
qu'on va baptiser ignore sa perfidie. » Mais quel est-il, et d'oii
sort-il, cet intrus que tu nous amènes.^ Pourquoi donc crois-tu
voir celui que tu imagines, pour ne pas voir celui que tu
devrais voir et examiner avec soin et mettre à l'épreuve ? Mais
je m'aperçois que tu ignores l'ordre du sacrement, et je te le
déclare d'un mot : Toi aussi, tu aurais dû examiner le baptiseur
et être examiné par lui"'. » Encore un coup droit, (jui d'ailleurs,
nous l'avons vu, portait à faux.
Gepcmdant, le Donatiste consentait à discuter, ou en avait
l'air. Il citait une série de textes bibliques, d'où il prétendait
conclure à la nécessité d'une enquête sur le baptiseur comme
1) AiigiisUn, Contra Utleras Peliliani, 21», 34; 33, 38 et suiv. ; Id, 47 ; 4"), 04
III, 24, 2S. elsuiv. ; 4'J, 'AI et siii\.
2) Confess., IX, G. 4) Ibid., I, 2, 3.
31 Conlra lilleras Petiliani, III, 27, 32; h) Ihid., III, 27, 32.
PEriLIAiNUS DE GONSTANTINE 41
sur le baptisé ; puis il s'écriait avec emphase : « Alors que les
Prophètes et l'Apôtre procédaient avec tant de circonspection,
tu as l'impudence, toi, de soutenir que, pour les vrais croyants,
est saint le baptême du pécheur'. » Pour écarter la véritable
question, il insistait avec complaisance sur un fait trop évident:
« Ce n'est pas, disait-il, le Christ qui baptise ; mais l'on baptise
en son nom, et, en même temps, au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit"' ». Puis il affirmait, ce qui n'était pas très clair,
que « le Christ tient le milieu dans la Trinité, médium Trini-
tatis'^ ». 11 s'efforçait surtout de prouver que sa doctrine du
baptême était conforme à celle de saint Paul, et que les Dona-
tistes, dans ce sacrement, considéraient leurs évéques comme
de simples ministres du Christ: « L'Apôtre a dit: c Moi, j'ai
« planté ; Apollo a arrosé ; mais c'est Dieu qui a fait croître ^. »
Est-ce que cela ne signifie pas: « Moi, au nom du Christ, j'ai
« fait de l'homme un catéchumène; Apollo l'a baptisé ; Dieu a
« confirmé ce que nous avons fait? »... Revenons sur les mots
de l'Apôtre que tu nous as opposés. Il a dit: « Qu'est-ce
« qu'ApoUo ? qu'est-ce que Paul ? Les ministres de celui en qui
« vous avez cru^. » N'est-ce pas nous dire à nous tous, par
exemple : « Qu'est-ce que Donat de Carthage, et Januarius, et
Petilianus, sinon les ministres de celui en qui vous avez.cru'J? »
— Evidemment; mais ce n'était pas la question.
Faute d'arguments décisifs, l'évêque schismatique injuriait
son adversaire. Par exemple, dans un passage où il prétendait
réfuter l'interprétation qu'avait donnée Augustin d'un célèbre
verset de saint Paul', et la conclusion qu'en avait tirée l'évêque
d'Hippone : « Si ceux-là s'égaraient et s'exposaient à périr, qui
voulaient être du parti de Paul, quelle peut être l'espérance de
ceux qui ont voulu être du parti de Donat '^ ? » A cela, Petilia-
nus répondait grossièrement: « Ton observation est futile, pré-
tentieuse, puérile et sotte, en opposition complète avec la raison
de notre foi. Ta remarque serait juste, si nous disions: « Nous
«avons été baptisés au nom de Donat » ; ou bien : « Donat a été
« crucifié pour nous » ; ou bien : « Nous avons été baptisés en notre
« nom. » Mais -rien de tout cela n'a été dit ou n'est dit par nous,
parce que nous suivons la loi de la divine Trinité : et toi, qui
1) Contra litteras Petilinni, IH, 35, 41. 5) Paul, T Corinth, 3, 4-5.
2) Ibld., m, 40, 48. 6) Aiiguslin, Contra litteras Petiliani,
3)« De qua ipsaTriiiLtatedixitvelquod III, 53, 65; 54, 60.
voliiit vel quod puliiit, Ghristum esse 7) Paul, I Corinth., 1, 13.
médium Triiiitatis » {ibid., III, 40, 48). 8} Augustin, Contra litteras Petiliani,
4) Paul, I Corinth., 3, 6. I, 4, 5.
42 LITTÉRATURE DONATISTE
nous adresses ce genre de reproches, tu es assurément fou. Ou
bien, si tu penses réellement que nous avons été Jiaptisés au
nom de Donat ou en notre nom, tu te trompes incuraJDlement ;
et tu avoues en même temps que vous commettez un sacrilège
en vous souillant, vous misérables, au nom de Ca;cilianus '. »
Ailleurs, le Donatiste interpellait Augustin avec des airs de
défi : « Où est maintenant, lui criait-il, où est cette voix flam-
boyante, qui crépitait sans trêve en menues questions, quand tu
lançais tes oracles sur le Christ, pour le Christ, au nom du
Christ, en t'élevant avec une odieuse emphase contre la témé-
rité et la superbe des hommes ? Eh bien! oui, le Christ est l'ori-
gine du chrétien, le Christ est sa tête, le Christ est sa racine'-. »
C'était se démener beaucoup, pour crier trop haut ce que per-
sonne ne contestait, et ce qui, d'ailleurs, semblait contredire la
thèse donatiste.
Injures à part, Petilianus montrait dans cette discussion une
habileté incontestable : mais plus d'habileté que de scrupule.
Ingénieusement, il tirait à lui les textes, pour contraindre l'Ecri-
ture à justifier ses idées. Il employait pour cela tous les moyens.
Quoiqu'il traitât son adversaire de sophiste, lui-même ne recu-
lait pas, à l'occasion, devant un sophisme. Il trahissait souvent,
dans son argumentation, sinon de la mauvaise foi, du moins
un parti pris évident de sectaire. Il morcelait trop adroitement
une citation, l'arrêtant juste au moment où elle serait devenue
inquiétante'''. Volontaii"ement ou non, il prêtait à son contradic-
teur de singulières allégations. C'est ainsi qu'il feignait de
prendre â la lettre tels_passages oii Augustin avait ironique-
ment poussé jusqu'à ses consé(|uences extrêmes, pour en mieux
signaler le danger, la théorie <lonatiste '*. Naturellement, Peti-
lianus n'avait pas de peine à montrer l'absurdité de ces supposi-
tions, qui en réalité condamnaient seulement son pi-opre sys-
tème : ce qui ne l'empêchait pas de triompher bruyamment, non
sans imprudence.
Ces controverses sur le baptême ne comj)ortaient pas seule-
ment des discussions théori([ues. Des ([uestions de fait s'y
mêlaient nécessairement, puiscpie le prétexte du schisme avait
été la prétendue indignité des Catholiques, et (pu* cette même
indignité était la i-aison alléguée par les schismatlcpics pour
contester l^dïicacité des sacrennints conférés par llCglise offi-
1) Augustin, Coiitni lillera^ Peliliani, 5H, (i.") ; T>i, G(>.
m, r,l, (J3. 4) Ibul., m, 21, 24 ol suiv. -, 22, 26;
2) Jhiil., III,. "2, C4. S1,:^G; 34, 4U ; 40, 48; 45,-54; 4(>,
3 Ibid , III, 24, 28 ; 27, 32 ; 4:., 54 ; 55.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 43.
cielle. Sur ces questions de fait, les Donatistes ne pouvaient ni
n'osaient se dérober complètement ; mais, visiblement, ils se-
sentaient là sur un terrain peu solide. Faute de preuves cer-
taines et de documents, ils répétaient à satiété les vagues accu-
sations d'autrefois, qu'ils assaisonnaientseulement de calomnies-
récentes et d'injures. C'est bien l'impression que laisse, d'après-
les fragments, cette partie du pamphlet de Petilianus'.
L'indignité des Catholiques était, dans l'Eglise dissidente r
un article de foi; on y croyait si ferme, que personne ne son-
geait à demander les preuves. Là-dessus, l'évêque de Cons-
tantine n'était pas plus exigeant pour lui-même que le dernier
de ses fidèles. Il se contentait ici de rééditer les racontars tra-
ditionnels sur les trahisons jamais prouvées du temps de Dio-
clétien. Il unissait dans ses anathèmes les prétendus traditeurs-
et les persécuteurs de son Eglise, « Mensurius, Cîtcilianus,.
Macarius, Taurinus, Romanus », qu'il accusait également
« d'avoir combattu l'Eglise de Dieu ' ». 11 fulminait à tout pro-
pos contre les traîtres, qu'il accablait sous le poids des malé-
dictions bibliques. Mais, sur la question de fait, il était infini-
ment plus discret: d'une discrétion qui allait jusqu'au mutisme.
Il n'alléguait aucun fait précis et certain, aucun document d'ar-
chives, qui prouvât la culpabilité des prétendus traditeurs. Il ne
soufflait mot des pièces qu'Augustin lui avait antérieurement
opposées, et qui démontraient nettement la traditio de Sil va-
nus, prédécesseur de Petilianus à Constantine, et l'un des pre-
miers chefs de l'Eglise schismatique'^ Cette méconnaissance
des faits réels, au milieu de leurs orgies d'anathèmes, ce fut
toujours le point faible de la controverse des Donatistes.
Ils n'en étaient que plus à l'aise pour maudire. Ici, Petilianus
comparait l'Église officielle au traître Judas, qui avait livré le
Christ^. Pour lui, les soi-disant Catholiques, dont le baptême
était nul, étaient de véritables païens. Il déclarait hautement
que « par la souillure du baptême des traditeurs, le baptême du
Christ avait disparu dans le monde"' »: sauf, naturellement,,
dans le monde donatiste.
A en croire l'évêque de Constantine, si Augustin niait l'indi-
gnité des Catholiques, c'est qu'il ignorait ou feignait d'ignorer
les méfaits des traditeurs. Pour mieux mettre en relief cette
aimable supposition, Petilianus imaginait un dialogue entre
1) Augustin, Contra lUterus PelUianu 3) Augxistin, Contra littera.'^ Petiliani,
\\\, 25, 29 ; 26, 31 ; 35, 41 ; 40, 4G ; 57, IH, 57, 69 ; .58, 70-71. — Cf. [, 21, 23.
69 et suiv. 4) ibid., 111,35, 41.
2) Ibid., III, 25, 29. ô)lbid., 111, 40, 46.
44 LITTÉRATURE DONATISTE
lui-même et son adversaire. A chaque objection du Donatiste,
Augustin répondait piteusement par un « Je l'ignorais, te dis-
je — Ignoravi, iiiqaam ». Chaijue fois, Petilianus reprenait
sur une note plus haute, et lançait une objection nouvelle, pré-
cédée de cette immuable formule: « Mais, si tu l'ignorais. —
Sed^ si ignorares... y> Puis, convaincu qu'il avait pleinement
déconcerté son adversaire par ce jeu de refrains et d'objections,
il l'achevait, ou croyait l'achever, par ce coup droit: « Tout
cela, tu n'as pu l'ignorer, puis({ue tu es Africain, et, par l'âge,
déjà presque un vieillard'. » Ici encore, Petilianus exagérait:
l'illustre « vieillard » d'tiippone, évoque depuis cinq ans seule-
ment, avait alors quarante-six ans.
Cette indignité fondamentale des Catholiques, suivant le
Donatiste, avait pour effet naturel, dans leurs communautés,
un affaissement de la discipline, même du sens moral. L'Eglise
officielle affichait une indulgence coupable pour les pires de
ses fidèles, même pour ses évêques indignes. Petilianus allé-
guait le cas d'un certain Quodvultdeus, un ancien évêque dona-
tiste, qui avait été exclu par son parti, et qui était devenu
évêque catholique : « Quodvultdeus, convaincu de deux adultères
et exclu par nous, n'en a pas moins été reçu par vous-. » Puis,
c'était l'histoire d'un évêque catholi(|uc, qui, chassé pour ses
mauvaises mœurs, avait ensuite repris ses fonctions sacerdo-
tales: « Exclu par vous pour crime de sodomie, et remplacé par
un autre, il a été réintégré dans votre collège'^ » Soit deux
mauvais bergers dans cette Eglise d'Afi'i([ue qui comptait alors
quatre cents évêchés. De ces deux faits, le Donatiste croyait
pouvoir conclure à un relâchement général de la discipline dans
l'Eglise catholique. Il disait brutalement à Augustin : « Per-
sonne, chez vous, n'est innocent ; car vous ne condamnez aucun
coupable \ » Conclusion logi([ue, d'ailleurs, pour un sectaire
(|ui croyait à la contamination d'une Eglise entière par la tolé-
rance accordée au péché d'un seul de ses membres.
Restait une autre catégorie de faits : ceux qu'Augufetin avait
empruntés à l'histoire contemporaine du Donatisme, pour y
marquer la contradiction entre la théorie et la réalité, entre les
})rincipes intransigeants des sectaires et les accommodements
de leur politique. C'était, d'abord, le cas d'Optatus, révê([ue de
Thamugadi, ce brigand miti'é ((ui venait de mourir en prison
1) Aiigwsliii, Contra liileras PeliUani, 3) Augustin, Conlra Ulteras PetUiani,
m, 2:^, 2!); 2«, :^i. m, :^7, 4:^.
2) Ibid., IIF, 32, 37. 4) Jbid., III, 37, 43 ; ;^8, 44.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 45
après avoir terrorisé lo pays, et qui pourtant n'avait été ni con-
damné ni désavoué par son Eglise. L'objection était embarras-
sante, étant donné les théories donatistes sur la contagion fatale
du péché. Aussi Petilianus esquivait-il cette question délicate.
Il répondait, en termes évasifs, que « ni lui ni les siens
n'avaient pu juger Optatus ' ». Il profitait même de l'occasion
pour accuser l'évéque d'Hippone de se prononcer à la légère.
Encore plus gênante était l'objection tirée de l'indulgence des
Primianistes pour les Maximianistes ralliés, dont le baptême,
par politique, avait été déclaré valable. Quand il touchait à ce
scandale tout récent, Petilianus trahissait un cruel embarras.
II cherchait à déplacer la question, à retourner l'argument
contre ses adversaires, en dénaturant d'ailleurs la pensée et les
expressions d'xVugustin : « Tu soutiens avec obstination, lui
disait-il, que le baptême des pécheurs doit vous être utile, puis-
([ue nous-mêmes, dis-tu, nous tenons pour valable le baptême
de coupables justement condamnés par nous-. » Puis, le Dona-
tiste annonçait qu'il traiterait la question dans un autre ouAa^age ;
et, en attendant, il refusait aux Catholiques le droit de la poser :
« Je démontrerai, dans un second livre, quelle différence il y a
entre les nôtres et vos prétendus innocents. En attendant, com-
mencez par vous affranchir des crimes, que vous connaissez
bien, de vos collègues ; et vous pourrez ensuite nous demander
des comptes au sujet de ceux (|ue nous rejetons'^. » Visible-
ment, l'évéque de Gonstantine aimait mieux discuter sur des
textes bibliques que sur l'histoire récente de son Eglise.
De l'histoire contemporaine, il reteruiit surtout l'histoire
d'Augustin : non pas l'histoire vraie du grand évêque d'Hippone,
sa vie au grand jour sous les yeux de toute l'Afrique, mais une
prétendue histoire secrète, étrange, anecdotique et scandaleuse,
où la malveillance mêlait à d'absurdes racontars une interpréta-
tion tendancieuse de quelques faits exacts. Les attaques person-
nelles contre Augustin tenaient une place considérable dans le
pamphlet de Petilianus. C'était la partie la plus violente de
l'ouvrage; c'est aussi, pour nous, la plus curieuse et la plus
vivante.
A vrai dire, l'attaque personnelle était partout dans le pam-
phlet. Nous l'avons vue se dessiner, dès le début, dans la cri-
tique des méthodes de discussion^. Peu à peu, elle changeait de
1) Augnsliii, Conlra Ulleras Petiltain, criminibiis quae nostis eripite, et sic do
III, 40, 48. iis quos abjicimus exquiritc rationem»
2) Ilnd., III, H6, 42. [ibid., III, 3(5, 42).
3) (( Vos prias acollegarum vestroruiu 4) Ibid., 111, Ki, 19 ; 21, 24 et suiv.
VI 4
46 LITTÉRATURE DONATISTE
caractère. Elle visait, non plus le dialecticien, mais la personne,
l'évêque et l'homme. A tout propos, l'invective intervenait dans
l'argumentation, ou même la remplaçait. Petilianus attaquait
Augustin dans sa vie privée, dans ses mœurs, dans sa carrière
ecclésiastique, dans sa doctrine, dans sa dignité d'homme, de
prêtre, de docteur i. Cette partie du pamphlet n'est malheureu-
sement pas celle qui s'est le mieux conservée. Par dédain ou
par humilité chrétienne, l'évêque d'Hippone, comme il nous le
dit lui-même-, n'a pas voulu se défendre sur tous les points.
Par suite, il n'a pas enregistré en détail toutes les accusations
ou insinuations de son adversaire. Mais nous en savons assez
pour deviner le reste. Et ce que nous savons de cette chronique
scandaleuse ne manque ni d'imprévu ni de piquant. D'ailleurs,
tous ces racontars sur l'évêque d'Hippone trahissent, chez son
collègue schismatique de Constantine, une malveilhince ou une
crédulité sans bornes.
Le polémi<5te incriminait d'abord la vie d'Augustin avant sa
conversion. Pour cela, il avait la partie belle : il n'avait qu'à
ouvrir les Confessions \ Il y recueillait perfidement, pour les
exploiter sans vergogne, les aveux de son adversaire. Il affec-
tait de voir en lui un homme de plaisir, un vulgaire débauché,
sans retenue ni scrupule, qui par sa conduite avait scandalisé
Garthage, et qui, plus tard, devenu évêque, avait poussé le
cynisme jusqu'à raconter, dans un livre d'apparence dévote, ses
misérables aventures galantes, même ses rendez-vous dans les
églises^. Mais Petilianus ne s'en tenait pas aux récits des
Confessions. Prenant à la lettre de stupides racontars, tirés on
ne sait d'où, il prétendait qu'à la débauciie Augustin avait mêlé
le crime. Il l'accusait notamment d'avoir usé de sortilèges,
d'avoir fait prendre à une femme, avec la complicité du mari,
des philtres amoureux, cunalovid nialeficia, qui avaient cause
la mort de la malheureuse''. En conséquence, il le traitait d'em-
poisonneur et de sorcier. Il le comparait aux magiciens Simon
et Barjesu*"*.
Il arrivait ensuite à la vie d'Augustin depuis son boptême. Il
ne ménageait pas davantage le prêtre d'Hippone, le grand
évêque qu'honorait toute l'Eglise d'Afrique. Par evenqjlo, il le
taxait audacicusement de sacrilège : comme preuve, il citait des
s
V) Aufïusliii, (Montra litlcrus Pcliliuni, 4) AiiKusliii, Coiilrtt lilteras Petilioni,
III, 1 et suiv. ; 10, 11 et suiv. ; 16, III, 10, 11; 16, 19 ; 17, 20.
19 it suiv. ; 2.'), 30 ; 40, 48 ; 5», 71. 5) Ihid., III, If., 19^
2) Ihid., III, 1 <-l suiv. 6) Ibid., III. 40. 48.
•i) Ibid., III, 17, 20.
PETILIVNUS DE CONSÏANTINE 47
lettres, plus ou moins interpolées, où Augustin parlait sur un
ton plaisant du pain béni, ealogiae panisK 11 reprochait en-
core, et très amèrement, à son adversaire, d'avoir introduit en
Afrique l'institution monastique, cette forme nouvelle de l'ascé-
tisme, qui avait été accueillie avec enthousiasme par les Catho-
liques de la contrée, et que repoussèrent toujours les Donatistes,
systématiquement hostiles à toutes les innovations. A ce propos,
il déblatérait contre les monastères et les moines'^ : c'était en-
core un moj'en d'accabler leur promoteur et patron.
Pour l'achever, Petilianus décochait son injure suprême : il
déclarait le tenir pour un simple Manichéen, un Manichéen hon-
teux. Ici encore, il n'avait qu'à ouvrir les Confessions, pour y
recueillir en maint chapiti'e les aveux formels et très explicites
du coupable, (]ui reconnaissait avoir appartenu neuf ans à la
religion de Manès ^ Mais ce n'était pas tout. A en croire le Do-
natiste, Augustin n'avait jamais abandonné la secte. 11 avait eu
beau devenir prêtre, puis évèque dans l'Eglise catholique : il
était resté ^lanichéen, il l'était encore '\ L'accusation, qui à
première vue peut surprendre, n'avait rien d'absolument invrai-
semblable en ces temps-là ; nous savons en effet, par bien des
témoignages, que tel était le cas de certains clercs africains,
catholiques en apparence, autorisés par l'organisation secrète
de la secte à jouer ce rôle en partie double. Aussi ce genre d'ac-
cusation était-il très perfide : quand on était incriminé de Ma-
nichéisme, on arrivait difficilement à se justifier aux yeux dt'
tous, ou, du moins, un doute pouvait subsister. Petilianus le
savait bien. Pour cette partie du pamphlet, il s'était mis eu
frais d'informations, et de précisions apparentes. Sur le « Mani-
chéisme » ancien et actuel, avoué ou secret, de l'évêque d'Hip-
pone, il avait mené toute une enquête. 11 avait ensuite construit
là-dessus un édifice de calomnies, dont les Confessions lui
avaient fourni naturellement les premières assises. De ce dos-
sier, il tirait ici une accusation en règle, tendant à établir
qu'Augustin depuis sa jeunesse avait toujours été, qu'il était
encore, Manichéen.
Il commençait par tracer un effrayant tableau de la religion
maudite. Il exprimait et motivait l'horreur qu'elle lui inspirait.
1) Augustin, Contra lilleras Peliliani, (Augustin, Contra liltcras Pctiliani, III,
III, 16, 19. W, 48).
2) (( Deinccps porrexit ore maledico in 'S) Confess., III, 6 et sviiv. ; IN, 1 et
vituperationem monasteriorum et mo- 4 ; V, 3 et suiv.
nachorum, arguens ctiam me quod hoc 4) Contra lilleras Peliliani, III, 10, 11 ;
genus vitae a me fuerit instilutum » 16, 19 ; 17, 20 ; 25, 30.
48 LITTÉRATURE DONATISTE
Il décrivait avee complaisance les pratiques impures et les
orgies sacrilèges des Manichéens '. A ce propos, il invoquait les
aveux d'une femme, ancienne religieuse de l'Eglise catholique,
qui était devenue catéchumène ou « auditrice » de l'Eglise ma-
nichéenne. Il partait de là pour fulminer contre ces sectaires,
et racontait en détail, avec plus d'emphase que d'exactitude, les
honteuses cérémonies de leur baptême-.
Puis il montrait Augustin, dès sa première jeunesse, se faisant
initier à cette secte infâme, s'y complaisant au point de s'}'
fixer à jamais, y devenant un personnage, s'y élevant de grade
en grade : jusf[u'aux fonctions de prêtre, affirmait le Donatiste^
En quoi, d'ailleurs, le polémiste se trompait : car Augustin, au
temps où il était égaré dans la secte, n'y avait jamais dépassé
le degré inférieur de simple « auditeur — auditor ». Là-dessus,
sans doute, l'accusateur était dupe des racontars; mais cette
allusion à des fonctions de « prêtre manichéen » donnait plus
de force au réquisitoire.
Méprise bien plus grave encore : Petilianus prétendait que
son adversaire avait été compromis, quinze ans auparavant,
dans le célèbre })rocès des Manichéens, ouvert à Carthage
devant le proconsul Messianus '*. Il en trouvait la preuve dans
le dossier {Gesta) de cette affaire, et citait un fragment d'une
des pièces. De ce document, il résultait que l'un des accusés,
au cours de son interrogatoire, avait prononcé le nom d'Au-
gustin en se recommandant de lui^\ Petilianus allait plus loin.
Perfidement, il établissait un rapport arbitraire entre ce procès
de Carthage et le séjour qu'Augustin avait fait en Italie dans
ces temps-là. Il affirmait qu'Augustin « avait été frappé par
une sentence du j)roconsul Messianus, et exilé d'Africjue^ ».
C'était là une calomnie ou une erreur. Augustin n'eut pas de
pi'ine à le prouver. En effet, h' procès des Manichéens de Car-
thiige eut lieu pendant le proconsulat de Messianus, en 380".
Or, Augustin était alors à Milan, oîi il professait la rhéto-
ricpie : il y prononra, \o pr janvier 385, le panégyri(iue du
consul Paulo. il sy cituvei-tit dans l'été de 38(i, il y fut baptisé
pai- sjiint Ambroise aii\ fêles de Pâques de l'année 387 ^. Il avait
1, c,,,,!,;, i:n,;-<i< l'rillioni. 111 ic. .->) Conlia lin,-nis Peliliditi, III, IG,
!'■' i;».
L'i Ji,ul.. III, 17. L'U. G) Ihiil., III, 2.-), 3(1.
H| « Me cli.iiii i)rfsl.jlcruin liiissc 7) Pallii du LoscmI, Faslcs des pro-
M.inicli.icoriiiii, vd faUiis \.l lallcns, ninces africaines, iomc l\, t^. 98.
'iiir.iiiili lemcril.ilc cunlfiid.it .. iihid.. 8) \upis[iii, Confess., V, 1314; VIII,
III. 17. 201. 1.12; |\, (J.
4) Ihid., 111. ]i\, 19 ; 2ô, 30.
PETILIANUS DK CONSTANTINE 49
quitté Carthag-e, volontairement, dès 383, et il n'y revint qu'à
la fin de 388'. L'accusation portée si légèrement contre son
adversaire, prouve que l'etilianus était, pour le moins, mal
renseigné.
Il ne l'était pas mieux sur les circonstances de l'ordination
épiscopale du grand évèque. Pour démontrer qu'iVugustin était
resté Manichéen après son baptême, même au temps de sa prê-
trise, il alléguait une lettre écrite par Megalius, primat catho-
lique de Numidie, au moment où Valerius, le vieil évêque
d'Hippone, priait son chef hiérarchique de venir ordonner le
prêtre Augustin comme évêque coadjuLeur. Megalius, dans cette
lettre, montrait beaucoup de préventions contre iVugustin, que,
sur la foi de racontars, il soupçonnait d'être encore Manichéen.
En produisant cette lettre, Petilianus triomphait naturellement.
Il affectait de ne tenir aucun compte d'un autre témoignage,
qui annulait le précédent, et qui justifiait pleinement Augustin.
Un peu plus tard, mieux renseigné, Megalius avait fait amende
honorable, et, en plein concile, reconnu ses torts'-. Petilianus
prétendait que cette rétractation était sans valeur, qu'elle attes-
tait seulement, avec les intrigues du suspect, la pusillanimité
du primat.
Poussant plus loin encore, il essayait d'établir par des textes
que, même depuis son ordination épiscopale, le pseudo-catho-
lique évêque d'Hippone restait Manichéen. Il alléguait certains
passages des Confessions^ ouvrage publié dans les années pré-
cédentes : dans ces citations, découpées avec art et perfidement
isolées du contexte, il croyait saisir la preuve c{ue l'auteur
n'avait pas abandonné ses erreurs d'autrefois''.
On voit qu'il s'agissait d'un réquisitoire en règle, tendant à
inculper de Manichéisme, jusque dans sa chaire épiscopale, le
grand évêque catholique d'Hippone. Dans ce réquisitoire, sans
doute, les prétendues preuves étaient de qualité médiocre :
erreurs de fait, témoignages suspects, affirmations sans fonde-
ment, procès de tendance. Mais, nous l'avons dit, ce genre
d'accusation était perfide dans l'Afrique de ce temps-là; et l'opi-
nion publique, en raison du mystère dont s'enveloppait la secte.
inclinait volontiers du côté des accusateurs. Tout en repous-
sant énergiquement les calomnies, tout en produisant les faits et
les dates qui prouvaient la mauvaise foi ou la légèreté de l'ac-
cusateur, Augustin laisse entendre qu'il n'espérait pas coji-
1) Contra litteras Petiliani, III, 25, 2) Contra litterus Petiliani, 111, 16, IV.
:^0. 3) Ibid., III, 17, 20.
50. LITTÉRATURE DONATISTE
vaincre tout le monde*. Il en prenait son parti. Mais jusqu'au
bout, semble-t-il, clans les cercles schismatiques, s'est attaché
à son nom le soupçon de Manichéisme.
Après tant d'invectives, un peu d'onction : une onction agres-
sive encore, à la façon des Donatistes. Le pamphlet se termi-
nait par une exhortation aux fidèles de la véritable Eglise, celle
de Donat. Dans cette péroraison, Petilianus mettait les siens en
garde contre les avances, les séductions, ou les tromperies
d'Augustin et de ses collègues. Il s'apitoyait sur le sort des soi-
disant Catholiques, ces pauvres idolâtres qui se croyaient chré-
tiens, et, plus encore, sur la misère des ralliés, ces traîtres
dont la trahison avait entraîné pour eux une dégradation de
plus en plus profonde dans l'Eglise du Diable'-.
Tel était ce curieux pamphlet, où les controverses tradition-
nelles sur le baptême et sur l'histoire du schisme tournaient ré-
gulièrement à l'invective. Sous prétexte de répondre à Augustin,
de réfuter sa réfutation de la Lettre pastorale, Petilianus avait
donné libre cours à sa rancune contre l'évèque d'Hippone. D'un
bout à l'autre, à propos de tout, il l'attaquait personnellement,
dans sa vie passée ou présente, dans son caractère, dans sa foi :
toujours avec une àpreté singulière*, une passion furieuse de
fanatique, une maîtrise extraordinaire dans l'invective-^ Au-
gustin lui-môme, qui pourtant, dans sa carrière de polémiste,
a reçu bien des coups, et qui n'avait pas l'habitude de s'en
émouvoir, semble avoir été, cette fois, un peu étourdi d'abord
par ce magistral coup de massue '. Il n'en prit, d'ailleurs, que
mieux sa revanche.
En raison même du tour personnel de la polémique et de la
passion ({u'y avait apportée l'auteur, ce pamphlet de Petilianus
prés(!nte un vif intérêt historique : il nous apprend avec préci-
sion ce que l'on disait d'Augustin dans le camp donaliste, et
nous montre en même temps combien on l'y redoutait.
L'intérêt littéraire n'est pas moindre. Sans doute, l'évèque
d'Hippone i-e})i-oche à Ptîtilianus ses personnalités, ses violences,
.ses exagérations, ses calomnies, ses erreurs et ses feophismes''.
Toutes ces critiques, assurément, sont fondées. Mais elles ne
doivent pas nous emjXM'hcr de reconnaître les qualités du polé-
miste : sa vei've, son es[)rit mordant et caustique, le tour spiri-
tuel de ses invectives, et l'habileté de son argumentation.
1) Coiilni lillrnis l'rliliiuii. Ml, 10, 11; suiv. ; IC, 1'.» et suiv. ; 25,30; 40, 48.
2.-), 30. 4) Ibid., Wï, 1, 2; Ki, 19; 17, 20.
2) Ihid., III, II, «!». ô) Ihid., III, 10, 11 ; Ilî, 11) cl suiv.;
3) //-/./., III. I .1 vuiv. ; 10, 11 ri 25. 30; 57, «9; .5!!, 71.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 51
Habileté parfois suspecte ou perfide, celle d'un avocat sans
scrupules, qu'aveuglent des prétentions de sectaire ; mais habi-
leté réelle, digne d'une meilleure cause, et dont témoigne Au-
gustin lui-même.
IV
Autres ouvrages de Petiliauus contre les Catlioliques. — Seconde Lellre à
Augustin. — Traité sur le schisme des Maximianistes (De schismale Maxi-
mianisiarum). — Ouvrage sur l'Église donatiste de Gonstanimc (Epistula
de ordiiie partis Donali). — Traité sur le baptême (De nnico baplismo).
— Circonstances. — Titre. — Keconstitution de l'ouvrage. — Contenu
et plan. — Principales questions traitées. — Indiscrétion des Catholiques,
qui portent devant le public des questions de théologie ou de discipline.
— Le baptême. — Les Donatistes conservent la vieille tradition africaine.
— Le schisme. — Les Catholiques sont les héritiers des tradilores. —
Attaques contre deux évêques catholiques de Constanline. — Caractère
. du traité.
Outre les deux grands pamphlets contre l'Eglise catholique
et contre Augustin, Petilianus avait composé un traité Sur le
baptême y dont nous possédons d'assez nombreux fragments ^
et trois autres ouvrages, qui étaient également dirigés contre les
Catholiques, mais sur lesquels nous n'avons que des indications
fort incomplètes :
1» Une seconde « Lettre à Augustin » iEpistiila II ad Augus-
tiniun).
On lit dans le traité d'Augustin Contre Gaudentius, écrit
vers 420 : « Je transcrirai d'abord les paroles de Gaudentius,
puis j'y joindrai les miennes ; mais non comme je l'ai fait,
quand je répondais à la lettre pastorale de Petilianus. Alors,
en effet, pour chaque passage, quand sont reproduites les paroles
de Petilianus, j'ai mis : « Petilianus dit — Petilianus dixit » ;
quand c'est moi qui parle : « Augustin répondit — Augustinus
respondit. » Gela m'a valu une accusation de mensonge, mon
adversaire déclarant que jamais, de vive voix, il n'avait discuté
avec moi. Gomme si, vraiment, il n'avait pas dit ce qu'il a
écrit, parce que ces mots, au lieu de les lui entendre prononcer,
je les ai lus dans son ouvrage ! Ou comme si, moi, je ne lui
avais pas répondu, parce que je n'ai point parlé en sa présence
et que j'ai répondu par écrit à ses écrits ! Que faire avec des
1) Augustin, Z)e unlco baplismo, \, 2 \ 13, 21; U, 23-24.
2, 3 ; 7, 9-12 ; 8, 13 ; 9, 15 ; 11, 18;
52 LITTÉRATURE DOMATISTE
gens animés d'un tel esprit, ou portés à attribuer ces mômes-
dispositions aux personnes à qui ils désirent faire connaître
leurs ouvrap'es ' ? »
Ainsi, Petilianus s'était plaint que son adversaire eût donné
à sa réïutation la forme d'un dialogue imaginaire (Petilianus
di.rit. — Augiistinus respondit). Cette critique visait sûrement
le livre II Contra litteras Petiliani, le seul ouvrage d'Augus-
tin où se lisent ces formules '-. Or, nous avons vu que le second
pamphlet de Petilianus [Epistula ad Augustinum), réponse au
livre I Contra litteras Petiliani, ne contenait pas la moindre
allusion au livre II, dont il est contemporain et indépendant -^
Par suite, le fragment de Petilianus, qui est conservé au début
du Contra Gaudentium^ n'appartenait pas au grand pamphlet
contre Augustin, mais à un ouvrage postérieur, sans doute une
seconde lettre, où Petilianus répondait au liA're II d'Augustin.
Cette seconde lettre de l'évêque donatiste de Constantine à
l'évêque catholique d'Hippone a dû être écrite vers 402, au mo-
ment où Augustin était occupé à réfuter le second pamphlet
dans le livre III Contra litteras Petiliani.
2° Tn traité « Sur le schisme des Maximianistes » (Liber de
sc/tisnia/c Maximianistariun).
Petilianus lui-même annonçait cet ouvrage dans son pamphlet
contre Augustin. « Après cela, dit l'évêque d'Hippone, après
cehi, Petilianus arrive à notre objection, tirée de ce fait que les
Donatistes ont déclaré valable le baptême des ^Maximianistes con-
damnés par eux... : « Je démontrerai dans un second livre, an-
nonce Petilianus, quelle différence il y a entre les nôtres et vos
prétendus innocents ''. » Augustin, d'ailleurs, raillait d'avance
la réplique de son adversaire : « Petilianus a beau promettre
qu'il parlera, dans un second livre, de mon objection sur les
Maximianistes : il a trop mauvaise opinion de l'intelligence des
hommes, s'il se figure qu'ils ne comprendront pas (pi'il n'a
rien à dire ■'. »
On sait que les Donatistes prétendaient être seuls assez purs
pour conférer le baptême, et ([u'ils rebaptisaient les Catholiques
gagnés par eux ; cependant, leur secte principale, celle des
Primianistes, avait été amenée parpolitique à considérer comme
valable le ba[>têm(î administré par ses propres schismatiques^
1) Conira Gaiulenliinn, 1,1. H/iisliila cmilra Donnlislas, 1.
2) Contni liltcni:; Pelilinni. Il, 1, 2 ri 4) t:i,nliii Ullcms Petiliani, l\\, 'M, 42.
^uiv- .-.i //,(,/, m. :v.t, ir,.
3, //-/■</., III, 50, CI ; !</ lUillinlios
PKTILIANUS DE CONSTANTINE 55
les Maximianistes. Augustin ne s'était pas fait faute de relever
cette contradiction, d'où il tirait l'un de ses arouments favoris-
contre le Doiiatisme de son temps ' . On s'explique donc aisé-
ment et l'embarras de Petilianus, et le désir qu'il avait pour-
tant de justifier sur ce point son Eglise. En 401, dans son se-
cond pamphlet, il annonce qu'il parlera, et même qa'il parle, des
Maximianistes « dans un second livre » [licet hoc secundo
libro (lemonstrem) ~. On ne peut dire au juste ce qu'il enten-
dait par là : sans doute, un deuxième livre contre Augustin, une
suite au pamphlet contre l'évèque d'Hippone.
Ce « second livre », où le Donatiste parlait du schisme maxi-
mianiste, doit-il être identifié avec l'ouvrage précédent, VEpis-
tiila II ad Aiigiistinum ? Ce n'est pas absolument impossible \
mais ce ne serait qu'une hypothèse de circonstance. En tout cas ^
il est assez vraisemblable que deux ouvrages perdus d'Augustin,
VAdinonitio Donatistaram de Mariniianistis .y^vers 406), et
le De Maxiinianistis contra Donatistas (vers 410), visaient
plus ou moins le De schismate Maxiniianislanun de Petilia-
nus "^
3** Une « Lettre sur l'Eglise donatiste » [Epistula de ordinç
partis Donati).
Cet ouvrage est mentionné dans une lettre adressée par Au-
gustin à Generosus, un Catholique de Constantine, qu'un prêtre
donatiste cherchait à gagner en se disant chargé de cette mis-
sion par un ange ^. En cette circonstance, Augustin s'efforce de
mettre Generosus en garde contre les séductions des schisma-
tiques ; à ce propos, il cite une lettre où l'évèque donatiste d&
Constantine, c'est-à-dire Petilianus, invoquait la tradition locale,,
la succession régulière des évêques de Constantine dans le parti
de Donat (<^e Constantinensi... episcoporiun ordine) ■'.
La lettre d'Augustin a été écrite sous le pontificat du pap&
Anastase (399-401), vers l'année 400 ^. On ne relève, dans les
deux grands pamphlets de Petilianus, aucune allusion à Vordo
des évêques donatistes de Constantine. Cette mention d'un do-
cument de l'Eglise locale se trouvait donc dans un autre ouvrage
de Petilianus : sans doute, un ouvrage de propagande sous forme
1) Contra lilteras Petiliani, I, 10, 11 ponitur in Epistula episcopi tuac clvi-
et suiv. ; 27, 29 el sui\ . ; II, 7, IG. tatis. — Ordo episcoporum sibi succc-
2) Ibid., III, 36, 42. deiiliuin. — De Conslanlinensi, hoc est
3) Relrucl , II, 55 et 61. civitatis vestrae, episcoporum ordine »■
4) Episl. 53, 1. (Episl. 53, 1, 1-2 ; 2, i).
6) « Partis Donati, cujus ordo tihi ex- 6) Ibid., 53, 1, 2-3.
54 LITTÉRATUHK DON.VTISTE
"de lettre, écrit vers 400, où l'évêque schismatique opposait la
tradition donatiste à la tradition catholique.
Sur ces trois ouvrages de Petilianus, dont nous venons de
parler, nous n'avons que des données assez vagues. Au contraire,
son traité sur le baptême {De iinico baptismo) nous est assez
î)ien connu, et peut même être partiellement reconstitué.
Vers l'année 410, Augustin se trouvait à la campagne, pro-
bablement aux environs d'Hippone, avec ou chez un de ses amis,
nommé Constantin us. Celui-ci lui montra un traité donatiste
Sur le baptême, qu'il tenait d'un prêtre de la secte, et qui, sui-
vant ce prêtre, était l'œuvre de Petilianus, évêque schismatique
•de Constantine. Pressé de réfuter ce traité, Augustin y consentit ;
c'est alors qu'il composa, en le dédiant à son ami" Constantinus,
le livre intitulé De luiivo baptismo contra Petilianum ad Cons-
tantinum liber '.
Nous pouvons déterminer la date approximative des deux
traités. Augustin nous apprend lui-même qu'il écrivit le sien en
même temps que ses trois livres contre les Pélagiens, De pecca-
toriim meritis et remissione et de baptismo parvuloram ad
Marcellinum : c'est-à-dire, vers 410 -. Or, il n'avait eu con-
naissance du traité donatiste que peu auparavant, par son ami
<]^onstantinus '. Etant donné la réputation de Petilianus et ses
polémiques précédentes avec l'évêque d'Hippone, toujours si
bien informé des choses d'Afrique, on a tout lieu de croire que
ce traité donatiste était alors assez récent. Il est évidemment
postérieur aux grands pamphlets de Petilianus, qui n'y font
aucune allusion, tout en discutant les mêmes questions. Il a été
^•omposé entre 402 et 410, pi-obablemcnt vers 409.
Il est (jUiilifié ])ar Augustin tantôt de liber ', tantôt de sr/v/zo ■'.
Comme la plupart des traités polémiques du temps, il devait
tenir, à la fois, du traité et du sermon. Ainsi que la réponse
il'Augustin, il était intitulé De iinico baptismo ''.
Au moment où il composa sa réfutation, Augustin avait
«juelques doutes surTorigine de l'ouvrage. Il y désigne l'auteur
j)ar des termes vagues et des périphrases ". Plus tard, il eut
1) De iinico haplismo, 1. lui, hoc csl hc unicu hniitisino » [lielracL,
2) nelrucl.. Il, 6y-r.O. Il, (iO).
3) //(((/., Il, (io ; De iinico hdplismo, 1 ; 7) « Sltiiiuiiciii De iinicD liapli^ino ab
16, 27. cis ci)iiii>()sitiiin, ;i (|iiil)iis liupUsiiiiis
4) Uetract., M, (Mt. ileratur » (De nnica baptismo, 1). —
.''») De iiniro liaptismo, 1 ; IG, 27 ; IS, M. « Ipse sihi, ciii rcspDiulciiiiis.nppcsiiit »
('>)« Lihnim aiitomtliani inciiin.iiKiiKj [iliid., 7, Ht|. — « Istc coiil la ((uciu dis-
rcsi)uiidi, «•iiiiuieiii lilulum liahero \u- .scriiini'< •• {ihid., 7, lli; l'ic.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 55
roccasion de constater l'exactitude du renseignement que lui
avait fourni son ami Gonstautinus ; et, dans ses Ré Irac talions,
il ne doute pas que le traité soit de Petilianus K En effet,
dans les fragments conservés, on reconnaît les idées favorites,
les arguments et la manière de Petilianus ; les attaques contre
les évèques catholiques de Constantine, et le caractère très
significatif de ces attaques, y sont encore des indices d'authen-
ticité 2. Donc, l'attribution ne semble pas douteuse.
On peut se faire une idée nette du De unico baptismo de
l'évêque donatiste, d'après les analyses et les fragments assez
nombreux qu'Augustin a insérés dans sa réfutation. Au début,
Petilianus reprochait aux Catholiques de porter devant le public
les questions qui divisaient les deux Églises 3, Puis, il justifiait
longuement la thèse donatiste sur le baptême ^. Il montrait
que son Eglise, sur ce point, restait fidèle à la vieille tradition
africaine, aux leçons de saint Cyprien \ Il essayait de prou-
ver que les Catholiques de son temps s'étaient mis eux-mêmes
hors la loi, en acceptant l'héritage des traditores du temps de
Dioclétien ^. Il attaquait enfin, avec une violence particulière,
deux de ses compatriotes, Fortunatus, alors évoque catholique
de Constantine, et le prédécesseur de Fortunatus, qu'il accu-
sait, tout comme Augustin, d'être des Manichéens '. Tel était
le contenu de l'ouvrage, et même, à peu de chose près, le plan ;
car Augustin, dans sa réfutation, parait avoir suivi son adver-
saire.
Entrons maintenant dans le détail. Dans son préambule,
Petilianus reprochait aux Catholiques d'initier le public profane
aux controverses des gens d'Eglise sur la question du baptême ;
et, comme il disait dans son langage imagé, « de jeter les mys-
tères au vent de la publicité ^ ». Le trait visait probable-
ment Augustin, qui justement avait pour principe de soumettre
au public ces controverses entre Eglises rivales. En ce qui con-
cerne spécialement le malentendu sur le baptême, notons que
l'évêque d'Hippone avait publié, quelques années auparavant,
un gros traité en sept livres, qui nous est parvenu, et qui est
intitulé « Sur le baptême contre les Donatistes — De baptismo
contra Donatistas '' ». On peut donc supposer avec vraisem-
1) Retract., II, 60. 6) De unico baptismo, 14, 23-24; 15,
2) De unico baptismo, 16, 29. 26 ; 16, 27-30 ; 17, 31.
3) Ibid., 1,2. 7) Ibid., 16, 20.
4) Ibid., 2, 3 ; 7, 9-12 ; 8, 13-14 ; 9, 8) Ibid., 1, 2.
1.5-16; 10, 17; 11, 18; 12, 20; 13,21. 9) De baptismo contra Donatistas libri
5) Ibid., 13, 22 ; 14, 23. VII ; Retract., II, 44.
56 LITTÉRATURE DONATISTE
blance que, cette fois encore, Tévèque scliismatique de Cons-
tantine visait son éternel ennemi l'évèque catholique d'IIippone,
Après ces récriminations un peu naïves contre la prétendue
indiscrétion de ses adversaires, qui avaient surtout le tort
d'aimer les controverses au grand jour, Petilianus arrivait à la
question du baptême. Cette question, il l'avait traitée déjà deux
fois, à notre connaissahce : dans ses deux pamphlets. On ne
doit donc pas s'attendre à trouver, sur ce point, beaucoup de
nouveau dans le nouvel ouvrage. En effet, le polémiste ne fai-
sait guère ici ({ue se répéter. Le plus souvent, il se conten-
tait de reproduire ses arguments déjà connus, peut-être même
avec moins de vigueur et de relief : c'est le destin ordinaire des
écrivains qui se copient eux-mêmes.
Il lançait d'abord un argument préjudiciel, qu'il avait déjà
servi dans ses ouvrages antérieurs, et auquel il tenait d'autant
plus, mais ([ui, au fond, était un sophisme. A l'en croire, la
supériorité du baptême donatiste était implicitement reconnue
par les ('.atholi([ues eux-mêmes, puisque ceux-ci ne rebaptisaient
pas les Donatistes convertis : « Où est le vrai baptême ? telle
est la ({uestion, s'écriait-il. C'est si bien le mien, que ce baptême
uni<[ue donné par moi, les sacrilèges eux-mêmes ne le redou-
blent pas '. » La réponse à ce sophisme était trop facile, et,
plusieurs fois déjà, avait été apportée par Augustin. Aussi le
Donatiste se gardait-il d'insister.
Il consentait donc à discuter la question en elle-même. Con-
formément à la théorie de sa secte, il soutenait que, seule, la
véritable Eglise catlîolique, c'est-à-dire l'Eglise de Donat, pou-
vait conférer le baptême. Il résumait sa thèse dans cette for-
mule : « Le vrai baptême est là où est la vraie foi~. >: C'était,
au fond, la théorie traditionnelle des Donatistes, mais renou-
velée an apparence, et transportée du domaine des faits dans le
domaine di; l'orthtjdoxie.
A liippni (le son affirmation, l^etilianus produisait différents
textes bibli([U(.'s. Il alléguait notamment le [>assage des Actes
où il est dit que saint Paul, à Ephèse, fit reba|)tiser au nom du
Christ les gens ([ui déclaraient avoir reçu le baptême de Jean '.
l'otillanns en tirait cette conclusion : « Si l'on a l)aptisé après
.le.in, l'ami de rEpoiiv,à plnsforte raison doit-on ba[)tiser après
un hérétique'.)) .Vrgnment ([ui, à première vue, pouvait paraître
sans réj)ii(|iie, mais qui, en réalité, passait à côté de la question.
1) De unicu biiplUmi), 2, H. 3) Ad. apost., ]'.), 1-5.
2) Ihiil., II, IS. 4) Augiisliii, De unico baptisnw, 7, il.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 57
C'était l'avis des Catholiques africains. Ils objectaient que ce
texte n'avait que faire dans la présente controverse, puisque les
Epliésiens rebaptisés par saint Paul avaient reçu, non le bap-
tême du Christ, mais le baptême de Jean. Petilianus connaissait
bien cette objection. Il la reproduisait ici, et y répondait en
détail : « On nous objecte peut-être : « Mais ces" gens, que Paul
« fit rebaptiser, avaient été baptisés du baptême de Jean, non du
« baptême de Jésus-Christ. C'est pourquoi je dis qu'on ne doitpas
« rebaptiser des gens qui ont été certainement baptisés, par des
« traditeurs sans doute, mais pourtant au nom du Christ. » —
A cette objection, répliquait Petilianus, le Seigneur Jésus-
Christ a répondu par ces mots : « Celui qui n'assemble point
« avec moi, disperse' » ; et une seconde fois : « Tous ceux qui
« me disent. Seigneur, Seigneur, n'entreront pas dans le royaume
« des cieux. En effet, bien des gens me diront ce jour-là : Sei-
« gneur. Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en ton nom ?
« N'est-c,e pas en ton nom que nous avons chassé les démons Pet
« en ton nom, que nous avons fait plusieurs miracles? Et alors je
« leur dirai : Je ne vous connais pas, retirez-vous de moi, arti-
« sans d'iniquité'^. » En conséquence, il n'est pas douteux qu'ils
ont perdu leur peine, les faussaires qui, au nom de Jésus-Christ
sans doute, mais en commettant un sacrilège, ont osé opérer.
Qu'ils le veuillent ou non, les traditeurs, par leurs sacrements
sacrilèges, ne font qu'offenser le Christ. S'ils osent lui dire :
« Nous avons prophétisé en ton nom », il leur répondra comme
aux autres : « Retirez-vous de moi, artisans d'iniquité, je ne
« vous connais pas. » Et la réponse sera méritée, parce que chez
les indignes les causes sont semblables, qu'il s'agisse de bap-
tiser ou de chasser les démons ou de faire d'autres miracles'^. »
Comme on le voit, le schismatique n'avait pas manqué l'occa-
sion de retourner contre ses adversaires ces anathèmes de l'Evan-
gile, dont les Catholiques avaient souvent accablé le parti de
Donat.
Enchanté de sa victorieuse exégèse, Petilianus lançait un cri
de triomphe : « J'ai tranché d'un mot la question, solvi breviter
quaeslionem'^ . » Puis il se félicitait hautement, lui et son Eglise,
de suivre les traces de saint Paul : « J'ai baptisé en toute sé-
curité celui que tu as souillé, toi sacrilège. J'ai baptisé, dis-je,
j'ai fait ce qu'a fait l'apôtre PauH'. » On reconnaît ici les bra-
1) Matthieu, Evang., 12, 30. — Cf. 7, 11-12 ; 8, 13-H ; 9, 15.
2) IbicL, 7, 21-23. i) Ibid., 9, 1.5.
3] Augustin, De iinico baptismo, 7, 10. 5) Ibid., 13, 21.
58 LITTÉRATURE DONATISTE
vades de l'auteur des pamphlets, et sa promptitude amusante à
se décerner des brevets de victoire.
De la théorie, il passait aux questions de fait. Et d'abord,
pour justifier la pratique des Donatistes, qui reba])tisaient les
Catholiques convertis, il rappelait que son Eglise conservait sur
ce point la vieille tradition africaine, celle de Cyprien et des
prédécesseurs de Cyprien, Agrippinus de Garthage et le con-
cile de soixante-dix évoques qui avaient déclaré non valable le
baptême des hérétiques'. Historiquement, le fait était exact;
aussi l'orgument était-il de nature à causer quelque embarras
aux Catholiques africains. D'ailleurs, l'évéque d'Hippone s'était
déjà longuement expliqué là-dessus dans son grand traité « Sur
le baptême contre les Donatistes », que Petilianus devait con-
naître-.
Une autre question de fait, de toutes la plus importante,
c'était le schisme, la rupture déjà séculaire entre les deux
Eglises locales. Pour les Donatistes, qui se prétendaient, qui
même se croyaient, les vrais et les seuls Catholiques, la res-
ponsabilité du schisme incombait tout entière aux soi-disant
Catholiques, ([ui, par leurs capitulations d'autrefois, s'étaient
mis eux-mêmes hors de l'Eglise. Petilianus développait avec
complaisance ce vieux thème, toujours fertile en récriminations
et en injures. Voici comment il justifiait théoriquement le
schisme des premiers Donatistes : « Dans une même communion
de sacrements, les méchants souillent les bons. C'est pourquoi
l'on doit se séparer du corps de la communauté, pour écluippcr
à la contagion des méchants, et pour éviter que tous périssent
également ^ » Tel était le ])rincipe : suivaient les nombreux
textes bibliques qui étaient censés le confirmer''.
De ce princii)e, on devait encore justifier l'application, en
montrant comment les soi-disant Catholi'iues étaient devenus
ces « méchants », dont on avait dû se séparer « pour échap-
per à la contagion ». Ici intervenait l'histoire, ou ce qu'on ap-
pelait ainsi dans le i)arti di; Donat. Suivant la tradition cons-
tante de son Eglise, tradition antérieure au schisme lui-même,
dont elle avait été l'une des causes ou le prétexte, Petilianus
incriminait la conduite de Meusurius, évêquo de (^lartliage, et
de son arcliidiîicre C^'cilianus, au temps de la persécution de
Diocléticn. Mais il n'apportait contre eux aucune preuve; il se
1) Ih-unico l,iij,li<im<), 13, 22. .S) De unico haptismn, 14, 28.
2) l>i- Itnptismo contra Don(flislu!<, II, 4) Ibid., 14, 24.
1 et suiv.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 59
contentait d'affirmei- leur culpabilité, devenue comme un dogm&
pour son Eglise'.
Aux traditeurs de Carthage, Petilianus joignait ceux de
Rome. On se souvient que, renchérissant encore sur ses devan-
ciers, il étendait jusqu'en Italie le champ géographique de ses
anathèmes rétrospectifs. Sur la foi de traditions tardives, plus-
que suspectes, il mettait directement en cause plusieurs papes
du temps de Dioclétien ou de Constantin : d'abord, le pape Mar-
celUnus, puis trois de ses prêtres, qui après lui avaient gou-
verné tour à tour l'Eglise romaine, Melchiade, JMarcellus, Sil-
vester. Petilianus les accusait tous les quatre d'avoir remis aux
païens des livres sacrés, et d'avoir brûlé de l'encens sur les-
autels des dieux. Pour ce double crime, il traitait tous ces papes-
de « scélérats » et de « sacrilèges » [sceleratos et sacrilegos) ^
Mais, ici encore, il ne donnait aucune preuve-.
Pour rendre plus odieuse la prétendue traditio des papes de
ce temps-là, Petilianus comparait leur conduite à celle de leurs
prédécesseurs. A ce propos, il énumérait dans l'ordre chronolo-
gique {perordinem) tous les évêques de I\ome, au moins depuis
le début du troisième siècle ; il prolongeait son catalogue jus-
qu'au temps où il écrivait 'K D'ailleurs, ces Fastes épiscopaux.
de l'Eglise romaine ne manquaient point de piquant; ils étaient
étrangement bigarrés. L'auteur y annexait à l'Eglise de Donat
la chaire de saint Pierre. Depuis le règne de Constantin, il
rejetait systématiquement, comme héritiers des traditeurs, tous
les papes de l'Eglise officielle ; et il leur substituait les évêques
donatistes de Rome. Il énumérait dans l'ordre de succcssioa
tous ces prétendus papes, chers au parti de Donat : depuis les
premiers clercs missionnaires, évêques intérimaires {interven-
tores adventitii)^ que le parti envoyait de Carthage au petit
groupe des frères établis dans la capitale de l'Empire^, jus-
qu'aux évêques régulièrement investis qui plus tard gouver-
nèrent la misérable communauté, et dont le dernier, un
certain Félix, devait paraître en 411 à la Conférence de Car-
thage^.
Quant aux soi-disant Catholiques, africains ou romains, de
son temps, Petilianus faisait leur procès d'un mot : à ces héri-
tiers des traîtres, il ne reconnaissait même pas le titre de chré-
tiens^. S'il ne les traitait pas de païens, c'était pour dénoncer
1) De unko haptismo, 16, 28-30;17, 31. 5) Cf. Optât, II, 4; CoUat. Carthag.:,
2) Ihid., 16, 27-28 et 30. I, 149 ; 157-161.
3) Ibid., 14, 23. 6) Augustin, De unico baptismo, 15,26;
4) Ibid., 16, 28. 16, 27-30.
60 LITTÉRATURE DONATISTE
•en eux des Manichéens'. On sait qu'il n'y avait pas pour lui de
pire injure. Aussi prodiguait-il ce traitement de faveur à ses
adversaires les plus gênants "~ : par exemple, aux chel's de
l'Eglise ennemie dans sa ville épiscopale.
Vers la fin de son ouvrage, il attaquait spécialement l'Eglise
catiiolique de Constantine, dont il passait en revue les évèques
depuis le schisme. A tbus, il découvrait des tares, ce qui l'au-
torisait à les injurier copieusement. Quand il arrivait aux con-
temporains, aux deux derniers évèques, ceux qu'il avait connus
personnellement et que tout le monde connaissait autour de lui,
il parait avoir éprouvé quelque embarras : il ne pouvait guère
présenter comme des coquins deux hommes qui étaient évidem-
ment de très honnêtes gens, et, par surcroît, des gens distin-
gués, des lettrés. Fortunatus, l'éveque actuel, était un ami
d'Augustin 3; quant à Profuturus, le prédécesseur de Fortuna-
tus, c'était un élève du même Augustin, sorti du couvent-sémi-
naire d'Hippone''. Aux yeuxd'un Donatiste, c'était là, pour eux,
une médiocre recommandation. Par là même, ils devenaient
suspects à une farouche orthodoxie. On se rappelle que Petilia-
nus, dans ses ouvrages antérieurs, affectait de considérer
l'éveque d'ilippone comme un simple Manichéen''. Cette fois
encore, il n'hésita pas : il affirma <[ue les deux derniers évèques
catholiques de Constantine, ces amis d'Augustin, étaient comme
lui des Manichéens honteux'"'.
Ces invectives contre l'Eglise catholi([ue de Constantine, et
le catalogue bariolé des papes, étaient les parties les plus origi-
nales de ce traité « Sur le baptême unique », qui sans doute
n'était pas sans valeur, mais <[ui, à tous les points de vue, ni
pour l'intérêt du sujet, ni pour la richesse de l'argumentation,
ni i)Our l'imprévu des invectives, ni i)our la forme et les trou-
vailles d'expression, ne pouvait soutenir la comparaison avec les
deux pamphlets antérieurs du même écrivain. Polémiste avant
tout, et médiocre docteur, Petilianus n'était lui-même que dans
l'ardeur des polémiques. Le docteur est bien [làle, en face du
pamphlétaire ou de 1 orateui'.
1) Vii-ii-tiii, De un irohnittismn, \H, •>'.). 4) Episl. 88; 71, 1,2; 72, 1.
2) Conlru littiTus l'elili,ini, III, lu, 11 ; 6) Contra lilLeras Pctiliani. III, IC, 1'.»
IG, 19 ; 17, 20. cl sui\. ; 2.1, 30.
ii) Efiist. 53 et !).">; Cnnlra liHcnis ('>) De uiiiro biii>UsiiK>, 1(1,2'.).
Peliliaiii, I, 1.
PETILIÂNUS DE GONSTANTINE 61
V
Petilianus orateur. — L'avocat. — L'orateur de concile. — Petiliaiius à la
Coul'érence de Carthage en 411. — 11 est un des adores ou avocats-man-
dataires du parti donatiste. — Rôle prépondérant qu'il joua dans cette
assemblée. — Son attitude hautaine et intransigeante. — Ses querelles.
— Ses habiletés d'avocat. — Ses tentatives d'obstruction. — Ses innom-
brables discours et ses interruptions. — Première séance. — Chicanes de
Petilianus. — Ses obstructions. -^ Ses interventions lors de la vérifica-
tion des signatures. — Ses discussions avec Aurelius de Carthage, avec
Alype de Thagaste. — Seconde séance. — Nouvelles obstructions de
Petilianus. — Troisième séance. — Obstructions et discours de Petilianus.
— Nouvelles discussions avec Alype. — Duel oratoire avec Augustin. —
Caractère de cette éloquence.
Petilianus n'a pas été seulement un vigoureux pamphlétaire ;
il a été, de plus, un véritable orateur, qui partout marquait sa
place aux premiers rangs. 11 s'est signalé, tour à tour, comme
avocat et comme orateur de concile.
Avocat, il le fut d'abord de métier; il l'était d'éducation, et,
probablement, de nature. Ses adversaires, à commencer par
Augustin, lui reconnaissaient sans hésiter ce genre de mérite.
Comme beaucoup des évêques alricains du temps, il s'était
formé dans les écoles de rhéteurs, où il avait reçu, très com-
plète, l'instruction à la mode, qui préparait directement à l'élo-
quence du barreau '. Aussitôt sorti des écoles, il avait exercé
avec un grand succès la profession d'avocat-. 11 s'était fixé à
Constantine, sa vilh; natale, où il fut pendant sa jeunesse le roi
du barreau. Il serait sans doute resté avocat toute sa vie, et
aurait continué de vivre en paix avec l'Eglise catholique qui le
comptait parmi ses catéchumènes, si les Donatistes de l'endroit,
par un coup de force, ne l'avaient entraîné dans le schisme et
les luttes d'Eglises 3. Ce qui explique le coup de force des sec-
taires, c'est précisément son succès au barreau, sa réputation
d'orateur. Devenu l'évêque donatiste de Constantine, l'ancien
avocat se donna tout entier à sa mission nouvelle, et l'on a vu
ce qu'il apporta d'ardeur ou d'indomptable ténacité dans les
âpres revendications de son parti. Mais, dans ces fonctions si
différentes, il resta toujours avocat. Dans ses discours ou dans
ses actes, dans ses mandements comme dans ses pamphlets,
1) Contra litleras Peliliani, I, 1 ; II, 3) Augustin, Contra litteras Petiliani,
23, 55; 98, 226 ; 101, 232. II, 104, 239 ; Sermo ad Caesareensis Ec-
2) Ibid., III, ]G, 19; CoUat. Carthag., clesiae plebem, 8.
III, 57.
VI 5
G2 LITTÉBATUHE DONAÏISÏE
c'est également en avocat qu'il a parlé ou agi, combattu ou
discuté, pi'éché ou maudit. C'était l'impression d'Augustin, qui
no se fait pas faute de le lui reprocher'. C'est encore aujour-
d'hui rinipi-ession très vive des lecteurs les plus compétents.
Au hnidemain du jour où nous aA'ions reconstitué et publié la
Lettre jjastorale adressée par Petilianus à son clergé, nous
avons entendu des avocats du barreau parisien, des juristes,
parler avec admiration des habiletés oratoires ou juridiques du
vieil évêf[ue de Constantine, et saluer en lui un lointain
confrère.
Avec ces dons d'orateur, joints à des qualités d'homme d'ac-
tion, Petilianus était tout désigné pour jouer un rùle i>répondé-
raiit romme orateur de concile. Malheureusement, cette partie
de son œuvre ne nous est connue que d'une façon incomplète.
Nous ne savons rien de précis sur l'action qu'il a pu exercer
dans les conciles proprement dits de son parti. Nous constatons
seulement sa présence dans un synode de Numidie en 4J8
ou 41U'; mais à cette date, quand son Eglise était partout
proscrite, quand lui-même était exilé de Constantine, il ne
pouvait ([n'enregistrer la débâcle de son parti et maudire les
persécuteurs. Nous devons donc renoncer à suivre l'évêque-
avocat dans les conciles proprement dits. En revanche, nous
le voyons à l'œuvre dans une assemblée fameuse, qui est bien
encore une sorte de concile contradictoire, et dont le procès-
vtirbal sténographié nous a conservé entièrement tous ses dis-
cours : dans la célèbre Conférence de Carthage.^ Grâce à cet
énorme dossier, on peut se faire une idée nette de ce que fut
l'orateiii- : un orateur qui n'était pas muet ces trois jours-là,
puis([u il y prit la parole près de cent cinquante fois, et souvent
p(mi' |)rononcer de longs discours.
On sait que Petilianus fut, en 411, à la Conférence de Car-
tilage, l'un des sept adores ou avocats-mandataires du parti
donatlste '. Tandis <[ue son primat, le médiocre et lamentable
Primianus de (iarthage, s'effaçait de gré ou de force et s'en-
f(!rinait dans un silence [)rudent, l'évèque schismatique de
(Constantine, hardi, j)lein de ressources, avisé, toujours jirèt
])0ur l'attaqufi comme pour la riposte, prit la direction du parti,
(;t sontint vaillamment la lutt(\ du moins jus([u'au moment où
la situati(jn lui j)ai'ut dést^spéree. Dans cette joute solennelle
1) Cunlrn lUlnaa l'rtilinul. III, I .1 W, Cullul . CiirlluK,!., I, 14!S cl 'M^ ; II,
siiiv. ; !•;, 1'.' <•! siiix. ; jV.l, 71. 2 cl 11' : 111, 2 ; ulc.
2) (Jouira Gnudenliuin, I, :!7, \7-\-<.
PETJLIANUS DE CONSTANÏI^E 63
entre les deux Eglises africaines, il eut les attitudes et les ini-
tiatives d'un chef : en face d'Augustin, qui semblait y personni-
fier le Catholicisme, il y représentait vraiment le Donatisme.
Avec son collègue Emeritus, évêque de Gaesarea, il organisa
savamment et mena patiemment l'obstruction, qui était dans le
plan des schismatiques. Il se montra le plus ferme champion de
sa secte : orateur énergique, hautain et intransigeant, en même
temps qu'avocat retors. Il fut constamment sur la brèche,
comme l'atteste le procès-verbal des séances.
A'oici de petites scènes ({ui peignent l'homme. A la première
séance, le président Marcellinus invite les évoques des deux partis
à siéger: autrement dit, à s'asseoira Petilianus déclare qu'il
s'y refuse, et, avec lui, tous les Donatistes "'. Il ne daigne pas
alors dire pourquoi, mais les assistants connaissaient la raison
ordinairement alléguée par les schismatiques : |les saintes
Ecritures ne permettaient pas aux « justes » de siéger avec les
« impies », c'est-à-dire avec les Catholiques. A la seconde
séance, la scène se renouvelle : encore plus- étrange, par l'ex-
posé des motifs. Dès l'entrée des évéques, le président leur dit:
« A l'audience précédente, je vous ai plusieurs fois offert de
vous asseoir : le fait est établi. Maintenant encore, je vous prie
instamment de daigner vous asseoir -K » Tandis que les évo-
ques catholiques gagnent leurs sièges, Petilianus refuse de
nouveau : « Ce que nous n'avons pas fait à l'audience précé-
dente, nous n'osons le faire aujourd'hui. » Comme le président
insiste, Petilianus reprend : « En l'absence de nos pères, nous
ne pouvons nous asseoir; d'autant mieux que la Loi divine nous
défend de siéger avec des adversaires comme ceux-ci '. » En
vain, le président fait observer que c'est le condamner lui-même
àrester debout, par politesse. Pendant que les évéques catho-
liques se lèvent à leur tour et que le président fait emporter
son siège, Petilianus se contente d'ajouter : « Qu'il soit bien
établi au procès-verbal, que tu fais cela par ta propre volonté,
non par la nôtre '^. » Et, comme le président observe qu'il ne
peut procéder autrement, le farouche sectaire conclut : « C'est
un honneur que tu nous rends ^. » Le résultat le plus clair de
cette fantaisie d'intransigeance, c'est que le président et les
évéques des deux partis durent rester debout pendant trois jours.
Ailleurs, ce sont des scènes de violence : mais d'une violence
1.) Collât. Cavlhaq., I. ]i4. 4) Colhd. Carllm,!., !l, [.
2) Ibid., I, 145. ' 5) Ihid., II, 6.
3) Ibid., Il, d. 6) Ibid., II, 7.
64 LITTKRATURE DONATISTE
si bien mêlée de chicanes imprévues, qu'elles tournent parfois
au comi([ue. Sous tous les prétextes, Petilianus prend à partie
tel ou tel de ses adversaires. Toutes les fois que l'occasion s'en
présente, il attaque, injurie ou menace celui qui était Araiment
sa « bête noire », son collègue et rival catholique de Constantine :
ce Fortunatus, que naguère il traitait de Manichéen ', et en
qui maintenant il croyait devoir maudire le persécuteur de son
Eglise '. A d'autres moments, ce sont des querelles avec Au-
relius de Garthage •', surtout avec Alype de Thagaste, l'ami
d'Augustin, dont la charité n'était pas toujours patiente '.
Enfin, pendant la dernière séance, Petilianus tient résolument
tête à Augustin lui-même, qu'il ne ménage pas davantage, e
dont il rétorque avec insolence les arguments, et dont il con-
teste même l'ordination ■'. Petilianus était de ces orateurs qui
toujours déchaînent autour d'eux la bataille et l'injure, mais
sans jamais perdre de vue leur objectif, et pour qui l'injure
même est un moyen de démonstration.
En effet, dans cette Conférence de Garthage, Petilianus ne se
montre pas seulement hautain, intransigeant et querelleur ; il se
montre aussi un habile avocat.
Sa première habileté, ou, si l'on veut, le secret de sa force,
c'est son évidente et ardente conviction. On le voit bien au ton
dont il parle de Donat, le prophète, le « dieu » de la secte. Au
début de la seconde séance, il proteste contre les passages du
procès- verbal de la séance antérieure, où les évêques de son
Église, qui avait la prétention de représenter la véritable Eglise
catholique, étaient désignés comme « évêques du parti de
Donat "• ». Mais, tout en protestant par principe contre cette
appellation, il ne manque pas l'occasion de glorifier son grand
Donat : k Nous sommes, dit-il, les évê(jues de la vérité du
Christ notre Seigneur : nous le déclarons, et cela a été sou-
vent reconnu dans les actes publics. Quant à Donat, un homme
de sainte mémoire, d'une gloire de martyr, notre prédécesseur,
l'ornement de l'Eglise de cette ville (^Carthage), nous le véné-
rons selon son rang et son mérite". » A la séance suivante, il
recommence le panégyrique de son grand homme : « Mainte-
nant encore, dit-il, je déclare que mon premier chef est et a été
Donat, un homme de bienheureuse et sainte mémoire, évéquede
1) Aiif^u^lin, />(• h;i(Vo /«i/)/is/;i(). l(i, 2;t. '>) c.oUitl. l'.iiilhiuj.. III, 22(1-247. —
2/ Collai. Cartiiwj., I, tiô cl Kî'.i. Cf. III, 52-:)ô ; 2(i:5-2(»7 ; 217-222.
A) Ihiil., I, 15S-16.S. f.) Ilnd., 1, 1-2 ; l-ô ; In ; 14 ; etc.
4i Ilnd., I, ]22-)2.-. ; i:iC-i:{7 ; ISl- 7) /6k/., Il, 10.
185 ; 207-208 ; III, 2.V34.
PETILIANUS DE CONSTANTI.NE G5
cette ville, dont les mérites ont éclaté en une telle floraison que
le temps lui-même n'effacera point la gloire de ces temps-là '. »
Pour révèque de Constantine, comme pour la plupart des gens
de sa secte, l'Eglise du Christ était surtout l'Eglise de Donat
Dans la défense de ses idées et des principes de son parti,
principes ([ui pour lui sont au-dessus de toute contestation, Peti-
lianus apporte des habiletés et des roueries d'avocat. C'est un
curieux spectacle que celui de ses tentatives toujours renou-
velées d'obstruction. Il connaît à fond les règles, les ressources
et les ruses d'une double procédure, dont il use et abuse sans
vergogne : procédure du barreau, et procédure d'Eglise. Mis en
échec sur un point, il prend aussitôt l'offensive sur un autre.
Il n'est jamais complètement battu, parce que jamais il ne
s'avoue vaincu. Par là, il déconcerte le président, et trouble
parfois jusqu'à ses adversaires. Tantôt par des discours en règle,
tant(')t par de brèves et tranchantes observations, tantôt par de
vives interruptions ou d'injurieuses personnalités, toujours il
trouve moyen d'eutravei' la marche des débats. Par moments, le
procès-verbal des séances semble le procès-verbal des obstruc-
tions imaginées par Petilianus, de ses scrupules juridiques ou
de ses chicanes '-.
Pour se rendre compte du rôle prédominant que joua l'évéque
de Constantine dans cette assemblée de Carthage, et pour
saisir sur le vif les ressources multiples de son éloquence, il faut
le suivre dans les débats confus des trois séances, et noter au
moins quelques-uns des discours qu'il prononça au cours des
principales discussions.
Dès l'ouverture de la première séance, le 1'=' juin, il est sur
la brèche. De tous les évêques, il est le premier qui prenne la
parole. Il le fait, d'ailleurs, avec sa mauvaise grâce et son
âpreté ordinaire. Après la lecture d'un de ses édits de convoca-
tion, le président ^Nlarcellinus insiste sur une des clauses de cet
édit, qui lui paraissait de nature à rassurer complètement les
schismatiques sur son entière impartialité : « Ledit qu'on vient
de lire, dit-il, sera inséré dans le procès-verbal de la présente
audience. Il établit que je vous ai fait nettement cette proposition :
si vous le vouliez, votre parti pourrait élire un second juge en-
quêteur (cognitor), qui siégerait avec moi. Si ce juge est là,
qu'il veuille bien entrer •'^. » Petilianus intervient aussitôt
\) CoUat. Carthag., \\\,m. 75; 138 et suiv. ; 149; etc.
2) Ibid., I, 29 ; 53 ; 61-70 ; 145 ; 165 ; 3) Collât. Carlhag., I, 6.
II, 3-7 ; 10 ; 20-23 ; 35-43 ; III, 30-34 ;
66 LITTÉRATURE DONATISTE
pour décliner brutalement cette faveur au nom de son parti :
« Nous n'avons pas à élire un second juge, nous qui n'avons pas
demandé le premier '. » On n'est pas plus discourtois.
Cette question réglée, l'évéque de Gonstantine prend l'offen-
sive, tout en déclarant qu'il ne veut pas la prendre. Il déclare
que le rôle d'accusateurs incombe aux Catholiques, puistfa'ilsont
sollicité la réunion de 'la conférence. Il a soin, d'ailleurs de
faire à l'avance toutes ses réserves sur les résultats do la con-
troverse : « Toutes réserves faites pour nos droits, en ce qui
touche aux personnes et à la cause, nous attendons que nos ad-
versaires produisent leurs griefs, eux qui ont réussi à obtenir
cette conférence ^. » .Vinsi, avant toute discussion, l'avocat se
ménage une échappatoire.
Cependant, avant d'ouvrir les débats, le président fait ter-
miner la lecture des pièces du dossier. Le dernier document lu
par les greffiers était un second édit de JMarcellinus lui-même,
où le commissaire impérial s'était encore efforcé de rassurer
d'avance et d'amadouer les schismatiques •'. Obligé d'en con-
venir, Petilianus remercie le président pour ses promesses d'im-
partialité. Mais, bien vite, il revient à la charge. Il demande
impérieusement que ses adversaires précisent pourquoi ils ont
réclamé une conférence : « Tu as rempli noblement ton rôle,
en promettant d'être juste ])Our les parties, et plein d'attentions
pour les oreilles du public, Mais tout cela est antérieur à la
cause, et n'est pas de la cause. Aussi, nous adressons d'abord à
ta puissance cette demande : ordonne à celui qui s'est démené
pour me faire convoquer par des édits, pour m'arracher à mon
siège épiscopal, pour ni'imposer les fatigues de la route, or-
donne-lui de produire sa requête. Qu'il dise pourquoi il a désiré
ma présence. Alors je saurai si je dois ou ce (|ue je dois ré-
pondre '', » Ce que l'avocat savait bien, c'est qu'il était décidé
à ne pas répondre, ou à répondre à côté.
Bientôt, en effet, commencent les obstructions, qui se renou-
velleront jus(}u'à la fin de la séance. Les Catholiques, prétend
Petilianus, sont arrivés en retard, ils ont laissé passer le délai
fixé par les édits ; donc, la conférence ne peut avoir lieu, et le
juge doit les condamner par défaut ■'. En outre, la désignation
de mandataires est contraire; aux usages de l'I-^glise '', Cepeai-
dant, l'avocat n'insiste pas là-dessus. C'est (pi'il entrevoit, dans
1) Collai. CurtluKj., 1, 7. 4) Collât. Cnrthmi., 1, 12.
2) Ihid., I, y. 5) Ibiil., I, 2<t.
3) IbUI., I, 10. G) //„,/., I, .-,;{.
PEÏILTANUS DE GO^'STANtI^'E
67
le contrôle de la nomination do ces mandataires, une mine presque
inépuisable d'obstructions nouvelles. Il réclame la vérifica-
tion de toutes les signatures du mandatum des Catlioli(|ues '.
C'est, pour lui, l'occasion d'une série de discours, où il expose
ses raisons. Les Catholiques, dit-il, ne sont pas si nombreux
qu'ils le prétendent ; beaucoup de leurs évèques étant absents,
il peut y avoir des mandants fictifs ' ; c'est pourquoi les Dona-
tistes désirent constater par eux-mêmes la présence de tous les
évèques de rÉglise rivale '. De plus, les Catholiques ont récem-
ment augmenté le nombre de leurs évêchés ; par exemple, ils en
ont institué deux dans le diocèse de Constantine, trois dans le
diocèse de Milev ^ ; le président doit donc contrôler, par un
appel nominal, la présence et le nombre des mandants de chaque
parti ■'. Après l'appel interminable de tous les Catholiques,
Petilianus demande qu'on procède de même pour les Donatistes :
on pourra constater ainsi ([ue l Eglise de Donat l'emporte en
îSumidie par le nombre de ses évéchés '\ Et, de nouveau,
retentit l'appel nominal. Et les heures passent. Et le président
ne réussit pas à ouvrir le véritable débat. Et Petilianus triomphe.
De sa triomphante obstruction sur le double niandatum, il
sait encore faire sortirincidemment d'autres obstructions. Tandis
que se poursuit monotone l'appel nominal, et que les noms
d'évéques tombent lentement, un à un, de la bouche des gref-
fiers, il écoute avec une héroïque attention, prêt à rectifier, à
protester, à accuser. Il estime, en effet, que les Donatistes doi-
vent contrôler eux-mêmes, publiquement, toutes les signatures
de leurs adversaires. Aussi, pendant ces longues et fastidieuses
procédures de la vérification, le procès-verbal enregistre, à tout
moment, ses interventions autoritaires, généralement agressives.
Par exemple, un greffier lance le nom d'un évêque de Liber-
tiua, en Proconsulaire. Aussitôt, Petilianus prend la parole
pour faire remarquer que, là comme ailleurs, les Catholiques ont
arbitrairement morcelé le diocèse : « Dans un seul diocèse,
celui de notre collègue lanuarius ici présent, oui, dans un seul
diocèse, vous avez installé contre lui quatre évoques : simplement
pour augmenter votre nombre... Oui, vous êtes quatre contre
un "' . » Ailleurs, Petilianus constate que l'évêque catholique
est un ancien Donatiste, récemment converti *^. Ou bien, Tora-
1) Collai. Carlhag., I, 59.
2) Ibld., I, 61.
3) Ibid., I, (i3.
4) Ibid., I, 65.
5) CoUat. Carlluuj., I, 70. — Cf. I, '.)2 ;
% ; 110.
()) Ibid., I, 16.").
7) Ibid., I, 117 et 119.
8) Ibid., I, 121.
68
LITTERATURE DONATISTE
teur s'étonne (|Lie Fortuuatianus de Sicca et Fortunatus de Gons-
tantine puissent être à la fois mandants et mandataires :
« Jamais personne, s'éerie-t-il, ne s'est donné à soi-même un man-
dat '. )) Singulière chicane, assurément, puisque Petilianus lui-
même était exactement dans le même cas.
A d'autres moments, c'est sur ses amis les Donatistes, ou sur
leurs diocèses, qu'il fournit des renseignements. D'ordinaire,
il veut simplement expliquer pourquoi telle ou telle localité n'est
pas représentée dans le mandatiun de son parti : c'est que
l'évèque est mort, ou qu'il est malade, ou que pour une raison
quelconque « il n'a pu v^enir, il a envoyé une lettre d'excuse- ».
l^irfois, dans cette localité, les Donatistes ont seulement
un prêtre : l'orateur l'avoue, mais l'aveu lui coûte ^. Certains
cas sont vraiment délicats : il s'agit d'expliquer comment un
collègue absent, qui n'a pas quitté sa ville épiscopale, a pu
signer le mandaium à Carthage "*, ou même, comment un autre
collègue a pu donner sa signature après sa mort ^. Jusque
diins ces cas-là, Petilianus essaie de justifier ses amis : on ne
s'étonne pas qu'il s'empêtre alors dans ses habiletés.
Comme bien l'on pense, durant ces orageuses vérifications
de signatures, les Catlioli([ues ne restaient pas muets: d'où,
fréquemment, de vives discussions, qui facilement dégénéraient
en disputes. Ici encore, Petilianus était au premier rang. On
connaît ses querelles avec son collègue catholique de Constan-
tine'"'. Le voici, maintenant, aux prises avec Aurelius de Car-
tilage, })uis avec Alype de Thagaste.
Avec Aurelius de Carthage, l'occasion de la dispute fut l'ap-
pel du nom de Félix, l'évèque donatiste de Home". Ce Félix
avait fui, comme; beaucoup de Homains, devant l'invasion des
(iotlis. Se trouvant à Carthage, il s'était mêlé aux assemblées
de son parti, dont il avait signé le mandcilum : l'un des pre-
miers, aussitôt après les primats de Numidie et de Carthage. A
l'appel du nom de Félix, suivi de son titre d'évéque de Rome,
Aurelius de Carthage, comme chef officiel de l'Eglise africaine,
croit devoir protester: « Eh bien ! observe-t-il, en voilà un qui
se dit évê([ue de la ville de Home. Pounjuoi empiéter sur les
droits d'un absent» (c'est-à-diie du pape) '^ ? Petilianus inter-
vient, pour justifier la présence de cet intrus dans une assem-
1) Collai. CditluKi., I. 1 10.
•2) Ihid., I, 12U-121.
:}) //'/./., I, 12»;.
I ll'td., I, 2(11.
ô) Collai. C<irlha<i., 1, 207-208.
6j Ihiil., I, i:{.s.r;j;).
7) Ibid., 1, l.-)7.
8) Ihid., I. 158.
PETILIANUS DK CONSTANTINE
69
blée d'évêques africains : « La raison qui a amené ici Félix,
personne ne l'ignore. Que toute la noblesse romaine est ici, vous
le savez bien. Le même ouragan et la même nécessité ont amené
ici Félix. Pour ne pas avoir l'air de se séparer de nous, il a
signé, lui aussi, le mandatiun '. » Aurelius ne se tient pas pour
satisfait : « Nous aurions pu, nous aussi, faire venir des évêques
d'outre-mer, pour ajouter leurs noms aux signatures de notre
mandatiun '•. » Après une intervention conciliante du président,
Aurelius reprend : « Il est bien établi que nous n'avons pas
laissé empiéter sur les droits d'un absent'. » — « Eh bien!
réplique Petilianus, qu'en toute chose ils suivent cette règle et
s'y tiennent : qu'ils renoncent à parler pour des absents et des
gens d'outre-mer. » — « Oui, répond Aurelius, il est bien éta-
bli que nous l'avons déclaré : c'est Innocentius qui est l'évêque
de la ville de Rome ''. » Il avait fallu cet incident un peu extra-
ordinaire, la présence inattendue d'un pape donatiste, pour que
le primat d'Afrique, ordinairement si calme dans sa fermeté, se
départit un instant de son sang-froid.
Alype de Thagaste, l'élève et l'ami d'Augustin, était plus
prompt à partir en guerre : presque autant que Petilianus, il
était d'instinct batailleur et d'esprit mordant. En outre, les deux
évêques numides, presque voisins, paraissent avoir eu l'un
contre l'autre une animosité particulière. Entre eux, pendant
les vérifications de signatures, les querelles furent incessantes,
renaissant à propos de tout.
On lit le nom de Victorianus, évêque catholique de Musti, en
Proconsulaire. Celui-ci se présente et dit : « J'ai contre moi
Felicianus de Musti et Donatus de Turris -^ » Il s'agit de ce
Felicianus le Maximianiste, contre qui les Primianistes mon-
trèrent tant d'acharnement. Alype ne manque pas l'occasion
d'évoquer le souvenir, qu'il sait être désagréable à ses adver-
saires, de ces querelles entre schismatiques : « A propos du nom
de Felicianus, est-ce que celui-ci est dans la communion de Pri-
mianus^? » Mais, déjà, gronde Petilianus : « Qui t'a donné ce
genre de mandat, et aunom de qui exiges-tu cette explication ?
Veux-tu donc prendre le masque de ceux qui sont dehors" ? »
Alype répond tranquillement : « Soit, qu'il réponde à ma ques-
tion^. » — « Cela relève du fond de l'affaire^' », réplique assez
1) Collât. Curlhaij.
2) Ibid., I, IGO.
3) Ihid., I, 162.
4) Ibid., I, 168.
5) Jbid., 1, 121.
[, 1.59.
6) Collai. CailluK/., \, 122.
7) Ibid., I, )23. '
8) fbid., I, 124.
9) Ibid., I, 125.
70 LITTÉRATURE DONATISTE
piteusement Petilianus. Le coup a porté juste, puisque le terrible
sectaire bat en retraite.
Il essaie bientôt de prendre sa revanche. Cette fois, c'est
Alype lui-même qui est en cause, pour s'être félicité tout haut
de la déroute du parti de Donat dans sa ville épiscopale de Tha-
gaste, la patrie d'Augustin. A l'appel de son nom, Alype pro-
clame la victoire des Catholiques dans son diocèse : « Thagaste
a la joie de voir rétablie l'antique unité. Plaise à Dieu que la
même joie nous soit donnée pour toutes les autres localités ' ! »
— « Funeste unité, s'écrie Petilianus, funeste unité, qui à l'inno-
cence unit le crime. Pas de mélange possible entre les deux
choses -. » Alype ne s'émeut guère de ce coup de boutoir.
Un peu plus tard, la querelle reprend à propos de tous ces
nouveaux diocèses qu'avaient l'écemment créés les deux partis.
Le greffier vient de lire les noms d'une série d'évêques dona-
tistes, qui gouvernaient d'insignifiantes communautés dans de
misérables bourgs, inconnus même de la plupart des Africains.
Alype prend la parole pour constater le fait : « Consignez au
procès-A^erbal que tous ces gens-là ont été ordonnés évêques
dans des propriétés rurales (villae) ou dans des domaines
{fundi., non dans des cités 3. » Petilianus n'est pas long à re-
tourner l'accusation : « Toi aussi, tu as beaucoup d'évêques
dispersés dans toutes les campagnes. Bien mieux, là où tu as
des évêques en foule, tu as bien là des évêques, oui, mais sans
fidèles^ ». En fait, sur ce point, les deux adversaires avaient
également raison.
Tous deux encore avaient raison, quand ils se reprochaient
mutuellement les moyens employés par l'autre parti j)Our gros-
sir artiHciellement le nombre de ses adhérents. « Qu'il soit bien
attesté, dit AlyjJC, que nos adversaires veulent insérer même
les noms des absents. Nous avons donc le droit, nous aussi,
d'insérer dans le procès-verbal les noms de tous les évêques
catholiques (jiii, pour cause de maladie ou pour une raison quel-
conque, n'ont pu se présenter^. » A quoi Petilianus réplique:
« Puisque la j)artie adverse a notifié et attesté qu'elle a des
absents, nous faisons, nous aussi, une déclaration analogue.
Beaucoiq) des niHres, em[)êcliês par des nécessités diverses ou
par hjur mauvaist; santé, ne sont pas venus. En outre, beaucoup
de nos sièges, maintenant, sont vacants : il n'a pu encore
1) Collai. Cinih'ig., I, 13C. 4) Callul. Citriluuj., I, 182.
2) Ibid., I, 137. 5) Ibid., 1, 184. "
.S) //)/(/., 1, isi.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 71
y être pourvu par l'ordination d'évêques. Que cela, aussi, soit
consigné au procès-verbal K » Satisfaction fut donnée aux
deux orateurs, puisque leurs déclarations figurent au procès-
verbal.
Mais où la querelle s'envenime surtout, c'est quand Petilia-
nus cherche à expliquer comment la signature d'un de ses col-
lègues, mort en route, pouvait se trouver sur le mandatum
signé à Carthage. Après constatation du fait, Alype dit d'un
air de dédain : u II suffit qu'on les ait pris sur le fait. Conti-
nuons. » Petilianus réplique brutalement: « Tu n'as rien pris
du tout. Tu argumentes contre la vérité. » — « C'est toi qui
l'as dit », répond Alype-. Le président lui-même s'étonne del'ef-
front&rie du Donatiste. Avec son ferme bon sens, il lui pose ce
dilemme embarrassant: « S'il est vrai, comme vous l'affirmez,
que cet évêque est mort en route, sa signature est évidemment
fausse; si au contraire il a signé lui-même, il n'a pu mourir en
route. » Décontenancé un instant, Petilianus balbutie : « N'est-
ce pas le fait d'un homme, de mourir? Est-ce qu'on ne voit pas
des mourants signer leur testament ?» — « Oui, lui crie Alype,
c'est le fait d'un homme, de mourir ; mais ce n'est pas le fait
d'un galant homme, de tromper. » Pourtant, dans l'intervalle,
le Donatiste a trouvé son explication : « Ce n'est pas tromper :
il a pu mourir en route au retour \ » Et Petilianus, cette fois
encore, fut convaincu qu'il avait eu le dernier mot.
En tout cas, ce jour-là, il avait atteint son objectif. Toutes
ces chicanes et ces querelles avaient rempli bien des heures ;
la nuit arrivait. Le président dut ajourner les débats.
La seconde séance, qui eut lieu le surlendemain, fut encore
toute en obstructions et en chicanes. C'est dire qu'on y enten-
dit souyent la voix de Petilianus. Successivement, il déclare que
les vi'ais chrétiens, comme lui et ses amis, ne peuvent s'asseoir
dans la même salle que des impies comme les pseudo-Catho-
liques '* ; il proteste contre le nom d' « évêques du parti de Do-
uât — episcopi partis Donati », donné aux évêques de son
Eglise dans le procès-verbal de la première séance''; il proteste
encore contre l'article du règlement de la Conférence, qui obli-
geait tout orateur à signer toutes les paroles prononcées par
lui''; au reproche qu'on lui adresse de ne pas observer ce
règlement, il réplique que ses adversaires ont contrevenu à
1) CoUat. Carlhmj., I, 185. 4) CoUat. CarUuuj., II, 3-7.
2) Ibid., I, 207. 5) Ibid., II, 10. '
3) Ibid., I, 208. 6) Ibid., II, 16.
72 LITTÉRATURE DONATISTE.
l'édit de Marcellinus en ne rendant pas la plupart des églises ^ ;
enfin, avant toute discussion sur le fond, il exige communica-
tion du procès-verbal complet de la séance précédente-. Il
triomphe une fois déplus, puisqu'il obtient encore l'ajournement
de la Conférence^.
Cependant, la fortune devait le trahir, le 8 juin, à la fin de
la troisième séance. Jamais, pourtant, son éloquence n'avait eu
plus de ressources et de vigueur. Il n'en fut pas moins vaincu,
mais par Augustin.
Pendant la plus grande partie de cette troisième séance, Peti-
lianus organise de nouveau ses savantes obstructions. Pour
éviter qu'on en arrive à parler sérieusement, à traiter la véri-
table question, il prononce discours sur discours. Il proteste
contre le nom de « Donatistes » donné à son parti, et contre la
prétention qu'ont ses adversaires de représenter l'Eglise catho-
lique''. D'accord avec Emeritus de Ciesarea, il demande com-
munication du texte de la re([uéte adressée par les Catholiques
à l'empereur pour solliciter la réunion de la Conférence': les
solliciteurs, dit-il, y ont calomnié l'Eglise de Donat, et, pour
cette raison, refusent de produire leur requête''. En outre, il
accuse ses adversaires de chercher, par ce refus, à éviter le
déi)at". Puis, de nouveau, à propos d'une observation du pré-
sident, il proteste contre le nom de « Catholiques » donné aux
représentants de l'Eglise rivale''^. Cependant, il suit son idée,
qui lui parait féconde en obstructions; à mainte reprise, il insiste
pour obtenir communication de la requête susdite'-'. 11 reproche
au président son peu d'empressement à ordonner lecture de la
pièce; pour l'y contraindre, il demande qu'on lise, dans l'ordre
des tem[)S, tous les documents relatifs- aux députations des con-
ciles catholi([ues '". Déçu da ce côté, il change de tacti([ue. 11
somme ses adversaires de choisir définitivement entre deux mé-
thodes de discussion : méthode juridique ou textes de l'Ecri-
ture ".Il soutient que les Catholiques sont les demandeurs : ce
sont toujours eux qui ont attaqué '-^, et les Donatisles ne peuvent
renoncer à leur rôle de défendeurs '•'. Chemin faisant, Petilianus
malmène à tout propos l'ICglise rivale, héritière de Caîcilianus
1) Collai. Carihuii., II. 18. H) Collai. CurlUit,/., III. '.Il ; '.Ki ; 'Jô.
2) Jbid., II. 21»; h ; 85 ; H7 ; :5'.» ; C? ; 9) Ibid., III. 102 ': :04-10Ô ; 112 ; 118 ;
48-49 ; 5.-. ; .",8. 125 ; 127 ; 12!» ; LU : 183 ; ISÔ ; IHS.
3) Ihi'L, II. Cl 72. 10) Ibid., III. 140-141 ; 143 ; 146.
i) Ihid., III, 22; 30; 32; 34. 11) Jbid., III, 149; 1.Ô3 ; l').-) ; 181;
ô) Ibid., III.4r,-47; fi2 ; (•,9;74. 183; 185; 190-191; 195; 209.
Cl) Ibid., m, 75. 12) Ibid., lit, 1(15; 175.
7) /6ùi., III, t*. 13) Ibi'L, III, VXi.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 73
et de son indignité '. Toutes ces accusations ou ces chicanes lui
fournissent l'occasion de discours sans fin.
De ces discours agressifs naissent souvent dos disputes.
Naturellement, la querelle recommence avec Alype de Tha-
gaste. D'abord, à propos des persécutions. Petilianus proteste
contre les violences que l'on commet en Afrique au nom de
l'empereur, mais sans ses ordres : « L'empereur, dit-il, a voulu
me faire peur, non me faire tuer, ni persécuter, ni traîner en
justice, ni dépouiller^. » — « Par-dessus le marché, lui crie
Alype, on ne t'a même pns fait peur '^ » — « C'est louer notre
fermeté, réplique Petilianus, la fermeté de notre foi orthodoxe
et de notre discipline vraiment catholique^.» — « Eh bien !
poursuit Alype, on ne t'a pas faitpeur, ni inspiréaucune crainte'.»
Un peu plus tard, la dispute reprend au sujet du nom de « Do-
natistes ». Petilianus repousse cette appellation: « Nos adver-
saires croient devoir nous appeler Donatistes. Eh bien ! si l'on
se reporte aux noms de nos pères, je puis leur donner, moi aussi,
un nom analogue : oui, je les désigne publiquement, ouverte-
ment, comme étant des Mensuristes et des Cécilianistes, des
traditeurs et nos persécuteurs''. » Après cette déclaration, Peti-
lianus n'en commence pas moins le panégyrique de Donat le
Grand". Mais Alype l'interrompt : « Qu'ils condamnent le nom
de Donat, et, à l'avenir, nous ne les appellerons plus Dona-
tistes'^. » — « Toi, réplique Petilianus. condamne le nom de
Mensurius et celui de Gaecilianus, et l'on ne t'appellera plus
Mensuriste ou Cécilianiste'K » Rarement l'on montra moins de
charité chrétienne, que dans cette lutte entre évèques pour le
droit de se dire catholique.
Le moment le plus dramatique de la séance est le duel ora-
toire de Petilianus avec Augustin. Bien que l'évéque d'Hippone,
par principe, se réservât pour la controverse de fond, il avait
pris plusieurs fois la parole au sujet des chicanes donatistes :
notamment, sur la requête des Catholiques à l'empereur '", ou
sur la méthode de discussion". Ces interventions de son vieil
adversaire avaient irrité Petilianus, qui, sans ironie, lui avait
recommandé la patience '-. Tout à coup, la discussion entre les
1) CoUal. Carihiuj., III, 227; 229; 1) CoUat. Cartluuj., lU, 32.
231-232 ; 236. 8) Ibid., III, 33.
2) Ibid., III, 25. 9) Ibid., III, 34.
3) Ibid., m, 26. 10) Ibid., III, 53 ; 55 ; 59.
4) Ibid., III, 27. 11) Ibid., III, 1S7.
5) Ibid., III, 28. 12) Ibid., III, 50.
6) Ibid., 111,30.
74
LITTEUATUHE DONATISTE
deux évêqiies prend l'allure d'une àprè querelle, très violente,
puis personnelle. Augustin vient de protester contre la préten-
tion des Donatistes, qui veulent rendre les Catholiques soli-
daires de G;ecilianus '. Petilianus, alors, se dresse menaçant:
« Toi, qui es-tu? Es-tu le fils de Ctecilianus, oui ou non? As-
tïi hérité, oui ou non, du crime de Cœcilianus- ?» — « Moi,
répond Augustin, je suis' dans l'Eglise où était Gœcilianus^. »
— « D'où viens-tu? crie Petilianus. Qui as-tu pour père? x4u
surplus, si tu condamnes ton père, tu avoues être hérétique, toi
qui ne veux avoir ni origine orthodoxe ni père^. » Sur cette
mise en demeure, l'évêque d'Hippone s'explique avec quelque
détail. Mais Petilianus revient à la charge : « Câ'cilianus est-
il ton père? As-tu une mère, comme tu l'as dit'^? » Suivent
■diverses répliques, puis un discours d'Augustin, un autre de
Petilianus ". La controverse prend un tour de plus en plus per-
soiuiel : « Qui t'a ordonné et t'a l'ait évêque ' ? » demande Peti-
lianus, visant les vieilles calomnies sur l'ordination d'iVugus-
tin. A ce moment, l'on s'agite et l'on murmure dans les rangs
des Donatistes. Alype de Thagaste s'impatiente, et, se tour-
nant vers les sténographes : « Qu'on note ce tumulte ^. » Impas-
sible, Augustin continue de disserter sur les caractères de
l'Eglise-'. Mais Petilianus le ramène à la réalité brutale, en
répétant sa question perfide : « Comment s'appelle celui qui l'a
oi'donné ? Qu'il dise le nom de son consécrateur "•. » Dans toute
l'assemblée, l'émotion est à son comble. Pour ou contre Peti-
lianus interviennent plusieurs orateurs : le Donatiste Adeoda-
tus de Milcv, les Catholiques Possidius de Calama, Alype de
Thagaste, Fortunatianusde Sicca ". Longtemps, Augustin refuse
de répondi-e aux calomnies : « Questions superflues, je le vois
bien », dit-il '-^. Cependant, à la demande du président '•', il consent
à s'expliquer : il le fait dans un discours très m-t, où il ('xpose
les circonstances de son ordination par Megalius, primat de
Numidie''. Cette réponse si explicite met fin à la ([uerelle per-
sonnelle, à cet étrange et dramatique duel oratoire entre les
deux ])rineipaux orateurs des deux partis en présence.
Est-ce l'effet de cette querelle avec Augustin, du trouble; que
1) Collai. Carlhwi., 111,
220.
8) Colldl. Carlkag., 111,
240
2) //'-</., 111. 227.
'.)) Ihid., 111, 242.
3) //<»;/.. m, 22S.
ni) Jhiil., 111, 2-IH.
A) Ihiil., 111, 22'J.
11) //<;•</., 111. 2i:<-2l.-).
t)) ll„.l., 111, 2:u.
12) //././., 111, 21.-..
li; IIjuL, Ml. 2H2-2:îi;.
IH ll>i<l., 111, 24C..
1] Ihid., IJI, 23S.
h; Ibid., 111, 247.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 75
ces scènes violentes avaient apporté dans les esprits ? Toujours
est-il que Petilianus et ses amis, aussitôt après, commirent une
insigne maladresse. Ils exigèrent impérieusement la lecture
immédiate et intégrale de la longue lettre synodale qu'ils avaient
rédigée la veille en réponse au jnandatiun de leurs adver-
saires'. Sur un mot d'ordre d'Augustin, les Catholiques y
consentirent; et le président ordonna la lecture-. Le docu-
ment lu3, on se mit à le discuter, Augustin en tête^. Il se
trouva que les schismatiques s'étaient pris à leur propre piège.
Par cette lettre synodale, ils avaient introduit eux-mêmes, sans
y songer, la discussion sur les questions fondamentales : cette
discussion que depuis si longtemps, par leurs obstructions,
ils s'évertuaient à éluder. Dès lors, leur destin était fixé. En
vain, Petilianus s'efforça de lutter encore ; en vain, il contesta
l'interprétation, donnée par Augustin, de certains textes relatifs
à l'Église^. Par suite d'une erreur de tactique, son éloquence
était vaincue.
Il avait tant parlé ce jour-là que, vers la fin de la séance,
comme les Catholiques venaient de produire des documents em-
barrassants pour les Donatistes, il dut renoncer à la discussion
pour cause d'enrouement '^. Était-ce un prétexte pour se tirer
d'affaire, comme on l'insinua dans le camp ennemi " ? Ce n'est
pas sûr. A en juger par le procès-verbal, l'enrouement n'a rien
d'invraisemblable. Et Petilianus, qui était habile, ingénieux,
tiHu, n'était pas homme à rester muet devant un argument, ni
à se dérober devant un document, ni à lâcher pied avant la fin
de la lutte.
Quoi qu'il en soit du dénouement et de l'enrouement, Peti-
lianus, au cours des trois séances, avait pris la parole près de
cent cinquante fois. Tous ses discours, ses ripostes et ses moin-
dres mots, nous ont été conservés par le procès-verbal sténo-
graphié, où se dessine nettement sa physionomie d'orateur.
Orateur, il l'était assurément, dans toute la force du terme :
et de nature, et d'éducation, et par le plaisir instinctif qu'il pre-
nait au jeu de la parole, et par l'obsession d'une idée fixe, sous
la pression d'une volonté toujours tendue vers l'action. Là-
1) Collât. CarlhcKj., Ul, 249 vl sui\. se non posse tostatur )> [Capilula Gcslo-
2) Ibid., m, 256-257. • niin Collai. Cartling., 111,541).
S) Ibid., lïl, 258. 7) « CaUioiici testaiitiir ideo so Peli-
4) Ibid., lU, 261 et suiv. liaiiniu cxciisatiuiii siiblrahere voluisso,
5) Ibid., m, 263 ; 274 ; 276. <|m)(l ci Donal.us Cascnsis ex Gestis
<i) (( Petilianus, cpiscopiis parlis Do- evidunlcr osteasus est » {ibid., 111,
nati, impediincuto raucediais agerc 542).
76 LITTÉRATURE DONATISTE
dessus, il n'y avait qu'une voix dans toute l'Afrique, et dans
tous les partis. C'est par le prestige et par l'ascendant de son
éloquence, que l'évêque de Constantine, égal en principe à ses
quatre cents collègues sous la suprématie des primats schisma-
tiques de Numidie et de Cartilage, était devenu peu à peu le vrai
chef du Donatisme. Les Catholiques eux-mêmes rendaient hom-
mage à son talent oratoire. Augustin le qualifie souvent d'homme
« éloquent, disert » [eloquens^ disertus) ' : parfois avec une
pointe d'ironie, mais où l'ironie vise l'excès de virtuosité plutôt
que le talent lui-mêvue.
D'ailleurs, l'action très réelle de cette éloquence est attestée
par le rôle tout à fait prédominant de Petilianus dans cette as-
semblée solennelle de Carthage, qui réunit près de six cents
évéqùes, et, parmi eux, beaucoup d'orateurs. Pendant toute la
durée des trois séances, qui se prolongeaient des journées
entières, on voit tous les schismatiques se rallier derrière
révè([ue de Constantine, qui toujours parle le premier, donne
le mot d'ordre, ouvre le feu, conduit l'offensive ou couvre la
retraite ' : et cela, sans titre spécial, sans aucune de ces pré-
rogatives que confère une supériorité hiérarchique, mais, sim-
plement, du droit de son talent, par l'effet de la confiance en-
thousiaste que son éloquence inspirait à tous les siens. Les
Catholiques s'en rendaient bien compte, et même, dans une cer-
taine mesure, subissaient l'ascendant de leur hautain et farouche
adversaire. Au cours des débats, c'est ordinairement vers Peti-
lianus ({u'ils se tournent; c'est lui (ju'ils interrogent, c'est avec
lui surtout qu'ils discutent. L'évêque de Constantine, premier
champion du Donatisme, semble traiter d'égal à égal, non seu-
lement avec les primats ou avec Augustin, mais avec le com-
missaire impérial, président de l'assemblée-'.
Il était orateui- de naissance, de tempérament. Et, semble-t-il,
orateur de carrefour, plutôt que d'académie. Comme beaucoup
d'évêques et de clercs donatistes '', il avait une nature de tri-
bun. Toujours il a aimé les grandes phrases, les grands gestes,
les grands mots : quand ce n'étaient pas les gros mots.
Seulement, ce tribun était passé par les écoles des rhéteurs.
11 y avait reçu, aussi complète que possible, l'éducation oratoire
\) h\\\i\\si\n. Ci, nlra lilU-ms Pi'liliani, 7: \:,-l\\: 17-49; III, 89-%; 117-120;
1, 1 ; II, 23, r,.-| ; its, 22(1 ; 101. 2H2. 125-141) ; olc.
2) Cnllnl. <:,irlhii(j.. I, 7 : '.I; 12, etc. ; 4) l'.ir cxciiiplo, Optalus de Thamu-
11,3-7; 1(1; IC, clc ; I II, 22 ; 25 ; 27 ; -a.li. (lualilic de trihiiii par rôvèqni;
3'l, l'ic. il'Ilippoiio : « Oplali illiiis Iribuni \os-
3) Ibid., I, r,-lt ; 11-12; 28-;!0; II, ii- tri » (Aii-u-.lin, Hpi^l. 51,8).
petihanus de constantine 77
qui se donnait partout alors, et qui était entièrement orientée
vers le barreau'. Le tribun y était devenu aussi un avocat,
comme cela s'est vu en d'autres temps : un avocat très expert,
très ingénieux, retors, jamais à court, rompu à tous les secrets
du métier, familier avec toutes les procédures, avec toutes les
chicanes, et, par son habileté même, Facilement entraîné à ne
pas s'embarrasser de scrupules, à placer au-dessus de toute
autre chose ce qu'il considérait comme le devoir professionnel,
le devoir de gagner son procès. Et c'est déjà une physionomie
assez curieuse, que cet évéque-tribun doublé d'un avocat homme
d'affaires.
Mais cette figure d'orateur est bien plus complexe encore. A
l'action de l'école et du métier d'avocat, s'est ajoutée l'influence
de la secte, puis celle de la carrière épiscopale, des querelles
d'Eglises où fut entraîné l'évêque, des controverses qu'il eut à
soutenir-. Vivant au milieu des sectaires du Donatisme, l'ora-
teur y a exaspéré son intransigeance naturelle, sa raideur hau-
taine, son àpreté : c'est l'homme des pamphlets, l'homme des
invectives contre Augustin, l'homme ({ui refuse de s'asseoir à
côté ou en face d'un Catholique ■''. Gomme évoque schisraa-
tique, cet orateur a dû défendre sa communauté, c'est-à-dire
attaquer l'Eglise officielle, menacer ou injurier son collègue
orthodoxe, assaisonner d'invectives ses mandements ou ses livres
de controverse''. Au cours de cette carrière épiscopale, l'élo-
quence du tribun-avocat s'est chargée de nouveaux traits : elle
est devenue en même temps plus âpre et plus chicanière, avec
des tons plus heurtés, des allures de théologie querelleuse et
d'exégèse agressive, l'habitude et bientôt le goût des personna-
lités.
Voilà donc bien des éléments hétérogènes dans la formation
de cette éloquence, où l'on surprend la collaboration d'unévêque
avec un tribun, d'un sectaire avec un avocat, d'un pamphlétaire
avec un prédicateur, d'un théologien avec un homme d'affaires.
De tout cela résulte une physionomie complexe, peu sympa-
thique sans doute, mais originale.
Dans une éloquence de ce genre, où se rencontrent tantd'élé-
1) Contra Utteras Petiliani, I, 1 ; H, III, 227 et siiiv. ; Augustin, Contra
23, 55; 98, 22(;; 101, 232; 111, 1(1, Ht. liUenis Petiliani, 1, 1 ; 11, 1 t-t suiv. ;
2)Ibid., 1,1 ;ll, 1;104,239 ;IH, 1 ; De III. 1 cl suiv. ; l(i, VJ et suiv.
unico baptifiniu, 1 ; Sermo ad Cacsareen- 4) Augustin, Cnntra liltenis Petiliani,
i/s Ëcclesiae pleljem, S ; Retract., U, 51 II, 2, 4 ; 8, 17 ; 17, 38, etc. ; III, 1 c;t
et OU; Collât. Cnrlhurj., I, 65 et 131»; suiv.; 1(), 19 et suiv.; De unico bap-
II, 10; III, 32. tismo, 16, 29; Collai. Cnrlhag., I, 139;
3) Colha. CiirUuuj., 1, 145; II, 3-7; III, 227-244.
VI (5
78 LITTÉRATURE DONATISTE
ments divers, et où manque naturellement l'harmonie, les défauts
sautent aux yeux. D'abord, un peu d'iuQohérence : trop de chi-
canes autour des faits, trop de mots autour des principes, trop
d'injures autour des citations bibliques '. Puis on relève des
exagérations de toute sorte : de la déclamation, de l'emphase,
des violences superflues, une âpreté vraiment extraordinaire.
Voyez, à la troisième s'éance de la Conférence, cette charge de
Pelilianus contre deux malheureux évêques catholiques, Evodius
d'Uzali et Theasius de ]\fembrone, dont le seul tort était d'être
allés en ambassade auprès de l'empereur comme légats de leur
parti : « Theasius et Evodius, ces éclaireurs des Catholiques,
leurs navigateurs en titre, ces légats de leur furie, toujours
prêts à réclamer du sang, à réclamer des proscriptions, à
répandre la terreur, à déchaîner les périls, à massacrer dans les
diverses provinces -, » Se douterait-on qu'il s'agit ici du doux
et modeste Evodius, l'élève et l'ami d'Augustin, l'interlocuteur
si conciliant de ses dialogues, le rêveur et mystique évéque
d'Uzali ^^ ?
Ces défauts de Petilianus, si choquants qu'ils soient, ne sont
qu'une ombre aux mérites très réels de son éloquence. Il a de
l'énergie, de la précision, du mouvement, une logique passion-
née, du relief et de la couleur. A l'occasion, il sait concentrer
et résumer son idée dans des formules expressives, comme
celle-ci : « Chez nous est la véritable Eglise catholique, celle
qui subit la persécution, non celle qui persécute '. » Avec tous
ses défauts, qui viennent surtout de l'excès ou de l'abus de qua-
lités solides ou brillantes, à moins qu'ils ne viennent simplement
de son mauvais caractère-' ou de sa mauvaise cause ^, Peti-
lianus reste un orateur original, aussi plein de ressources que
convaincu, aussi vigoureux qu'ardent, aussi habile que mordant.
I; l'cliliuiius, Epistula ud prcsbylcru^ f[u;u' facit. » (CoUal. Cdrlluuj., III, 2'2.
et diaconos, 2; <) et siiiv. ; 11 et siii\. ; — VA'. III, 258). — Les foriiiules de ce
2H et siii». ; 85 et siiiv. ; 3!1 et suiv. ; gciin; sont iKniibrciiscs tinns l'ICpislula
4<> et siii\. ; Colbit. Carlhag., I, 20 ; ad presbylero^ et diaconos de l'utiliaiius.
58; (.1 : II, H; il 48; III, 30; 75; 5) « Malt'dictu Icfiistis, quae iii me
8'J ; i-tc. iratidr quam cotisideratior Pcliliainis
2) f^idlal. ('.(irlhaii.. Ili. 111. e\<»inuit » iAiijj;iisliii, Cunira lilleras
H) Aiigu>-liii, Confess., 1\, S et 12; J'ctiliani, III, 2, 3). — « Lcgilc miiic
De qiianlilitic unintac, 1 cl suiv. ; De ejiis (Peliliani) copiosissima inalcîdicta,
lihcro urlnlrio, I, 1 et sui\.; Kpist. 83, quae in me iiillaliis et iralus efl'iidit »
2 ; MO. 1 ; 158-1G4 ; ICI». {ibid., III, 15, 17).
4) <" Apiid nos r>.l eiiiiii xcra ("allio- 6) (( Quia iiiala causa est » (ibid.. Il,
liia, fjuae pcrseculioiirni palilur, iinn 9S, 22(>).
PETILIANUS DE CONSTANTINE 79
VI
Petilianus écrivain. — En quoi l'écrivain ressemble à l'orateur. — En quoi
et pourquoi il en diffère. — Influence plus marquée de l'école et du
stylisme à la mode. — L'art de la composition. —La langue. — Le style.
— Défauts signalés par Augustin. — Qualités de l'écrivain. — Petilianus
a été un adversaire digne d'Augustin.
L'écrivain, cela va sans dire, est étroitement apparenté à
l'orateur. Cependant, il s'en distingue par quelques traits inté-
ressants, assez marqués pour que l'on doive noter ces diffé-
rences.
Ce qui frappe tout d'abord, ce sont naturellement les analo-
gies. Dans tous les ouvrages que nous connaissons de lui,
Petilianus fait œuvre de polémiste. Or la polémique, surtout
la polémique personnelle, ressemble fort à l'éloquence : un pam-
phlet est encore une façon de discours. Auteur de pamphlets
très agressifs et très violents, Petilianus y apporte le ton, les
allures et les procédés de l'éloquence. Son style est donc, le
plus souvent, un style d'orateur i. On y retrouve son tempé-
rament de tribun avec ses subtilités d'avocat, sa raideur et son
âpreté de sectaire, son instinct batailleur et son humeur que-
relleuse, ses airs provocateurs, son goût des personnalités et de
l'invective, ses tendances aux exagérations oratoires, mais aussi
les mêmes qualités, la logique passionnée, l'énergie, le relief, le
mouvement, la vie. Tous ces traits caractéristiques de ses dis-
cours sont aussi les traits dominants de ses controverses écrites,
et sont partout visibles jusque dans le détail du style.
Mais un pamphlet, même écrit de verve, à la hâte, dans une
fièvre de rancune, n'est jamais complètement improvisé, comme
l'est un discours né soudain dans le tumulte d'une assemblée
orageuse, et fidèlement recueilli par des sténographes, et publié
tel quel. Or tous les discours de Petilianus nous sont parvenus
dans le procès-verbal sténographié des séances de Carthage,
sans que l'orateur y ait pu changer un mot"-; ses pamphlets.
\] C'est ce que remarquait Augustin prononcer {Collât. Carthag., I, 10). Pe-
(Conlra Utteras Petilianl, II, 23, 55 ; 98, tiljanus avait eu beau protester contre
226; 101, 232; III, 16, 19). ^cette exigence {ihid., II, 16); il avait
2) On sait que le règlement de la dû s'y soumettre comme tout le monde.
Conférence obligeait chaque orateur à Nous lisons encore, à chaque page du
signer aussitôt, sur la minute du pro- long document, la copie de sa signa-
cès-verbal sténographié, les discours ture. Dans ces conditions, aucune re-
ou les moindres paroles qu'il venait de touclie n'était possible.
8) LITTÉH.VTURE DONATISTE
au contrairo, ont été composés à loisir, reviiSj corrigés, polis et
limés par l'auteur. Et de là viennent, dans l'ordonnance géné-
rale et dans le style,, toutes les dil'férences.
En même temps qu'un tribun et un sectaire, l'évéque de Cons-
tantine était un homme d'école, initié chez les rhéteurs aux
secrets du beau langage, aux traditions cicéroniennes complé-
tées ou modifiées par Timitation de Salhiste ou de Sénèque, à
l'art de la composition, aux raffinements du stylisme africain.
Pendant les séances de Orthage, l'orateur oubliait tout cela
dans l'ardeur de la bataille, dans le feu des attaques ou des
ripostes. Mais, dans ses pamphlets ou ses autres ouvrages
de controverse, l'écrivain, qu'il y songeât ou non, redevenait
plus ou moins un homme d'école '.
D'où une première différence, entre ses traités et ses dis-
cours, en ce qui concerne la composition. Dans les discours,
qui ont été improvisés au milieu d'ardentes discussions, l'agen-
cement des matières, idées ou faits, arguments ou citations,
récriminations ou invectives, est naturellement assez capricieux,
spontané et comme instinctif ; il a été improvisé, lui aussi, au
hasard des incidents de séance, sous le coup des questions
posées, des objections ou des brusques interruptions'-. Au con-
traire, les traités de Petilianus témoignent d'un art assez savant
dans la disposition des divers éléments de la démonstration.
Nous [)Ouvons en juger par la grande Lettre pastoi*ale, que nous
possédons tout entière -^ On y constate la métliode rigoureuse
de l'auteur : netteté dans la conception d'ensemble, proportions
justes dans l'oi-donnance des parties, avec je ne sais quoi de
tranchantqui, chez l'homme du métier, traliit le sectaire. Théorie
et faits, idées, arguments, citations bibliques, exhortations ou
reproches, injures même et digressions apparentes, tout y est
à sa ])lace. Tout y est calculé, et disposé dans une gradation
savante, de façon à produire le maximum d'effet, à insj)ii"or
riiorrcur pour l'Eglise officielle et la confiance dans l'Église de
Donat '. C'est d'un écrivain qui sait son métier, et (|ui, dans
ses pires em[)orlements, songe encore à appliquer les règles de
r.irt.
Pour la langue, le contraste est beaucoup moins accusé entre
1) Aii^:iisliii, (jinhii lillpras l'cliliani, cl (liocono^ (reslituéc plus li.iiil, l.imc V,
111, 1'"'. I'.». Appendice I).
:.' l'.ir iixiMiiplo : l'.ulInL rarlluni.. I, || ^ur le plan et rii-^ciKcmeiil do
1H.< ol 2n7--2(H; II. ;(.; ; III, 3t)-:{4 ; i;27- l' Hpistiila ad prexhyleros et diacom)^,
214: '2H->li\. ^oy(.•z plus liant, | 2 , p., 1'.) ol siii\.
:^) l»rliii;mtis, Efiistula iid preshylerns
PETILIANUS DE CONSTANTINE 61
les traitée et les discours. Elle est seulement plus châtiée,
moins heurtée, chez l'écrivain que chez l'Orateur. D'ailleurs, le
fond est le même, et ne présente rien de très significatif. Ni
dans le vocabulaire ni dans la syntaxe, on ne relève rien de
particulier. C'est la langue ordinaire des Africains instruits de
ce temps-là, mais adroitement maniée par un lettré rompu aux
exercices de l'école, familier aussi avec les termes plus crus
et les tours plus vifs du langage populaire'.
Quant au style, c'est autre chose : c'est ici que se dessinent,
non seulement l'originalité de l'écrivain, mais les principales
différences avec Torateur. Ici apparaît nettement linfluence de
l'école et du milieu littéraire. En matière de style, la plupart
des Africains étaient des raffinés, qui auraient peu goûté la
simplicité grecque, et qui à Cicéron préféraient Séuèque ou
Salluste. Depuis trois siècles, le stylisme était à la mode dans
les écoles et dans la littérature de la région-. Pour les païens
'du pays, les grands maîtres du langage étaient Apulée et
Fronton; pour les chrétiens, c'était Tertullieu'^. Gomme beau-
coup de ses compatriotes, Petilianus était, d'éducation et de
goûts, un styliste. Il ne se contentait pas de trouver à sa pensée
l'expression adéquate, la plus simple et la plus sobre : cette
expression, il la voulait neuve, renforcée, éclatante, haute
en relief et en couleur, savoureuse et piquante, pimentée au
besoin.
Or les expressions de ce genre ne s'improvisent guère ; ce sont
des raffinements d'homme de loisir, qui supposent la recherche
et l'effort. De ces raffinements, on relève à peine quelques
traces dans les discours improvisés de Petilianus; ils abondent,
au contraire, dans ses traités. C'est par là surtout que se dis-
tinguent, pour la forme, les deux catégories d'ouvrages. Dans
les pamphlets de Petilianus, le style n'est pas seulement un
style d'orateur; c'est aussi un style de styliste.
L'antithèse sous toutes ses formes, avec ses oppositions de
mots et ses cliquetis de sons, avec ses rapprochements artificiels
ou équivoques qui vont parfois jusqu'à l'allitération ou au
calembour, l'antithèse est le cadre ordinaire de la pensée de
1) Pulilianus, Epistula ad presbyteros flucnce des écoles, cf. noire Milume
et diaconos, 2 ; 8 ; 18 et suiv. ; 28 ; 35 ; sur Les Africains (Paris, 1894).
39 ; etc. 3) Comme écrivain, TertiiHien a été
2) La persistance du stylisme, depuis ^longtemps un véritable classique pour
le 11' siècle, est un des traits les plus es chrétiens du pays. Voyez plus haut,
marqués dans la littérature de l'Afrique tome 1, p. 139 et sui\ .
romaine. Pour les iiaïens et pour l'in-
82 LITTÉRATURE DONATISTE
l'écrivain ^ Il ne se contente pas du relief; il cherche aussi à
colorer l'expression de son idée. Comme il avait de l'imagina-
tion, il trouve des métaphores neuves, des tours poétiques, des
comparaisons inattendues.
Il aime surtout les comparaisons. Il en a d'ingénieuses et de
spirituelles, même à propos du baptême. En voici une, qui est
vraiment curieuse. Le prétendu baptême des Catholiques étant
nul, il est absurde d'accuser les Donatistes de redoubler le
sacrement; les gens qui produisent cette accusation* sont comme
ces fous qui croient voir deux soleils : « Nous n'admettons
qu'un seul baptême. iVssurément, ceux qui en voient deux sont
fous. Prenons une comparaison. Le soleil parait double à cer-
tains fous : c'est que souvent se présente un nuage sombre, dont
la face noire, frap})ée par la lumière, renvoie les rayons du
soleil et semble émettre des rayons propres. Ainsi, dans la foi
du baptême, autre chose est de chercher des images, autre chose
de reconnaître hi vérité''. » Quelquefois l'écrivain, pour rendre
plus sensible son idée, procède par comparaisons accumulées.
En voici un exemple, toujours à propos du baptême : « Cou-
pable comme tu l'es, dit le Donatiste à son adversaire catho-
li(iue, tu ne peux conférer qu'un faux sacrement. Donc, je ne
redouble pas le baptême ; mais, toi, tu ne le confères même pas
une fois. Eu effet, si tu veux mêler au vrai le faux, souvent le
faux suit les traces <lu vrai pour l'imiter. C'est ainsi que la pein-
ture contrefait l'iiomnie vrai, riiomme de la nature, en présen-
tant par des couleurs de faux aspects de la vérité. Ainsi, le
poli d'un miroir reproduit un visage, au point de retenir les
yeux de qui le regarde ; il offre à tout venant son proj)re
visage, au point que chacun croit venir au-devant de sa })ropre
figure ; et telle est la puissance de l'illusion, que les yeux mêmes
de celui (jui regarde se reconnaissent, comme s'il s'agissait
d'une autre personne. De même, l'ombre, quand elle appa-
raît, double ])ar une image l'aspect des choses, dont elle brise
en grande partie l'unité par un mensonge. Dans tout cela, faut-
il voir la vérité, parce (jue la figure ment'? » On remarquera
que toutes ces comparaisons s'adressent à l'œil : comme écri-
vain ai'tiste, révêtpu' de Constantine était un visuel.
D'autres procédés d'«ixpression s'observent chez l'orateur
1) l'ililijiinis, Hpislulii nd prcsbyteros sui\. ; 51 cl siii\.; 5.") et siii\,
el diaconos, 2 cl siii\. ; fi cl suiv. ; ]'2 2) Ihid., lit.
el suiv. ; 1/i cl suiv. ; 18 il suiv. ; 23 el H) /6k/., 18.
suiv. ; 28 el suiv. ; 37 cl suiv. ; 46 cl
PETILIANUS DE CONSTANTINE 83
comme chez l'écrivain ; mais, en raison de l'effort et de la re-
cherche qu'ils impliquent, ils sont d'un emploi beaucoup plus fré-
quent chez l'écrivain. Tel est le cas des « traits », des senten-
tiae à la Sénèque. Petilianus en a émaillé ses pamphlets. Ou
plutôt, hérissé : car, chez lui, tous les arguments ont des
pointes, toutes les fleurs ont des épines. Beaucoup de ces sen-
tentiae contiennent des formules énergiques et concises, où se
concentre une idée, une démonstration, une théorie. Tout cela
forçait l'attention du lecteur. Plusieurs de ces formules sont
devenues célèbres dans l'Afrique de ces temps-là. et ont suscité
des controverses à l'infini ^
Enfin, l'écrivain sait varier l'allure de sa prose et ménager
ses effets, par l'alternance du style périodique et du style
coupé. Tantôt, des périodes solennelles, bien équilibrées, qui
se déroulent en ondulations assez harmonieuses. Tantôt, des
phrases courtes et vives, hachées, incisives, armées de pointes
et d'antithèses menaçantes. Le résultat est souvent assez heu-
reux, et fécond en surprises : derrière la période démonstrative,
qui semble annoncer une pensée grave et profonde, accourt la
petite phrase alerte et piquante, barbelée de traits mordants,
d'interrogations sarcastiques, d'invectives et d'injures.
On voit que, comme écrivain, Petilianus n'était pas le pre-
mier venu. Sans doute, les défauts abondent. Augustin, qui s'y
connaissait en style, et qui connaissait bien son adversaire, pre-
nait un malin plaisir à les signaler. Voici quelques spécimens
de ces critiques. A propos du pamphlet oùl'évêque de Constan-
tine l'avait si fort malmené, l'évêque d'Hippone disait ironi-
quement du pamphlétaire : « Qu'il continue maintenant; avec
ses poumons essoufflés et sa gorge gonflée, qu'il me dénonce
comme dialecticien; qu'il accuse à grand fracas la dialec-
tique elle-même, enflant pour cela sa voix d'avocat du forum;...
qu'il entasse à plaisir les immondices des Manichéens, et qu'il
s'efforce de les détourner sur ma personne, en aboyant contre
moi-. » Et plus loin : « Il a déchaîné sa langue avec une jac-
tance prodigieusement emphatique... Mais moi, au milieu de ce
tapage, ou après ce grand tapage, si terrible, à ce qu'il croit, je
répète ma question^... » Ou encore : « Le voilà maintenant qui,
pris au piège dans cette affaire, lance de nouveau sur moi ses
tourbillons de nuages et de vent, pour obscurcir la sérénité lu-
1) Surtout les formules où Petilia- 2) Augustin, Contra litteras Peliliani,
nus avait résumé la théorie donatiste III, 16, 19.
du baplème [ibid., 2). «) Ibid., III, 18, 21.
84 LITTÉRATURE DONATISTE
mineuse de la vérité. La disette de preuves rend son langage
abondant... Prenez garde que son souffle ne vous arrache des
mains la question, et ne vous emporte dans la sombre tempête
de son lanoras-eoraîïeux '. » Ailleurs, Au^rustin traite Petilianus
de «- bavard » {garriiliis''), d'écrivain « riche en mots, mais en
mots vides » [vaniloqiius'^), d' « insulteur éloquent » [disertus
conviciator'*). Il raille ses « déclamations puériles » (puerilis
declamatio'"). Il lui reproche de « tout troubler par son tapage
querelleur » (litigioso strepitu^' . Il accuse ce beau parleur de
s'écouter parler avec trop de complaisance : « Comme tes pa-
roles résonnent acfréablement à tes oreilles! » lui dit-il avec
une malice souriante^.
Bref, Auguslin critique, chez Petilianus, la violence des in-
vectives, l'humeur querelleuse, l'abus des procédés d'avocat, les
exag»'*rations de toute sorte, les déclamations, l'emphase, le ba-
vardage, les recherches de style, les comparaisons affectées, les
antithèses forcées ou forcenées, les prétentieuses répétitions de
mots. Le dossier du coupable est donc très chargé ; et l'on doit
reconnaître ([ue la plupart des critiques sont parfaitement ]us-
tifié(?s.
On le remarquera, pourtant : sauf les excès du stylisme, les
critifjues d'Augustin visent le fond plutôt que la forme, le carac-
tère de l'homTne plut(H que son talent. Les termes mêmes dont
se sert Tévéque d'ilippone montrent que, malgré tout, il accor-
dait à son adversaire des «pialités d'écrivain. En effet, sous ce
rap[)ort, il lui a souvent rendu justice. La première fois ([u'il
nous parle de Petilianus, c'est pour nous dire que les Donatistes
du diocèse admiraient, chez leur évêque, « l'élégance et la
beauté du slyle^ ». Ce ne sont pas, d'ailleurs, les qualités qui
nous fr;ippont aujourd'hui chez l'évèque de ("onstantine.
l']ii tout cas, on ue peut refuser à Petilianus de solides et
brilliiiilus (pu»lités d'écrivain. II a de l'énergie, une précision
vigourciise ([ui va souvent jusqu'à la concision pittoresque, du
relief, de la couleur, des traits hardis, des formules heureuses.
Avec cel.i, du inouvL'menI, de la verve, le don satiri(jue, un
esprit mordant. Enfin, le don su})rême : la vie. Ce .stvle âpre et
vigourciiv peut iniler ou déplaire : il n'ennuie jamais. Au fond.
1) \ii^'iistiii, ('.(inini liUrrns l'eliliuni, .")| Aii;.rn>tiii, Coulnt lilleras PelUiani.
111.21. 2\. 11. 21,48.
2) M/</.. III. 27. S2. «) Ihid., III. 41, ÔO.
Si Ihid.. III. 17, 2U. 7, /fc,rf., i|_ i(,i^ 233.
4) Ibid., III. i:<, II. ») /6(./.. I. 1.
PETILIANUS DE CONSTANTINE 85
c'était bien l'avis d'Augustin, qui disait un jour à l'évêque de
Constantine : « Ce n'est pas que le génie te manque, mais ta
cause est mauvaise'. » En fait, parmi tous les Donatistes de
son temps, Petilianus a été le seul adversaire digne d'Augus-
tin.
1) Augustin, Conlra liHeras Petiliani, II, 98, 226.
CHAPITRE II
CRESCONIUS LE GRAMMAIRIEN
I
Ce que nous savons du donatiste Cresconius. — 11 était contemporain d'Au-
gustin, et Africain de naissance. — 11 était laïque, et grammairien de pro-
fession. — Son talent et son éloquence. — Caractère et tour d'esprit. —
Comment Cresconius fut amené à intervenir dans la controverse entre
Augustin et Petilianus. — Sa Lettre à Augustin. — Date de cet ouvrage.
Le jour où il est parti en guerre contre l'évêque d'Hippone,
le grammairien Cresconius a sauvé son nom de l'oubli. S'il
n'avait pas eu l'impertinence d'intervenir alors dans une discus-
sion qui ne le regardait en rien, nous ne saunons pas même
qu'il a existé : son futur adversaire, avant sa provocation,
n'avait jamais entendu parler de lui •. Au milieu des polémiques
entre l'évêque catholique d'Hippone et l'évêque schismatique
de Constantine, le grammairien, Donatiste convaincu, crut
devoir prendre la défense de Petilianus, qui d'ailleurs savait se
défendre tout seul, ayant bec et ongles. Par là, Cresconius
attira sur lui les foudres d'Augustin, sous la forme d'un gros
ouvrage en quatre livres, bourré de faits, de textes et d'argu-
ments. Ce fut un vrai coup de fortune pour le modeste gram-
mairien, qui désormais fut associé à la gloire de son adver-
saire. Le Contra Cresconiiim, qui avait révélé à toute l'Afrique
le nom de Cresconius, nous a conservé par surcroit une bonne
partie de son pamphlet, avec quelques renseignements sur sa
personne.
Des circonstances mêmes de la controverse, il résulte natu-
rellement que le Donatiste Cresconius était contemporain
d'Augustin. Il devait être à peu près du même âge. Vers
l'année 401, comme son adversaire, il était en pleine maturité
d'âge et de talent : il avait dû naître vers 350.
Il était Africain, et aimait à le rappeler : il avait l'orgueil de
1) Augustin, Contra Cresconium, I, 1.
88 LITTÉUATUKE DONATISTE
son pavs, comme tous ses compatriotes. C'était, nous dit-on,
« un Africain vivant en Afrique, Afer in Africci^ ». Ces mots
avaient alors, en ces régions, un sens précis : Cresconius était
de l'une des provinces qui correspondaient à l'ancienne Africa
procoiisularis, soit de Byzacène ou de Tripolitaine, soit, plutôt,
de la Zeugitane ou Proconsulaire proprement dite, aux environs
de Cartilage. En tout cas, -il demeurait loin d'Hippone, dans un
pavs dont les relations avec cette ville étaient rares : son pam-
phlet et son nom n'arrivèrent à Augustin qu'au bout de plusieurs
années'-.
On nous dit encore que Cresconius « n'était attaché à la clé-
ricature par le lien d'aucune fonction ^ ». Il était simple
« laïque* ». Pour un polémiste, c'était une originalité dans
cette Eglise de Donot, que le primat gouvernait en despote
avec l'assentiment du concile général, et oi^i les fidèles n'avaient
guère qu'un droit, celui d'attendre le mot d'ordre des évêques.
Mais c'était aussi un danger, et une cause de faiblesse : on se
souvient de la mésaventure de Tycdnius, frappé d'autant plus
vite et d'autant plus durement par son primat, qu'il n'était pas
d'Eglise. Rien ne fait supposer que Cresconius ait eu des diffi-
cultés avec son parti, dont il prenait la défense et suivait aveu-
glément les traditions. Mais il le défendait aA'ec une autorité
médiocre, par le fait seul qu'il était simple laïque. C'est ce
qu'indique spirituellement Augustin, dans un petit intermède
comique où il met en scène les éA'êques donatistes, tout prêts à
renier leur champion, dès qu'il dcAient compromettant : « Quel
est, s'écrient les prélats, quel est cet homme de notre parti,
dont tu nous apportes la lettre ? O n'est qu'un de nos laïques.
N'ainrpieur, nous aurions triomphé de sa victoire. Vaincu, sa
défait(^ ne regarde que lui-'. »
Même dans la hiérarciiie mondaine de sa ville, le Douatiste
Cresconius n'était qu'un ])ersonnage de second rang. C'était un
grammairien de métier, graminalicus '"'. Sans doute, aA'ec la
grammaire, il enseignait la littérature et bien d'autres choses.
Mais il ne pouvait rien contre les barrières de la hiérarchie
traditionnelle : suivant les préjugés du monde des écoles, le
titre modeste de sa fonction ne lui ])ermetlait pas de rivaliser
avec la gloire d'un philosophe ou d'un rhéteur. Augustin, qui
\) .\u;.'iisliii. (Jnntni Crrar }iiiiiiii . \\, 3) Conlnt Crvscoiilum, I, 1.
r>«, 8:H. — Cf. III, 26, 2«; IN, 43, 4) Ihid., IT, .5, 7; l\, 34, 41.
'">!. :.) Ihid., M, .-), 7.
2 //<(./., 1, 1. — Cf. Kelracl., II. *>) HcIrarL, \\, 52 ; CoiHra Ciesconiutn,
52. Il, G, 8 ; f , 10.
CIIESCONIUS LE GRA MMAIRIKN 89
pourtant, dans sa jeunesse, avait lui aussi professé la gram-
maire à Thagaste, mais <[ui l'avait promptement délaissée pour
la rhétorique, Augustin ne se l'ait pas laute de railler, son
humble conïrère donatiste, et, avec lui, les minuties ou les arti-
fices de la grammaire. Ironiquement, il appelle Cresconius « un
habile mesureur et peseur de mots ' ». Il le renvoie à ses éco-
liers. L'ancien rhéteur, devenu évéque, se plaît à évoquer ses
vieux souvenirs et ses préjugés d'école, pour en accabler le
grammairien.
Cependant, de l'aveu de son adversaire lui-même, Cresco-
nius n'était pas le premier venu. Tout en le raillant à l'occasion,
Augustin lui rend justice'-. Il lui reconnaît d'abord les qualités
proTessionnelles : la conscience et l'honnêteté, une instruction
solide, s'étendant à plusieurs arts libéraux, l'intelligence de son
métier, une réelle compétence dans les questions de grammaire.
Des dons naturels : un esprit assez vif, de l'ingéniosité, une cer-
taine finesse dans la déduction. Des qualités d'écrivain : la
correction, la clarté, l'abondance et l'élégance du style. Avec
cela, du bon sens; excepté dans les controverses religieuses, si
l'on en croit l'évêque d'Hippone : « Comment donc, dit-il au
grammairien, comment une cause si mauvaise a-t-elle pu
égarer un bon esprit comme le tien, toi un homme sensé, un
lettré'^?» A certains moments, Augustin découvre chez son
contradicteur jusqu'à du talent et de l'élofjuence. « Homme
très disert, vir disertissime », c'est ainsi qu'il l'interpelle sou-
vent, avec une pointe de malice ''. Ailleurs, il lui dit : « Dans tout
ce ([ue tu as écrit, tu as déployé^ ton éloquence pour persuader;
même quand tu as voulu accuser l'éloquence, tu t'es montré en-
core éloquent '■'. » Dans ces compliments, sans doute, on doit
faire largement la part de l'ironie du polémiste. Mais il reste
une part de louange ; et de louange méritée.
D'après ce qu'on entrevoit du caractère de Cresconius, c'était
un brave homme un peu naïf : d'intentions droites et de vie
simple, consciencieux et ponctuel dans ses fonctions, respec-
tueux des traditions et des autorités, mais d'esprit étroit, et,
d'ailleurs, content de lui. Il aimait tant son métier, et il était
si fier de son art, qu'il y ramenait tout : il s'exagérait évidem-
ment l'importance de la grammaire dans l'histoire du monde.
1) Contra Cresconkun. HT, 73, 85. 4) Conlru Cresconium, 111, 55, Cl; 71,
2) Ibid., I, 1 ; 13, li; ; 22, 27 ; II, 8, 88 ; IV, 11, 13.
Il) ; 12, 15 ; 17, 21 ; III, 73, 85 ; 1\ , 2, 5) Ibid., 1, 2, 3. — Cf. I, 13, 1(5 ; IV,
2 ; 3, 3 ; 31, 38 ; 44, 52 ; 45, 54. 2, 2,
3) Ibid., IV, 31, 38.
90 LITTÉRATURE DONATISTE
Très sur de sa science, très convaincu de son talent et pressé
d'en faire les honneurs, il cherchait les occasions de se mettre
en scène. Il disait son mot sur les choses du jour, et tranchait
toutes les questions sur un ton de pédagogue infaillible, sans
faire exactement le départ entre ce qu'il savait bien et ce qu'il
savait moins bien. Homme d'école avant tout, et dans le sens
le plus étroit du terme, il 'ne craignait pas de juger tout haut
ce qui se passait hors de l'école : même dans l'Eglise.
Car il était dévot et sectaire. Donatiste de tradition, d'habi-
tudes, probablement de naissance, il était d'autant plus attaché
à son Eglise, qu'il no savait pas exactement en quoi consistait
le Donatisme. Il ne s'était jamais posé sérieusement la question.
En vrai grammairien, il s'était plus arrêté aux mots qu'aux
choses. C'est ce qu'Augustin lui dit assez méchamment : « Toi
qui es si bien instruit des arts libéraux, toi qui es si savant
dans l'art des mots, tu discernes mal la portée de tes paroles '. »
Cresconius avouait lui-même qu'il était peu familier avec la
Bible et la théologie; ce qui lui valait cette amusante réplique
de l'évêque d'Hippone : v Tu dis que tu es inférieur à nous dans
l'art de la parole, et que tu n'es guère au courant de la Loi
chrétienne. A quoi tend cet aveu, je te prie ? Est-ce que je t'ai
forcé de réfuter mes écrits ? As-tu à te récuser et à t'excuser?
Si donc tu n'es pas au courant, tu ferais mieux de te taire, ou
de parler seulement pour demander qu'on t'instruise 2. >> Le
constîil était bon ; mais Cresconius n'était résigné ni à se taire,
ni à redevenir écolier. D'ailleurs, il était maintenant trop tard:
dans un accès de dévotion belliqueuse, le grammairien s'était
improvisé controversiste, exégète, théologien. Bravement ou
étourdiment, il avait lancé un pamphlet, où, pour son coup d'es-
sai, il s'atta([uait directement au plus redoutable des polémistes
du temps.
C'était au milieu des premières controverses entre Augustin
et Petilianus. L'évoque donatiste de Constantine avait adressé
aux clercs de son diocèse une Lettre pastorale, qui contenait
un violent réquisitoire contre les Catholifjues. Augustin, pen-
dant un séjour ([u'il lil alors à Constantine, entendit parler d(^
cet ouvrage ; par ses conversations avec son ami Fortunatus,
révê({ue catholi(jue de la ville, il put juger de l'effet produit.
Non sans j)eine, on lui |)i-ocuia une copie de la première partie
dupani])hlet. Il en entrej)iit la réfutation, qu'il publia peu après :
1) ('.unira Cresconium. Il, 12, l.j. 2) Conini Cresconium, I, 3, 4.
\
GRESCONIUS LE GRAMMAIRIEN 91
c'est le premier livre Contra litteras Petiliani^. Cette réponse
eut encore plus de retentissement que la Lettre pastorale du
Donatiste. Petilianus se mit aussitôt à élaborer un nouveau
pamphlet, où il mettait en cause son contradicteur. De son côté,
l'évêque d'Hippone préparait un second livre Contra litteras
Petiliani^ où il se proposait de réfuter d'un bout à l'autre la
Lettre pastorale, dont il avait enfin reçu un exemplaire com-
plet 2. Dans l'intervalle, le premier réquisitoire de Petilianus et
la première réponse d'Augustin avaient fait le tour de l'Afrique
chrétienne. Cresconius en eut connaissance. Homme de foi
simple, hostile à toute réconciliation, naïvement convaincu que
les évèques de son parti avaient toujours raison, le grammai-
rien admira sans réserve la Lettre pastorale, et s'indigna qu'un
trouble-féte eût osé la critiquer. De l'indignation, il passa vite
aux actes. Oubliant écoliers et grammaire, il jura de venger
Petilianus en le justifiant, en discutant point par point les allé-
gations de l'arrogant Catholique. C'était l'objet de sa longue
« Lettre à Augustin ^ ».
De cette Epistiila ad Augustinum, on peut déterminer ap-
proximativement la date. La lettre pastorale de Petilianus est
de l'année 399 ou du début de l'année suivante ; le premier
livre d'Augustin a été publié quelques mois plus tard. Dans le
courant de l'année 401 , coup sur coup, ont paru trois ouvrages
tout à fait contemporains, complètement indépendants l'un de
l'autre, bien que relatifs à la même controverse, et traitant le
même sujet à des points de vue différents : le second livre d'Au-
gustin, le second réquisitoire de Petilianus, et le pamphlet de
Cresconius ''*.
II
L'Epistuln ad Augnsliniim de Cresconius. — Titre et forme de l'ouvrage. —
Comment il peut être reconstitué en grande partie. — Plan et contenu.
— Préambule. — Critique de la méthode suivie par Augustin dans sa
réfutation de Petilianus. — Arrogance et provocations de l'évêque d'Hip-
pone. — Railleries sur l'éloquence et la dialectique. — La question du
baptême. — La véritable Eglise. — Les Donatistes ne sont pas des héré-
tiques. — Inconséquence des Catholiques. — La tradition de Cyprien. —
Légitimité du schisme. — Réponse aux objections sur Optatus de Tha-
mugadi et les Maximianistes. — Indignité des Catholiques, héritiers des
1) Betract., II, 51; Contra litteras Pe- 3) Contra Cresconiuni, I, I; IV, 1 ;
tUiani, I, 1 ; 2r,.. 27 ; I, 1 ; III, 50,; (il. Betract., II, 52.
2) Contra litteras Petiliani, II, 1 ; III, 4) Voyez plus haut, p. 16-17, la chro-
!• — Cf. Betract., II, 51. nologie des œuvres de Petilianus.
92 LITTÉRATURE DO>'.\TISTE
Iradilores. — La prrsi'culioii. — Martyrs donatistcs. — Revemlicalion de
la liberlô de couscu'Dcc. — Primiaabtes et Maximiauistes. — Los Dona-
tistes constituent la véritablo Eglise. — Attaques personnelles contre
Augustin. — Conclusion de l'ouvrage.
Selon l'usage des polémistes africains du temps, Cresconius
avait donné à son pamphlet la forme d'une lettre. Cet ouvrage,
qualifié parfois opus ou sennoKesl appelé ordinairement epis-
iula- ou litterae''. Augustin dit expressément, à plusieurs
reprises, que la lettre lui était adressée, à lui personnellement
{iiomlnaliin ad me ''). D'après ces diverses indications, le pam-
phlet devait être intitulé Epistiila (ou litterae) ad Augusti-
nuni .
On peut le reconstituer en grande partie : et cela, à l'aide du
Contra Cresconiuiii, où Ton retrouve non seulement les grandes
lignes du développement, mais encore, pour bien des passages,
le texte original. En effet, Augustin, par ses citations, nous en
a conservé d'innombrables fragments, (|uelquefois des pages
entières. Là où manquent les phrases mômes du Donatiste,
nous avons du moins les résumés ou les analyses du Catho-
lique. En outre, l'évêque d'Hippone déclare formellement qu'il
a réfuté son adversaire en suivant le même ordre, eodem or-
dine ^ : ce que confirme la succession logique des fragments et
des idées. Bien mieux, pour nous guider dans la restitution de
l'ensemble, nous possédons un moyen de contrôle. C'est Augus-
tin lui-môme qui nous le fournit. Dans le Contra Crescofiium,
il s'est donné le luxe de réfuter deux fois le pamphlet, et chaque
fois il'un bout à l'autre, intégralement, chapitre par chapitre.
Les trois premiers livres contiennent une réfutation directe,
méthodique et détaillée, de toutes les assertions de Cresconius ;
le. livre IV renferme une réfutation indirecte, non moins com-
]>léte et systématique, faite uniijuement au point de vue des
<{uerelles entre l'iimianistes et Maximianistes''. Si l'on compare
les doux démonstrations, on constate une parfaite concordance
entre les deux séries d'arguments et de fragments. Le parallé-
lisme constant des dévelojipcments et des citations prouve la
1 Aii-usUii, fletracl., II, .52; Contra 4) Ctnilni Crfscoiiiiun. I, I. — Cf. I,
Crcsrmiitiiii, I. 1 : IS, U\. i:i, K; ; [{clract.. II. :>1.
2] Ciilra Crcsconuim, II, 1, 2: II, } ; .-,) Cmlra Crescuiiiain, IV, Od. 8:$. —
.-.. 7 : III. 1, l ; 12. lôf 11, 17 ; l\, 1, Cf. I\ , 2:^, 30 ; 21, 31.
1 : 2, 2 ; 11, i:{, rie. ijl nflnicL, II.. ".2 : Cuntra Crcsconium,
:ii //'«/.. I. 1 ; II, s. Kl; :^2, Hl;|||, |\, 1-2.
II, \ô; 77, 8H; 1\ , 12, 11:41, 4s.
CUESCONIUS LE GRAMMAIRIEN 93
scrupuleuse et minutieuse exactitude d'Augustin, qui, dans les
deux cas, sans omissions ni interversions, a suivi d'un bout à
l'autre la marche de son adversaire. D'après ces données tou-
jours concordantes des deux réfutations successives, on peut
restituer jusque dans le détail le plan et le contenu du pam-
phlet de Cresconius.
Ce plan, c'était tout simplement, au moins pour la contro-
verse proprement dite, celui qu'avait naguère adopté Petilianus
dans sa Lettre pastorale. Et l'on s'explique aisément pourquoi.
Cresconius se proposait de justifier cette Lettre pastorale, en
réfutant point par point la réfutation qu'en avait faite Augus-
tin. Or l'évéque d'Hippone avait reproduit et critiqué, phrase
par phrase, le réquisitoire de l'évéque donatiste ' ; ce c[ui l'avait
amené lui-même à traiter dans le même ordre les mêmes ques-
tions : baptême, schisme, persécution. Cresconius, naturelle-
ment, devait procéder de façon analogue dans sa contre-réfu-
tation. Seulement, comme il en voulait personnellement à l'évéque
d'Hippone pour son intervention, il mêlait souvent l'invective à
la controverse ; et cet élément satirique occupait même une
place prépondérante au début comme à la fin de l'ouvrage.
Bref, le contenu du pamphlet se résume ainsi : une apologie de
Petilianus et du Donatisme, entre deux charges contre Augus-
tin.
Voici donc quel était le plan de VEpistula ad Augustimuu .
D'abord, le préambule d'usage, où l'auteur donnait les raisons
de son intervention^. Puis une longue et acerbe critique du
caractère d'Augustin, et de la méthode qu'il avait appliquée
dans sa réfutation de Petilianus 3. Après ce premier flot d'in-
vectives, commençait la controverse sérieuse. Elle se divisait
en trois parties, qui correspondaient aux trois thèmes princi-
paux des polémiques soulevées par la Lettre pastorale de Cons-
tantine : question du baptême 4, légitimité du schisme^, ini-
quité des persécutions contre l'Eglise deDonat^. Sur chacun
de ces points, le grammairien s'efforçait de justifier les affir-
mations de l'évéque donatiste, et de convaincre d'erreur ou de
parti-pris l'évéque catholique. Chemin faisant, il traitait des
questions accessoires, ou répondait à des objections. Une fois
1) Contra litleras Peliliani, I, ], 2 et suiv. ; IV, 4 et suiv.
suiv. — Cf. Retract., II, 51. 5) IbUl., lîl, 12, 15 et suiv. ; IV, 24,
2) Contra Cresconhun, l, 1. 31 et suiv.
3) Ibid., I, 2, 3 et suiv. ; IV, 2 et 6) Ibid., III, 41, 45 et suiv. ; IV, 46.65
suiv. et suiv.
4) Contra Cresconiuni, I, 21, 26 et
V!. 7
94 LITTÉRATURE DONATISTE
a démonstration achevée, il se tournait de nouveau contre Au-
gustin, qu'il accusait de violence, et dont il incriminait la vie'.
Le pamphlet se terminait sur un résumé triomphant de toute la
discussion-.
Pour chacune des parties de l'ouvrage, les deux réfutations
d'Augustin, ses citations et ses analyses, nous permettent de
suivre encore, dans leur -développement logique ou leurs capri-
cieux détours, souvent même dans le détail de l'expression, les
démonstrations ou les récriminations de Gresconius. Et d'eux-
mêmes s'y encadrent, sans erreur possible, à la place qu'ils
occupaient dans le pamphlet et qu'ils occupent encore dans les
analyses du Contra Cresconiam, la plupart des fragments qui
nous sont parvenus du texte original.
Le préambule est malheureusement perdu. Nous en connais-
sons seulement le contenu. L'auteur y exprimait la surprise et
l'indignation que lui avaient causées les critiques dirigées contre
la Lettre pastorale du saint évêque Petilianus, et les hautaines
provocations du soi-disant évêque catholique d'Hippone. Bien
que simple laïque, il croyait devoir relever le défi, en défendant
Petilianus et la véritable Eglise. Cette justification, il l'adres-
sait à Augustin lui-même, avec qui il allait discuter point par
pointa
Avant d'engager la controverse, il attaquait personnellement
l'évêque d'Hippone, qu'il accusait de troubler la jiaix par les
manifestations incessantes d'un esprit inquiet et batailleur. Il
lui reprochait aussi d'apporter, dans sa querelle avec Petilia-
nus, l'habileté suspecte d'un avocat et la mauvaise foi d'un
sophiste. C'était là pour le grammairien, jaloux peut-être des
rhéteurs et des philosophes, une belle occasion de déclamer sur
les dangers de l'éloquence et de la dialectique.
Tout d'abord, Cresconius louait le talent d'Augustin, et se
reconnaissait « inférieur à lui dans l'art de la parole ' )>. Com-
pliments perfides, qui tournaient vite à l'aigre. Sans doute, ob-
servait le grammairien, l'éloquence a du brilhint et l'apparence
de l'utilité; mais elle a fait dans le monde plus de mal que de
bien. Quand elle n'est pas au service de la vérité, ce qui est
r;ue, elle devient un art dangereux, malfaisant, qui égare et
trompe les liouinu^s. Elle est alors « l'ennemie de la vérité, la
patronne du mensonge..., une instigatrice de désordres, \\n
1) Contra Crescoaium, III, 7^, '.'U <jI H) Coiitru Ciescntiiiiu, 1, 1.
Miiv. ; IV, »;4, 7S cl sui\. -i) IbiiL, I, 3, 4. — Cf. I, 1. 2.
•2) Ibid., IV, (iô, 80 et siii\.
GRESCOMUS LE GKAMMAIRIEN 95
instrument de fourberie ». Les lionnêtes gens « doivent la mau-
dire et l'éviter' ». Platon et d'autres sages « ont jugé avec-
raison qu'on devait la bannir de la cité et de la société du genre
humain- ». Même conseil dans les saintes Ecritures, où il est
dit: « Si tu parles beaucoup, tu n'éviteras pas le péché » [Pro-
verb., 10, 19) 5. Enfin, l'éloquence est l'arme des hérétiques. —
Conclusion : Augustin étant très éloquent, on doit « prendre
garde à lui et le fuir^ ».
D'ailleurs, disait Cresconius à Augustin lui-môme, tu es un
homme arrogant, ambitieux et querelleur, convaincu de ta supé-
riorité, toujours prêt à provo([uer les autres, à soulever des
discussions, à troubler la paix, sous prétexte de travailler à la
réconciliation des deux Eglises africaines. Ton prétendu zèle
pour la vérité n'est que l'instinct batailleur d'une nature que-
relleuse et violente. Dans ton orgueil, tu te crois capable de
résoudre des questions insolubles. « Tu veux terminer, après
tant d'années, après tant de jugements et d'arbitrages, une
affaire qui, portée devant les empereurs, discutée par tant
d'hommes instruits, n'a pu être terminée par les évéques des
deux partis... Avec une arrogance intolérable, tu crois pouvoir
trancher, à toi seul, un différend qui a paru aux autres inextri-
cable, et que l'on a dû abandonner au jugement de Dieu \ »
L'honnête et pacifique grammairien invitait le remuant évêque
d'Iiippone à se tenir enfin tranquille : « Si tu sais que l'affaire
en question ne peut être finie par toi, pourquoi prendre une
peine inutile ? Pourquoi te démener en vain ? Pourquoi batailler
hors de propos et sans résultat ? N'est-ce pas une grande erreur,
de vouloir ce que tu ne saurais faire .^ La Loi nous avertit par
ces mots : « Ne cherche pas à atteindre plus haut que toi, ni
à scruter plus fort que toi » {Ecclesiastic.^ 3, 22). Ou encore :
« L'homme violent provoque les querelles, et l'homme colère
accumule les péchés » iibid., 28, 11) ^K — Décidément, à ces
schismatiques, le futur Père de l'Eglise faisait l'effet d'un
diable.
A l'agitation et aux perpétuelles provocations d'Augustin,
Cresconius opposait le calme angélique des vénérables évêques
du parti de Donat, qui dédaignaient les vaines controverses
et se contentaient d'instruire leurs fidèles : « Tu presses, tu pro-
voques toujours, disait encore le grammairien ; tu veux amener
1) Conlni Cresconium, IV, 2, 2. Cf. I, 13, 16.
2) Ibid., 1, 2, 3. - 5) Ibid., I, 3, 5.
3)/6id., I, 1, 2. 6) Ibid., 1, 8, 11.
4) Contra Cresconium, IV, 2, 2. —
06 LITTÉRATURE DONATISTE
nos évêques à discuter avec toi pour établir la A^érlté, Mais nos
évêques ont plus de sagesse et, de patience; ils restent dans
leurs églises, où ils enseignent seulement aux peuples les com-
mandements de la Loi et ne se soucient pas de vous répondre.
Ils savent bien que, si la Loi divine et tant de textes des saintes
Ecritures ne peuvent vous convaincre du bon droit et de la
vérité, jamais une autorité humaine ne saurait dissiper vos
erreurs, et vous ramener à la règle de la A'érité^. » Gresconius
posait donc comme principe, qu'un évéque n'avait pas à s'occu-
per de ce qui se passait hors de son Eglise. Il alléguait l'exemple
des Prophètes : « Quand Ezéchiel lui-même et les autres pro-
phètes allaient porter les paroles de Dieu, c'était au peuple de
Dieu. C'étaient des Israélites qui s'adressaient à des Israélites*. »
De même, un évéque ne devait pas se compromettre dans des
controverses avec des gens d'une autre Eglise.
A plus forte raison les prélats donatistes devaient-ils se
refuser à toute discussion avec un dialecticien : un de ces dan-
gereux ergoteurs « qui, par leurs coupables artifices de langage,
rendent vrai ce qui est faux, et faux ce qui est vi'ai ^ ». Tel
était Augustin aux yeux de Gresconius, qui lui reprochait de
raisonner en philosophe : « La dialectique, disait le Donatiste, est
contraire à la vérité chrétienne. Aussi nos docteurs, te sachant
dialecticien, ont pensé avec raison dcA^oir te fuir et se garder
de toi, plutôt que de chercher à te réfuter et à te confondre^. »
— Orateur et philosophe, l'évêque d'Hippone avait l'imperlinence
de trop bien raisonner comme de trop bien parler : double crime,
ou double tare, aux yeux du grammairien donatiste.
Logiquement, Gresconius aurait dû s'en tenir là. Gomme les
prudents docteurs de son Eglise, il aurait dû éviter de se com-
promettre dans un duel avec le dialecticien d'Ilipponc. Par une
singulière inconséquence, c'est immédiatement après cette con-
damnation formelle de la dialectique, qu'il commençait à argu-
menter. Non sans quehjue témérité, à la suite d'Augustin et de
Petilianus, il s'engageait dans l'épineuse controverse sur le bap-
tême.
Il débutait par une observation assez piquante : dans le
doute, disait-il, mieux valait se faire baj)tis(;r parles Donatistes
que par les Gatholi({ues, jjuisque les Galholiques admettaient
l'efficacité tlu baptême donatiste, tandis que les Donatistes dé-
1) Contra Cresconium, I, ^^, 4. -Cf. 3) Conlm Cresconhiin, 11. 18,23.
III, 77, 8S; IV, 3. 3. ijibid.. I, 13, 16. — Cf. I, 14, 17.
2) Ibid., 1, 10, 13.
CRESCONIUS LE GR.VMMAIRIKN 97
ciaraient nul le baptême catholique'. D'ailleurs, poursuivait
Gresconius, c'est à tort que l'on accuse les Donatistes de rebap-
tiser. En réalité, ils croient à un seul baptême, comme à une
seule Eglise ; mais ce baptême n'est valable que s'il est conleré
par la véritable Eg-lise. A l'appui de sa thèse, le grammairien
alignait une longue série de textes relatifs au baptême et aux
caractères de l'Eglise du Christ 2.
Cette Eglise, la vraie, la seule, c'est celle que ses persécu-
teurs appellent à tort l'Eglise de Donat, et que ses fidèles con-
sidèrent avec raison comme la véritable Eglise catholique.
« Donat, disait Cresconius, n'est pas le fondateur et l'organi-
sateur d'une Eglise qui n'aurait pas existé auparavant ; il a été
simplement l'un des évêques de l'Eglise antique fondée par le
Christ^. » En passant, le grammairien ne résistait pas à la
tentation de donner à ses ignorants contradicteurs une leçon de
grammaire. Pourquoi les soi-disant Catholiques appellent-ils
leurs iidversaires Donatistae, à la mode grecque ? S'ils savaient
mieux le latin, ils les appelleraient du moins Domitiani ^. En
tout cas, les fidèles de Donat, même du point de vue des soi-
disant Catholiques, ne sont nullement des hérétiques. Cresconius
disait à iVugustin : « Que signifient tes paroles sur l'erreur
sacrilège des hérétiques ? Il n'y a hérésie que là où il y a diver-
gence de doctrine. L'hérétique est l'adepte d'une religion con-'
traire ou autrement interprétée : par exemple, les Manichéens,
les Ariens, les Marcionites, les Novatiens, et tous ceux dont
les doctrines contradictoires sont en opposition avec la foi
chrétienne. Mais entre nous, qui croyons au même Christ, né,
mort et ressuscité ; entre nous, qui avons une même religion,
les mêmes sacrements, il n'y a aucune divergence dans la pra-
tique du christianisme : il y a eu schisme, mais on n'appelle
pas cela une hérésie. En effet, l'hérésie est une secte composée
de gens dont la doctrine est différente ; le schisme est une rup-
ture entre gens qui ont la même doctrine. Tu vois donc dans
quelle erreur tu es tombé, ici encore, pour le plaisir d'incri-
miner : ce qui est schisme, tu l'appelles hérésie =>. » On remar-
quera la netteté de ces définitions : Augustin lui-même n'a
jamais formulé aussi clairement la distinction.
A propos de la confusion plus ou moins volontaire entre le
1) Contra Cresconium, 1, 21, 20; IV, 4) Contra Cresconium, II, 1, 2; IV, 6,
4, 4. 7; 9, 11.
2) Ibid., I, 28, 33 ; 31, 37 ; 34, 40 ; II, 5) Ibid., II, 3, 4. -- Cf. II, 4, 5-6 et
14, 17 et suiv. ; IV, 63, 77. suiv. ; IV, 10, 12 et siiiv.
3) Ibid., IV, 6, 7.
98 LITTÉUA.TURE DONATISTE
schisme et l'hérésie, Cresconius signalait rinconséquenee de la
conduite des Catholiques envers les Donatistes convertis.
L'Eglise officielle traitait ses adversaires d'hérétiques ; et pour-
tant, elle les accueillait sans conditions, « comme des scélérats
dans un asyle de Romulus' ». Bien mieux, on laissait leur titre
et leur dignité aux clercs ralliés, même aux évêques, comme on
l'avait fait naguère pour Candidus de Villa Regia et Donatus de
Macomades "^.
Après cette digression sur l'Eglise, Oesconius revenait à la
question du baptême. Là-dessus, il reprenait simplement, et dé-
veloppait avec de copieux commentaires, la thèse de Petilianus,
combattue par Augustin : l'efficacité du sacrement dépendait
de la personne qui le conférait. Nous ne suivrons pas le gram-
mairien dans les interminables développements où il cherchait
à justifier sur ce point la théorie donatiste '. Nous connaissons
en détail tous les éléments de son argumentation, avec de nom-
breux et longs fragments, avec l'indication des textes bibliques
allégués ; mais, dans cette démonstration aride, on ne relève
rien de nouveau, rien qui n'eût été déjà dit, et plus fortement,
par Petilianus ou autres dissidents. A la fin de son argumenta-
tion, Cresconius insistait sur ce fait, que son Eglise, en rebap-
tisant hérétiques et schismatiques, suivait la tradition africaine
et l'exemple de saint Cyprien. Il citait le concile de 256 De
haereticis baptizandis, la lettre à Jubaianus, la lettre de Firmi-
lien, et autres documents ^. 11 constatait que, sur ce point, les
Catholiques avaient changé d'opinion, tandis que l'Eglise de
Donat était restée fidèle au principe et à la pratique de Cyprien.
Ce qui était vrai, historiquement.
Fort de l'appui de Cyprien, le Donatiste tournait en ridicule
la nouvelle conception catholique du baptême. L'évêque d'ilip-
pone ayant déclaré que le sacrement était valable, même admi-
nistré par un indigne, le grammairien s'écriait: « Oh ! la belle
proclamation d'un impérieux évêque ! Oh ! les admirables pré-
ceptes de justice, que promulgue ce bon l'ère! — Ne distin-
guons pas, dit-il, entre le fidèle et le perfide, entre l'homme
pieux et l'impie ; rien ne sert de vivre en honnête homme, puisque
le juste et le méchant ont les mêmes préi'ogatives. — Y a-t-il
rien de plus inique qu'un tel précepte? On verra le catéchu-
1) Conlra Crcsconhim, II, i:}, K"). — et siiiv. ; :?2, Sf. ; 77, SS ; IV, 12, 14 et
Cf. Il, H, 10; 12, 15 ; III, IS, 21. suiv.
2) Ibid., Il, 10, 12. 4) Ibid., I, :^2, 38 ; 11, 31, 39 el suiv. ;
3) Ibid., Il, 17, 21 et suiv. ; 111, 4, 4 III, 1, 2 cl suiv. ; IV, 17, 20.
CRESCOMUS LE GKAMMAIlUE.X 99
mène purifié par un impur, lavé par un homme souillé, émondé
par un immonde; on verra l'infidèle donner la foi, et le crimi-
nel l'innocence '. » A cette doctrine suspecte, Cresconius oppo-
sait la noble doctrine de son Eglise. Et il terminait la discussion
par cette constatation triomphante : « Donc, pour toutes les
assertions du saint Petilianus, je puis conclure qu'elles sont
exactes en tout '". » Il se trouva des lecteurs assez malinten-
tionnés pour insinuer que la conclusion dépassait les prémisses.
De la question du baptême, Cresconius passait à celle du
schisme. Ici encore, il ne faisait guère que reproduire, en la
paraphrasant, l'argumentation de Petilianus. Il reprenait un à
un les textes allégués de part et d'autre, en s'efforçant de prou-
ver que révêc[ue d'Hippone en avait dénaturé le sens. Nous lais-
serons de côté les citations bibliques et la plupart des fragments
du Commentaire, pour nous arrêter seulement à ce qui présente
un intérêt historique ou psychologique.
On sait que l'un des principes du Donatisme était la légiti-
mité, et même, en certains cas, l'obligation du schisme : d'après
cette étrange conception de la charité chrétienne, c'était non
seulement un droit, mais un devoir, que de rompre entièrement
avec les pécheurs. Cresconius s'efforçait naturellement de jus-
tifier cette thèse, à coups de textes ou de sophismes. Mais il
se heurtait ici à deux objections très fortes, tirées par Augus-
tin de riiistoire contemporaine : l'extraordinaire indulgence des
Primianistes pour un de leurs évêques, le sanguinaire Optatus
de ïhamugadi, avec qui ils étaient restés en communion, et
leur conduite à l'ég-ard des Maximianistes ralliés 3.
A la première objection, le grammairien répondait qu'il
ignorait complètement les faits et gestes du prélat de Thamu-
gadi. N'étant pas au courant, il ne pouvait se prononcer ni dans
un sens ni dans l'autre : « Pour moi, disait-il, je n'absous ni ne
condamne Optatus ^. » D'ailleurs, ajoutait-il, la question ne
s'était jamais posée pour l'Eglise de Donat, puisque personne
n'avait accusé l'évêque de Thamugadi devant le primat ou le
concile du parti ■'.
Quant à l'affaire du Maximianisme, Cresconius déclarait qu'il
avait fait là-dessus une enquête. Il avouait avoir été d'abord
« très ému », en lisant dans l'ouvrage d'Augustin que les évêques
1) Contra Cresconiuin, IV 18, 21. — 3) Contra Cresconium, lU, 12, 15. —
€f. 111, 4, 4et suiv. Cf. IV, 24, 31.
2)Ibid., 111, 11, 12.— Cf. 111, 11, 14 ; 4) Ibid., 111, 13, IG.
IV, 23, 30. 5) Ibid., III, 4.5, 49.
o
100 LITTÉRATURE DONATISTE
maximianistes avaient été successivement excommuniés et réin-
tégrés dans leurs fonctions épiscopales par le concile des Pri-
mianistes. Il était donc allé aux renseignements : « J'ignorais
encore la vérité, disait-il. Aussitôt, j'ai fait une enquête appro-
fondie auprès de nos évêques. Instruit par eux-mêmes, j'ai Iule
décret du concile, et la sentence prononcée contre ceux (jui ont
été condamnés ; ainsi, j'ai pu me rendre compte de toute la suite
des événements '. » Et, charitablement, pour l'édification d'Au-
gustin, qu'il croyait ignorant de l'affaire, il racontait à sa
façon ce qui s'était passé : « Pour arrêter la propagande cou-
pable de Maximianus auprès de nombreux évêques, nos chets
réunirent le concile. Contre tous ceux qui s'entêteraient dans
ce schisme, fut lancée une sentence de condamnation. Tu l'as
lue toi-même, comme tu en témoignes. La sentence fut votée à
l'unanimité. Cependant l'on décida, par le décret du concile,
d'accorder un délai : quiconque rentrerait dans le droit chemin
avant la date fixée, serait tenu pour innocent. C'est ainsi que
bien des Maximianistes, non seulement les deux que tu cites,
mais beaucoup d'autres, ont été absous, déclarés innocents, et
sont rentrés dans l'Eglise. En conséquence, tout baptême con-
féré par eux était valable, puisqu'ils avaient été réintégrés avant
le jour fixé et ne tombaient pas sous le coup de la sentence
définitive. Alors qu'ils baptisaient, ils n'étaient pas hors de
l'Eglise, puisque, le délai n'étant pas écoulé, ils n'en avaient
pas été séparés par la barrière marquant la limite. Au contraire,
ceux qui, après le jour fixé, se sont entêtés à rester dans le
parti de Maximianus, ceux-là ont été atteints par la sentence de
condamnation : du môme coup, ils ont perdu et le droit de bap-
tiser et leur place dans l'Eglise -. » Page fort curieuse, où Ton
trouve la version officielle, accréditée chez les sciiismaticjues,
des démêlés entre Primianistes et Maximianistes. Cette version,
assurément, ne s'accordait guère avec les faits réels ni avec les
dates ; nous le constatons dans les documents authentiques. Pour-
tant, Oesconius acceptait sans contrôle tout ce récit. 11 on
tirait cette conséquence, que l'évêque d'Hippone avait menti.
Brutalement, il lui jetait à la face celte injui-e : a Témoin menteur
ne sera pas impuni •'. » Et voilà comment l'on écrivait l'histoire
dans les cercles donatistes.
Ces objections écartées, et l'obligation de rompre avec les
pécheurs établie par les textes bibliques, Cresconius ariivait à
1) Contra CresconUim, 111, 14, 17. l'.i ; 19, 22 ; IV, 28, »5 et suiv.
2) Ihid.. III, U, 18. — Cf. III, H;. 3) liid., IV, 42, 49.
GHESCONIUS I,E GRAMMAllUK.N 101
la question de fait : de quel côté étaient les pécheurs ? et, par
suite, lai[aelle des deux Eglises était l'Eglise scliismatique ?
Là-dessus, le grammairien commençait par chicaner l'ancien
rhéteur. Il lui reprochait d'avoir tenté de jeter de la poudre aux
yeux, en usant d'un artifice de rhétorique qui consistait à
retourner contre son adversaire l'accusation portée : « A propos
de la traditio, disait-il, tu as joué de VanticcUegoria ; tu as voulu
rétorquer l'argument, en imputant à nos ancêtres le crime com-
mis par vos ancêtres. Tu t'es cru dans l'école, discutant sur les
genres et les questions de la cause, non dans l'Eglise, où l'on
cherche la vérité '. » x\ugustin, sans doute, ne s'attendait pas à
ce coup droit.
Cependant, Cresconius cherchait à disculper les fondateurs
de son Eglise, les premiers auteurs du schisme : notamment,
le trop célèbre Silvanus de Gonstantine. A en croire le gram-
mairien, l'innocence de Silvanus était démontrée par le fait seul
de sa participation au concile de Garthage, en 312, et à la con-
damnation de Géecilianus : « 11 n'a pu être un traditeur, celui
qui s'est montré un vengeur si sévère de \^ traditio'^-. » Silvanus,
au contraire, méritait l'admiration des siens par son héroïque
fidélité à la cause ; en effet, « c'était pour refus de communiquer
avec ses persécuteurs Ursacius et Zenophilus, qu'il avait été
exilé 3. » — Encore une légende donatiste, qui ne s'accordait
guère avec la réalité historique.
Malgré tout, le grammairien trahissait quelque embarras dans
la défense des siens. Aussi reprenait-il bientôt l'offensive contre
les Catholiques, dont il accusait les ancêtres d'avoir faibli dans
la persécution de Dioclétien. Il affirmait que Ciecilianus de Gar-
thage avait commis le crime inexpiable dont parle l'Evangile :
le crime contre l'Esprit-Saint ^. Il prétendait que bien d'autres
évoques du même parti avaient livré les Ecritures aux païens,
et que leurs capitulations étaient prouvées par de nombreux
témoins, par des documents authentiques : « Décela, s'écriait-il,
de cela témoigne la conscience du monde presque entier. Nos
anciens l'ont entendu raconter à leurs pères. 11 n.'y a pas long-
temps qu'ils sont morts, les témoins de ces trahisons : ils
savaient par qui et en quels lieux le crime avait été commis.
Nous avons encore les livres où a été fidèlement et soigneuse-
ment consigné le récit des faits ; nous avons des procès- ver-
baux, nous avons des lettres. Poui^ beaucoup, même, nous avons
1) ConU-a C'resconium, III, 26, 29. 3) Contra Cresconiuin, 111, 30, 34.
2) IhicL, IV, 56, 66. — Cf. III, 27, 31. 4) IbicL, IV, 8, 10.
102 LLTTÉKATURE DONATISTE
leur franche confession ^ » Ces crimes des traditeurs africains
étaient connus des Eglises d'Orient, qui longtemps étaient
restées en communion avec le parti de Donat. C'est ce que
montrait bien la lettre adressée à Donat lui-même par le con-
cile de Sardique. Et si, depuis, les Orientaux avaient changé de
camp, c'est qu'ils s'étaient compromis à leur tour par leur in-
dulgence envers les coupables "-. — Nouvelle erreur historique,
puisque la lettre du concile de Sardique émanait d'hérétiques.
Or tous ces crimes pesaient encore sur les soi-disant Catho-
liques africains, héritiers et solidaires des ^/r^c/^^o/'es .• c Ce tra-
diteur, c'est ton père, disait Cresconius k Augustin. De la source
vient la rivière, et la tête domine les membres. Quand la tête
est saine, tout le corps est sain; si la tête est malade ou dif-
forme, tous les membres sont affaiblis. La racine nourrit tout
ce c{ui pousse sur le tronc. On ne saurait être innocent, quand
on n'est pas de la secte d'un innocent 3. » C'était la thèse dona-
tiste dans toute sa rigueur, avec les comparaisons d'usage.
A cette thèse, déjà développée par Petilianus, l'évêque d'Hip-
pone avait fait deux objections. Quand bien même, disait Au-
gustin, l'on nous démontrerait aujourd'hui que des Catholiques
d'autrefois ont livré les Ecritures, eh bien ! nous en serions
quittes pour condamner leurs fautes, nous n'en serions nulle-
ment souillés ; d'ailleurs, les coupables, si coupables il y a, sont
morts depuis si longtemps que nous ne pouvons les juger. —
Sur le premier point, le grammairien répliquait insolemment :
« Ta déclaration est ridicule, et ne convient guère à ta sagesse.
Je ne vois pas comment vous désapprouvez et blâmez la conduite
<te ces gens-là : vous avez eu beau connaître leur erreur, vous
ne l'avez jamais condamnée, et vous persévérez dans leur
schisme. Si tu les Ijlàmes, eh bien ! renie donc, fuis, abandonne
l'Eglise des traditeurs ; ne suis pas, dans leurs erreurs, les
traces de tes ancêtres '. » A la seconde objection, Cresconius
opposait ce principe, qu'il n'y avait jamais prescription pour le
péché: « Même aujourd'hui, tu peux juger tes ancêtres; on
peut juger, non seulement les vivants, mais les morts. Le pécheur
a pu mourir, son péché ne meurt jamais ■"'. » Ainsi les Catholiques,
bon gré malgré, restaient solidaires des traditeurs. Toute
réconciliation avec eux était impossible, s'ils ne faisaient
•
1) Cunlra Crcacunium, 111,38, H7. 4) Contra Cresconium, III. 35, 39.
2) Ihul., III, 34, 38. — Cf. IV, 43, :.l Cf. IV, 45, 53.
«l suiv. .5) Ibld., III, 3!t, 43.
3) Ibid., m. 37, 41. — Cf. I\ , l.', .",4.
CRESCOMUS LE GRAMMAIRIEN 103
amende honorable dans la seule Eglise restée pure, l'Eglise de
Donat.
Ces conclusions sur l'hérédité de la faute et la légitimité du
schisme amenaient Gresconius au point le plus délicat des con-
troverses entre les deux partis : l'intervention du pouvoir sécu-
lier dans la querelle religieuse, la responsabilité des Catholiques
dans les persécutions contre les dissidents.
Pour les sectaires du Donatisme, la question était simple :
elle se résumait en un fait, le fait brutal de la persécution.
Ainsi raisonnait Gresconius. Il ne se demandait pas un instant
si les violences et les attentats, si l'anarchie née du schisme
n'avaient pas été les causes déterminantes des interventions de
la police et du gouvernement. Il accusait nettement les Catho-
liques, et Augustin lui-même, de provoquer les mesures de ré-
pression. Il montrait que depuis un siècle, presque sans trêve,
on avait traqué les fidèles de Donat '. Il prétendait que ses amis
pouvaient se glorifier de ces persécutions, dès longtemps pré-
dites par le Christ, toujours réservées aux vrais .Justes, et pa-
tiemment supportées par eux comme autant d'épreuves 2. Il évo-
quait le souvenir de Marculus et d'autres mart3'rs de la secte,
tombés sous les coups des Catholiques'^. D'ailleurs, il niait
toutes les violences et les aberrations qu'on reprochait aux gens
de son parti, et dont avait parlé Augustin. II niait « leurs usur-
pations tyranniques des propriétés d'autrui, leurs orgies de
bacchants ivres, les folies des Circoncellions, leurs sauts volon-
taires dans les précipices, le culte sacrilège et profane rendu à
des cadavres de suicidés^. » Il contestait la réalité de ce culte
idolàtrique, en alléguant plusieurs conciles où les évêques de
son parti avaient interdit et fléti-i le martyre volontaire^. De ces
prétendus suicides, qui avaient été des meurtres, il rejetait
toute la responsabilité sur les Catholiques africains.
Aux excuses invoquées par les persécuteurs, il opposait les
droits imprescriptibles de la conscience : le droit qu'avait, sinon
tout homme, du moins tout chrétien, de pratiquer librement sa
religion. Gomme Petilianus, il revendiquait hautement une en-
tière liberté de conscience et de culte : « Qu'on respecte mon
libre arbitre, s'écriait-il. Quiconque persécute un chrétien, est
l'ennemi du Christ*-". » Augustin avait objecté, il est vrai, l'his-
toire du schisme de Maximianus, les poursuites et les violences
]) Contra Cresconium, III, 41, 4.5 et 4) Contra Cresconium, IV, 63,77.
suiv. ; 49, 54 ; 69, 80 ; IV, 46, 55 ; .52, 62. 5) Ibid., III, 49, 54.
2)Ièid., IV, 46, 55. 6) Ibid., III, 51, 57.
3) Ibid., III, 49, 54. — Cf. III, 42, 46.
104 LITTÉRATURE DONATISTE
des Primianistes contre les Maximianistes. ]Mais Gresconius
contestait les faits, s'en tenant là-dessus à la version officielle
de son Eglise. Dans les attentats commis alors, il niait toute
participation des évèques donatistes. Il disait, par exemple :
« Si la basilique ou la caverne de Maximianus a été détruite par
la foule, aucun des nôtres n y est pour rien. Nous n'avons rien
fait, nous n'avons lancé pe.rsonne : quels étaient les coupables,
nous l'ignorons'. » Reprenant le parallèle entre les Catholiques,
toujours prêts pour le métier de bourreaux, et les Donatistes,
toujours victimes : « Aucune persécution n'est juste, s'écriait-
il. Lequel des deux se conforme à la Loi divine, le persécuté ou
le persécuteur'^. » Annoncées par les Livres saints, les persé-
cutions africaines témoignaient en faveur de l'Eglise de Donat.
Ce qui, suivant Cresconius, rendait encore plus odieuse la
conduite des Catholiques, c'est que, dans leurs appels au pouvoir
séculier et à la force, ils n'étaient même pas fondés à alléguer
l'intérêt de l'Eglise, ni à parler en champions de la vérité. Ils
étaient d'autant plus coupables de persécuter, que leur cause
était plus mauvaise. Ils avaient commencé, jadis, par cor-
rompre leurs juges; et, d'ailleurs, ils n'en avaient pas moins été
condamnés finalement par l'empereur Constantin-^. En vain, ils
prétendaient c[ue leur Eglise était l'Eglise universelle, annoncée
et promise dans l'Evangile : malgré tous les progrès du chris-
tianisme, cette Eglise laissait en dehors d'elle la plus grande
partie du monde, les nations barbares, et même, presque tout
l'Orient, maintenant peuplé d'hérétiques. « L'Orient, disait
Cresconius, n'est pas en communion avec l'Afrique, ni l'Afrique
avec l'Orient^. » L'Eglise de Donat, qui dominait dans les
provinces africaines, et qui comptait des communautés en
d'autres régions, avait autant de titres à représenter l'Eglise
universelle^ D'ailleurs, peu importait le nombre des fidèles :
« Souvent, c'est en peu de personnes qu'est la vérité, tandis que
l'erreur attire la foule. J'en atteste l'Evangile, oîi il est dit que
peu de gens sont sauvés •^. » Ainsi, malgré leur petit nombre
relatif, les fidèles de Donat constituaient la véritabhî Eglise.
Les schismati({ues, c'étaient les soi-disant (Catholiques : « Si la
séparation s'est faite, déclarait le granunaii-ien à l'évêque d'ilip-
1) Coiilra Crescuniuin, 111, .59, 05. — 4) Contra Cresconium, III, 07, 77.
Cf. IV, 46, 55. — Cf. m, 03, 70 et suiv. ; IV, 60, 73 et
2) rbid., IV, 50, 00. — Cf. 1l,22, 27; suiv.
m, 71, 83, 5) Ibid., III, (".:<, 70.
3) Ibid., III, 61, 67; 09, 80; 71, 83; 6) Ibid.. III. 60, 75. — Cf. IV, 53,
IV, 54, 04 ; 50, 67. fi3.
CRESCONIUS LE GRAMMAIRIEN 105
pone, c'est que vous avez été mis à la porte. Quant aux nôtres,
ils sont restés dans l'Eglise universelle et catholique'. » Argu-
ment connu, que d'un camp à l'autre, depuis un siècle, se ren-
voyaient les chrétiens d'Afrique, et qui déchaînait ordinairement
un flot d'injures.
Cresconius était trop bon Donatiste pour laisser échapper
l'occasion. Croyant avoir tranché toutes les questions contro-
versées, il arrêtait là, comme sur une apothéose de son Eglise,
son argumentation proprement dite. Mais, s'il était à bout d'ar-
guments, il n'en avait pas fini avec les récriminations. De nou-
veau, comme au début du pamphlet, il attaquait personnelle-
ment Augustin. Il critiquait d'abord, en grammairien de métier,
plusieurs expressions employées par son adversaire 2. Puis, il lui
reprochait durement d'avoir manqué de mesure dans sa réfuta-
tion : par exemple, d'avoir comparé Petilianus k Satan 3. Enfin, il
multipliait les allusions malignes au passé de l'évêque d'Hip-
pone, naguère Manichéen, resté suspect à bien des gens, même
au primat catholique de Numidie, qui, pour cette raison, avait
refusé de le consacrer évêque : « On connaît, insinuait le gram-
mairien, on connaît la lettre de votre primat, cette lettre où il a
écrit sur ton compte je ne sais quoi, en refusant de venir t'or-
donner. Oui, cette lettre, beaucoup des nôtres en possèdent une
copie^. » Insinuation perfide, très répandue dans les cercles
donatistes, où l'on se représentait volontiers l'évêque catholique
d'Hippone comme un hérétique déguisé, un Manichéen honteux.
L'ouvrage de Cresconius se terminait par un résumé de l'en-
semble. L'auteur y reprenait brièvement, dans le même ordre,
les principaux points de son argumentation: sur tous les points,
il se vantait d'avoir justifié Petilianus et confondu Augustin ^.
Tel était ce curieux et copieux ouvrage, qui tenait à la fois
de la controverse religieuse et du pamphlet. Les deux éléments
y avaient à peu près une égale importance. Deux longues dia-
tribes contre Augustin, l'une après le préambule, l'autre avant
la conclusion, encadraient la controverse proprement dite sur
les trois questions essentielles, baptême, schisme, persécution.
Partout, d'ailleurs, grondait l'invective : à tous les tournants de
la démonstration ou de la réfutation, jusque dans le commen-
1) Contra Cresconium, IV, 58, 70. — 3) Contra Cresconium, III, 78, i*0 ; IV,
Cf. m, «7, 77 et suiv. ; IV, 59, 71 et 64,78.
suiv. 4) Ibid., III, 80, 92.— Cf. 111,79, 91;
2) Ibid., II, 1, 2 ; III, 7.S, 85; 77, 88 IV, fi4, 79.
et suiv. ; IV, C, 7 ; 9, 11 ; 55, (J5 ; 65, 81. 5) Ibid., IV, 65, 80 ; 66, 82-83.
lOG LITTÉRATURE DONATISTE
taire des versets bibliques ou des mots les plus inoffensifs en
apparence, le grammairien donatiste décochait quelques traits à
son ancien confrère Aug'ustin, un confrère détesté doublement
et comme rhéteur et comme avocat des Catholiques.
III
Snccès dn pamphlet deCresconius. — Double réplique d'Augustin. — Cres-
conius polémiste. — Défaut de compétence. — I^aiblesse de la réfutation.
— Verve satirique. — Chicanes et plaisanteries de grammairien. — L'écri-
vain. — Ses qualités. — Abus des procédés d'école. — Comparaison avec
le pamphlet de Petilianus contre Augustin. — Intérêt historique de l'œuvre
de Cresconius.
Quel a été, en son temps, le succès du pamphlet de Cresco-
nius ? Là-dessus, nous n'aA'ons pas de renseignements précis.
Tout porte à croii'eque l'ouvrage, accessible à tous et imprégné
d'esprit sectaire, eut du retentissement dans le monde donatiste,
où il circtda de communauté en communauté. Il semble être
resté d'abord inconnu des Catholiques africains : ce qui n'a
rien de surprenant, étant donné la méfiance des schismatiques
et le soin qu'ils prenaient de cacher à leurs adversaires les
œuvres de leurs écrivains. Ainsi s'explique un fait d'apparence
paradoxale, mais très certain : ce pamphlet, qui avait la forme
d'une lettre personnellement adressée à l'évéque d'Hippone, lui
est parvenu seulement au bout de trois ou quatre ans, et par
hasard'.
(Test vers le début de 405, ([u'un exemplaire du livre arriva,
on ne sait comment, entre les mains d'Augustin. Dans l'inter-
valle, les circonstances avaient changé. A la suite de divers
attentats, l'empereur Monorius avait promulgué plusieurs lois
sévères et lancé finalement un édit d'union, qui ortlonnait la
fusion des deux Eglises africaines^ : ce qui équivalait à une
proscription du Donatisme. L'ouvrage de Cresconius, de par
ces faits nouveaux, perdait une partie de sa raison d'être. Ce-
pendant, l'évéque d'Hippone le jugea assez important pour mo-
tiver une réponse méthodi([ue et détaillée. D'où son grand
traité Contra Cresconiiini, en quatre livres, qu'il écrivit, dit-
il, après les lois d'lk)norius contre les Donatistes, donc après le
1) Aufîn^liii, Contra (^leAconiuin, I, 1. 11, 2. — Cf. Codex canon. [Certes, afrir.,
— Cf. fielracl.. Il, :>-2. c;in. '.H ; 'M ; 117 ; 1 1!» ; Au^ruslin, kpisl.
2) Cod. Theod., \Vi, ô, 3S ; i\, :^-5 ; 88, .".-lO; 93, 5, IG I'.); 18.-), 7, 2(i-29.
CKESCONIUS LE GRAMMAIRIEN 107
12 février 405, et qu'il dut publier vers la fin de cette même
année '.
Pour réfuter ce confrère, un homme d'école, un lettré comme
lui, Augustin s'est mis particulièrement en frais. C'est ce qu'in-
diquent, tout d'abord, les dimensions du traité, le nombre des.
livres et la longueur anormale de chacun d'eux, la précision mi-
nutieuse de la réplique, le ferme dessein de ne négliger aucun
détail. Mais, de plus, l'auteur du Contra Cresconiiim a
cru devoir ici' modifier quelque peu son système ordinaire de
controverse. Il a adopté, cette fois, une méthode de discussion
plus concrète, plus historique, plus accessible aux laïques :
moins de textes bibliques, mais, en revanche, beaucoup de do-
cuments. Il a voulu prouver la force irrésistible de son argu-
mentation : par une sorte de coquetterie de polémiste, et comme
pour justifier l'opinion de ceux qui voyaient en lui un virtuose
de la dialectique, il a opposé à son adversaire deux réfutations
successives, la seconde tirée tout entière de l'histoire contempo-
raine du Donatisme"-. On doit remarquer encore, ici, le tour plus
personnel de la polémique. Accusé d'être arrogant et querelleur,
traité de Manichéen honteux et de sophiste, l'évêque d'Hippone
a saisi cette occasion de s'expliquer franchement sur tous les
points, et, d'ailleurs, aux dépens de Cresconius ou des gram-
mairiens. Visiblement, il s'est plu à discuter avec un confrère,
comme à montrer que lui-même n'avait rien perdu de ses talents
profanes.
Mais revenons à Cresconius, pour essayer de caractériser
brièvement la valeur de l'œuvre et de l'écrivain.
Comme polémiste, Cresconius est fort inégal ; très inférieur
à d'autres Donatistes dont nous possédons des ouvrages ana-
logues. D'abord, chose grave dans un livre de controverse,
l'auteur manc[uaitde compétence. Il l'avouait lui-même, non sans
quelque naïveté, quand il se déclarait peu familier avec la
Bible 3. Il ne connaissait pas davantage l'histoire du Donatisme.
En théologie, comme en exégèse, il trahit des maladresses et
des ignorances de conscrit. De tout cela, il n'était pas plus ins-
truit que le commun des laïques. Homme d'école, tout à son
métier, il était resté longtemps étranger à ces questions. Sans
doute, quand il s'improvisa polémiste, il se renseigna de son
1) Augustin, Relract., II, 52 ; Coiilru du Contra Cresconium, qui a la forme
Cri'sconium, III, 43, -17 et suiv. — Pos- d'une lettre.
sidiiis {Indiculus operum Augustiiii, 3) 2) Augustin, Contra Cresconium, IV,
mentionne une lettre d'Augustin Cres- 1 et suiv. ; Retrucl., II, 52.
cortf'o jrammaiico. Il s'agit probablement 3) Conlra Cresconium, I, 3, 4.
108 LITTÉnATURE DONATISTE
mieux, feuilleta les Livres saints, interrogea des évêques ^; mais
il était hors d'état de contrôler ce qu'il lisait ou ce qu'on lui
racontait. D'autant plus qu'il manquait de sens critique. Il s'est
donc contenté .de reproduire ce qu'il entendait : pour les textes
bibliques, les interprétations traditionnelles des dissidents afri-
cains, et, pour les faits, la version plus ou moins officiellement
accréditée dans son Eglise. Par là, même inexacts, ses récits
offrent un intérêt historique. Mais, si l'on apprécie l'œuvre en
elle-même, on ne peut que constater le défaut de compétence,
l'insuffisance de l'information, la faiblesse de l'argumentation.
Les erreurs grossières sont innombrables : erreurs dans l'in-
terprétation des textes, erreurs sur les faits, notamment pour
l'histoire des origines du schisme ou pour l'histoire du ^laxi-
mianisme-. Là-dessus, en toute impartialité, et documents en
main, on ne peut que souscrire au jugement sévère d'Augustin.
Mal à l'aise dans la controverse doctrinale, Cresconius se
rejette volontiers sur la polémique personnelle. C'est ce qu'il y a
chez lui de plus vivant, et, pour nous, de plus intéressant^.
Sans doute, il est fort injuste pour les Catholiques, en général,
et spécialement pour l'évêque d'Ilippone. Mais, dans ses
attaques si })assionnées, il montre de la verve, parfois de l'esprit.
Verve un peu lourde, esprit un peu gros pour notre goût, mais
qui, enfin, piquent la curiosité et dédommagent le lecteur. Les
invectives sont souvent amusantes, par le mouvement et la
vivacité du tour, surtout par l'imprévu. Elles nous montrent un
Augustin très différent de celui qu'a consacré la tradition :
pour ces Donatistes, notre grand évêque d'Hippone, futur Père
de l'Eglise et maître de la pensée chrétienne, n'était qu'un
sophiste arrogant et grincheux, un trouble-fète, un pseudo-
évéque encore suspect de Manichéisme.
Un trait distinctif et amusant de Cresconius comme polé-
miste, c'est la marque du, métier : chicanes et plaisanteries de
pédant, manie de ramener une grande controverse religieuse
aux proportions mesquines d'une querelle d'école. Le grammai-
rien s'acharne d'autant ])lus contre l'évêque d'Hippone, qu'il
pourchasse en lui un rhéteur et un ])hilosophe. Il ne manque
pas une occasion de lui faire la leçon, de le rappelei- au respect
de la grammaire, des règles qui président à la formation et à
l'emploi des mots. Par exemple, il lui reproche de désigner ses
1) Citniru (!resc<jiiiiiin , III, 14, 17. H) Coiilra Crcitcoiiium, 1,2, .^ et suiv. ;
2) Ibid., 111, 2f., 29 ot suiv. ; 52, ",8 et 111, 78, 90 et suiv.; lV,2etsuiv. ; 64,
suiv. 78 et suiv.
CKESCONIUS LE GRAMMAIRIEN lOD
îidversaires sous le nom de Donatistae, alors qu'on devrait dire
DonatianiK Ailleurs, il l'accuse d'ignorer la valeur du compa-
ratif, et lui inflige là-dessus toute une dissertation ~. Ou encore,
il raille certaines métaphores de son contradicteur : « Ton arme
de Neptune, s'écrie-t-il, à cause du trident, ne convient pas à
un évoque 3. » Tout cela sent le pédant ou le bouffon, et ce n'est
pas toujours d'x\ugustin que l'on rit. Mais ces plaisanteries,
même grosses ou grasses, jettent une note gaie sur l'austérité
de la controverse.
L'écrivain, comme on pouvait s'y attendre, vaut mieux que le
polémiste. S'il n'est pas original, il n'est pas sans mérites; Au-
gustin est le premier à le reconnaître^. Les qualités sont sur-
tout des qualités d'homme d'école : une certaine entente de la
composition, au moins pour le plan d'ensemble ; une langue à
peu près correcte, sans rien de bien saillant, sauf la redondance
verbale qui est commune à tant d'Africains; un style assez
élégant, le sens de l'harmonie et du relief. Avec cela, nombre de
défauts : des redites et des négligences; du laisser-aller dans
l'ordonnance intérieure d'un développement; l'abus des procédés,
des lieux communs et des figures de style, antithèses forcées ou
métaphores tapageuses ; de la déclamation et du mauvais goût;
le ton violent d'un énergumène, toujours sous pression.
Pour juger Touvrage de Gresiconius, il n'est pas inutile de le
comparer au pamphlet dePetilianus contre Augustin : pamphlet
qui est exactement contemporain, et qui traite le même sujet-'.
On constate aussitôt de grandes analogies entre les réfutations
que les deux Donatistes ont faites du premier livre d'Augustin
Contra litteras PetUiani : c'est le môme système de défense,
avec les mêmes attaques contre la dialectique et l'éloquence,
contre le caractère et la vie de l'évêque catholique. Ces analo-
gies sont d'autant plus frappantes, que les deux réfutations do-
natistes, écrites en même temps, sont complètement indépen-
dantes l'une de l'autre. On s'explique, d'ailleurs, ces concor-
dances. Pour le plan, les deux pamphlétaires ont sim})lement
suivi, en le combattant, l'évêque d'Hippone. Pour l'argumenta-
tion, ils ont développé la thèse donatiste. Pour l'invective, ils
nous ont transmis l'écho des récriminations de leur parti. Mais
là, s'arrête la ressemblance entre les deux auteurs. Crescomus
1) Conira CrcsconiLini, II, 1, 2 ; IV, li, 4) Contra Cresconium, I, 13, 16.
7 ; 9, 11. 5) Augustin, Conira litteras PetUiani,
2) IbicL, III, 73, 85; 77, 88 ; IV, rS, III, 1 et saiv. Voyez plus haut, p. 35
65. et suiv.
3) Ibid., III, 78, 89. — Gf. [V, 65,81.
VI. 8
110 LITTÉRATURE DONATISTE
reste fort au-dessous de Petilianus pour la compétence, l'infor-
mation, l'exégèse, la rigueur du raisonnement. Au commentaire
des textes bibliques et aux discussions doctrinales, il substitue
volontiers les faits historiques, les preuves rationnelles, ou les
chicanes de grammairien. Quant à la forme, il y a entre Cres-
conius et Petilianus toute la différence qui sépare un rédacteur
consciencieux d'un écriA'ain de race, orateur incisif et mordant.
Considéré en lui-môme, et malgré certains mérites de mise
en œuvre, le pamphlet de Gresconius est donc assez médiocre.
Faute de compétence et de personnalité, l'auteur n'a pu que
répéter ce qui se disait autour de lui'. Mais, par là-même, son
ouvrage acquiert une grande valeur historique : il nous aide à
voir les choses en nous plaçant au point de vue des schisma-
tiques. Homme d'école, et simple fidèle, Gresconius représente
pour nous toute une catégorie sociale des adeptes du Dona-
tisme. Généralement, les polémistes de l'Eglise dissidente étaient
des évoques, des chefs du parti. Gresconius est un laïque ; non
pas un laïque d'exception, un esprit original et indépendant,
comme Tyconius : mais un laïque quelconque du monde des
écoles. Avec lui, nous pénétrons dans ce monde-là, où sans
doute bien des g'ens étaient Donatistes et s'intéressaient aux
controverses, mais où la plupart se taisaient, conscients de leur
incompétence. Gresconius n'a pas eu le même scrupule. Il s'est
lancé assez étourdiment entre les champions autorisés des deux
l'^glises, s'exposant des deux côtés à recevoir les coups. Il s'est
lait railler par Augustin, et, peut-être aussi, par quelques
schismatiques de ses amis. Mais il n'a pas perdu sa peine,
puisqu'il nous renseigne encore aujourd'hui sur les idées, les
sentiments et les préjugés des gens de sa secte et de son monde :
.sans compter ({ue du même coup il a sauvé de l'oubli, avec son
nom, Tun de ses livres.
l) Gresconius l'avuiic luiiiiùinc, non coniuni, 111, 14, 17 et suiv. ; 1\', 28, 35
sans naïvetéi à propos de l'histoire du et suiv.).
Maximianisnie (Augustin, Contra Cres-
CHAPITRE III
PRIIVIIANUS DE CARTHAGE
I
Vie et rôle de Primiauus. — Il remplace Parmenianus comme évêque de
Cartilage et primat donatiste., — Date de son élection. — Mécontentement
causé par ses premiers actes. — Excommunication de Maximianus et de
trois autres diacres. — Protestations des seniores de Cartilage. — Entête-
ment et nouvelles violences du primat. — Sa condamnation parle concile
de Cartilage. — Son procès contre Maximianus. — Sa déposition par le
concile de Cabarsussa. — Sa revanche au concile de Bagaï. — Nouveau
procès contre Maximianus, pour la revendication d'une basilique. —
Primianus au concile de ïhamugadi. — Son alliance avec Optatus de
ïhamugadi et le parti de Gildon. — Conséquences fâcheuses de cette
alliance. — Multiplication des sectes donatistes. — L'édit d'union
de 403 et la persécution à Carthage. — Politique incohérente de Primia-
nus. — Il repousse en 403 le projet de conférence avec les Catholiques,
et reprend lui-même ce projet en 406. — Son rôle à la Conférence de
Carthage en 411. — Résultats lamentables de son gouvernement. — Dé-
route du Donatisme à Carthage. — Dernières années de Primianus. —
Son caractère et sa politique.
Bien que tous les évêques donatistes fussent, par grâce d'état,
des sectaires intransigeants, ils se ressemblaient moins qu'on
ne l'a dit et qu'on ne pourrait le croire à première vue. Sans
parler de bien d'autres différences, il y avait en Afrique deux
catégories au moins de clercs schismatiques, parce qu'il y a au
moins deux façons d'être intransigeant et d'être sectaire : la
manière intelligente, et l'autre. La première n'était pas celle de
Primianus. De là vient que ce primat du Donatisme fut invo-
lontairement le meilleur auxiliaire des adversaires de son
Eglise.
Sur sa jeunesse, sur toute la période de sa vie qui précéda
son épiscopat, on ne sait rien de précis. Il a dû naître à Car-
thage, vers l'année 350 ^ Il devait appartenir à une famille
1) Primianus, élu évêque de Car- plus âgé qu'Augustin, né en 354, évêque
ttiage en 391-392, devait être un peu d'ttippone depuis 395-396.
112 LITTÉRATURE DONATISTE
donatiste, puisque jamais, au cours des polémiques les plus per-
sonnelles, aucune allusion n'est faite à une conversion quel-
conque. 11 devait être d'une origine assez humble, à en juger
par ses façons d'agir et de parler, qui trahissaient un rustre '.
Il reçut certainement une instruction assez élémentaire, qu'il
u'a jamais eu le souci de compléter. Il n'a pas dû passer par
les écoles des rhéteurs, ni même par celles des grammairiens :
en fait de littérature, il ne connaissait guère que les anathèmes
bibliques. Selon toute apparence, il fut élevé dans un milieu
tout populaire, très fanatique, où l'on admirait surtout les Cir-
concellions. Il dut entrer de bonne heure dans la carrière ecclé-
siastique, et débuter par les plus modestes fonctions des clercs
inférieurs. Il s'éleva peu à peu, sinon par son mérite, du moins
par un effort persévérant dont la fortune fut com[)lice : parce
qu'il était ambitieux, têtu, sans scrupule, et qu'il j)laisait au
peuple, et que personne n'avait aucun motif d'être jaloux de lui.
Il était diacre en 391, à la veille de cette élection inattendue,
qui fit de ce clerc médiocre et borné l'évêque schismatif[ue de
Carthage et le chef du parti de Donat'-.
La date de cette élection peut être déterminée d'une façon
approximative. Primianus remplaça Parmenianus, qui mourut
presque sûrement en 391 '^. D'autre part, le mouvement maximia-
niste commença dès 392, peu de temps après l'ordination du
uouveau primat^. Qn en peut conclure f[ue Primianus fut élu et
consacré en 391 ou 392.
Il ne fut pas long à prouver que ses électeurs n'avaient pas eu
la main heureuse, que les suffrages des fidèles et du clergé de
Carthage, acceptés probablement sans enthousiasme et confir-
més avec résignation par les évêques du parti, s'étaient égarés
sur un incapable. Eu (pielques mois, il mécontenta tout le monde
par les incohérences et les brutalités de sa politique, l'aile de
violence ou de partialité, d'arbitraire ou de tyrannie, f t toujours
de maladresse.
D'abord, il scandalisa les clercs et tous les honnêtes gens
pai- son indulgence inattendue pour tous les pécheurs notoires,
pour les intrigants et les coquins, surtout pour les Claudia-:
nistes, ces turi^ulcuts scliismali(|ues de TEglise schisinatique.
( )n se rappelle l'histoire de ce Clalidianus, ancien évê([ue dona-
1) Aiii;iislin, Senno II in Psalin. 'M'>. '^] Voyez plus limit, tome IV, p. 54.
20, p. 378-379 Mip:nn. 4) « Scamiala igiliir Priiiiiaiii.... qui
2) Ihid., l!)-2(), [). 375 cl siiiv. ; l\f)isl. rcceiis oriliniilus... » ( Au^nislin, Scrmo
43, 'J, 2() ; Contra Cresconium, IV, 6, 7. // in Psalm. 30,20, p. 378).
PlUMIANUS DE CAKTIIAGE 113
tiste de Rome ', qui, banni de la capitale à lu suite d'émeutes
suscitées par ses querelles avec le pape Damase ', s'était réfugie
à Garthage, où il n'avait pas tardé à se quereller avec ses amis,
où il avait fini par rompre avec Parmenianus, en fondant une
communauté rivale. Dès le début de son épiscopat, on vit Pri-
mianus se réconcilier avec les Claudianistes, leur faire les con-
cessions les plus imprévues, et, contrairement à la règle, les
admettre sans pénitence à la communion 3. Des prêtres et des
diacres ne cachèrent pas leur surprise, ainsi que les senioi-es du
conseil de fabrique.
Le primat, très jaloux de son autorité, et peu scrupuleux sur
les moyens d'imposer l'obéissance, répondit aussitôt par des
coups. Un jour, dans une basilique, comme des Claudianistes
s'approchaient pour la communion, des seniores manifestèrent
leur indignation : le primat les fit expulser par des gens à sa
dévotion, qui les frappèrent sans pitié ^. Les clercs mêmes ne
furent pas mieux traités. Primianus refusa la communion au
prêtre Demetrius, pour le contraindre à désavouer et à dé-
shériter son fils ^ Il fit enfermer dans un égout le prêtre For-
tunatus, coupable d'avoir, sans autorisation, baptisé des ma-
lades '\
Ces procédés de gouvernement révoltèrent tous ceux qui
n'étaient pas complices du primat, ou qui ne tremblaient pas
devant lui. Un parti d'opposition se forma autour du diacre
Maximianus : un diacre que l'évêque ne pouvait souffrir, et qui
parait avoir été son concurrent lors de l'élection épiscopale. Ce
Maximianus était un personnage dans la communauté. C'était
un honnête homme, fort distingué : instruit, éloquent, estimé de
tous, chéri des dévotes, très populaire, parent du grand Donat".
Primianus voulut en finir. Il convoqua le conseil des prêtres,
lui dénonça l'attitude de Maximianus et de trois autres diacres,
dévoués au rebelle ; séance tenante, il somma le conseil de con-
damner les téméraires, en les frappant sur l'heure de quelque
peine disciplinaire *^. Les prêtres refusant ou se dérobant, il
passa outre. Brusquement, sans observer aucune des formes
1) Optât, II, 4. 5) (( Communionem Demetrio pre?-
2) Aoellana Collectio, ËpisL. 13, 8, p. 5() bytero pernegaiit, ut cogeret fiiium alj
Gùnlher ; M:insi, Concil., t. III, p. 628. dicare » {ibid.).
3) Augustin, Sermo II in Psalm. 36, 6) « Fortunatum presbylerum in
20, p. 37^ ; Contra Cresco nia m, lY, 9,11. cloncam fecerit initti, cuni aegrotaii-
4) (( In basilioa caesi sint seniores, tibus baj^lismo succurrisset » {ibid.).
quod indigne ferrent ad communiu- 7) Epist. 43, 9, 26; Enarr. in Psalm.
nem Claudianistas admitti » (Sernio II 124, 5 ; Gesla cum Emerilo, 9.
in Psalm. 36, 20, p. 379). 8) Sernio II in Psalm. 36, 20, p. 37t-.'
114
LITTERATURE DO>'ATISTE
prescrites, sans jugement régulier, sans enquête, sans entendre
ni convoquer Maximianus, qui d'ailleurs était alors malade et
alité, il lança une sentence d'excommunication contre les quatre
diacres '.
L'orage grondait dans la communauté. Même les plus timo-
rés, même les adversaires de INIaximianus, ne pouvaient excuser
ce mépris cynique des règks disciplinaires et de la procédure.
Les clercs n'osant protester ouvertement, les plus notables parmi
les laïques se firent les interprètes de l'opinion publique. Le
conseil des seniores adressa une lettre de protestations à Pri-
mianus : protestations qui portaient sur deux points, oubli
des règles de la discipline dans l'affaire des Glaudianistes, oubli
des formes de la procédure dans l'affaire de Maximianus -.
De l'émotion des notables, Primiaims ne s'émut guère: s'il
répondit à leur lettre, ce fut encore par des coups. Mais les
seniores étaient gens de résolution ; ils voulurent avoir le der-
nier mot. Ne pouvant obtenir satisfaction de leur évéque, ils en
appelèrent au concile. Par une lettre circulaire, adressée à tous
les évêques donatistes, ils demandèrent une enquête sur les
actes du primat ^.
Bientôt, vers la fin de 392, arrivèrent à Garthage quarante-
trois évê([ues des régions voisines, surtout de Byzacène^. Pri-
miaims les attendait de pied ferme. Quand ils voulurent s'as-
sembler dans une basilique, il lança sur eux une bande d'éner-
gumènes, qui les assiégea dans l'église, les lapida, les jeta
dehors^. Puis, fort de ses droits épiscopaux, il leur fit inter-
dire par la police l'accès de tous les sanctuaires ou autres im-
meubles de la communauté^. Les malheureux évêques, tout
décontenancés et meurtris, durent se réfugier dans uae maison
particulière des faubourgs de la ville. De là, ils invitèrent le
primat à Avenir s'expli([U('r, poussant rhéroïsme ou la témérité
1) i< Pcr se cugilatuni scelus non ilii-
bitavit inii)lorc', usqiio adco iit in Maxi-
inianuiu diacoiiuni, viruin sicut omni-
bus noturn est innocentem, sine causa,
sine accMisalorc, sine ti'stc, absenleni ac
lecto cubaiitcrn, sentcMliani piilaiel
esse promendam » (ibid.).
2) « Ciim, ohsistentc niaxinia parli'
piebis, eliani seniorinn noliilissinioruni
litlcris convenireliir ut per se corrijïc-
ret (piod admiseral, sua temerilate pos-
sessus, einendare conletnpsil » {ibid.).
H) H Ilis ila(|uc pennuli seniores Kc-
clesiae sii[)i°adii'lae ad uniNersuni clio-
ruin (episcoporuni) iitleras legaloscpic
niisernnt, quibus non sine lacrymis
deprecali sunt ut ad se fervcntius ve-
niremus... » {ibid.).
4) Conlra Cresconium, IV, 6, 7.
T)) « Couducta nuillitudinc perditu-
ruui..., obsessi sunt cpistopi siniul cl
clerici, et j)ostea ab ejus satellitibus
lapidali » {Scimn II in Paulin. 80, 20,
p. 37'J).
6) « liupetratis oflicialibus... , (jui in-
fjrediendi uubis atque ageudi solemnia
inlerdicerenl l'at iiltalein... ; cuni b.isi-
licaruni fores,' ne inj-Tedercniur. inul-
tiludinc et (jriicio intercbiseril » [ibid.].
PHIMIAiNUS DE CARTHAGE 115
jusqu'à lui offrir de se transporter en corps auprès de lui. Par
trois fois, Primianus refusa de comparaître, faisant ou laissant
maltraiter les députés du concile. On dut instruire sans lui son
procès. A l'unanimité, on le blâma pour ses actes illégaux et
ses violences. Cependant, l'assemblée procéda avec une modéra-
tion et une prudence très méritoires. On ne déposa pas le pri-
mat ; on prononça seulement contre lui une condamnation de
principe, conditionnelle et provisoire. On lui accordait un délai
pour s'amender ou se justifier. On réservait à un concile posté-
rieur la solution définitive. Telles sont les décisions qui, par
une lettre synodale, furent notifiéesdans toute l'Afrique à toutes
les communautés donatistes '.
Des décisions du concile de Carthage, le primat ne s'in-
quiéta pas plus que naguère de la protestation des notables.
Ou plutôt, il ne s'en^inquiéta que pour se venger. Il redoubla de
violence et d'arbitraire. Il outragea le prêtre Demetrius, qui
avait donné l'hospitalité à des évêques^. Il fit saccager par ses
bandes, sans doute sous le même prétexte, les maisons de plu-
sieurs fidèles 3. Il fit élire des évêques en remplacement de ceux
qui l'avaient condamné^. Enfin, il résolut de faire jeter Maxi-
mianus hors de son propre logis. Cette fois, il procéda dans
les règles, il s'adressa aux tribunaux. Il revendiqua la maison
qu'habitait le rebelle : une maison qui probablement avait été
donnée ou léguée au diacre, et dont celui-ci, de très bonne foi,
se considérait comme le légitime propriétaire. Primianus pré-
tendit que l'immeuble appartenait à la communauté, et que son
clergé en avait besoin pour les exorcismes. L'affaire fut plaidée
devant le légat du proconsul d'Afrique. Le primat donna pro-
curation à un avocat; la faveur aidant, à ce qu'on rapporte, il
gagna son procès. Aussitôt, il mit en mouvement la police, fit
expulser le diacre et saisir limmeuble ''.
Cependant, comme il avait été convenu, le parti de Maximianus
préparait la réunion d'un nouveau concile. Une centaine d'évê-
ques, le 24 juin 393, s'assemblèrent à Cabarsussa, en Byzacène,
sous la présidence de leur doyen, Victorinus de Munaciana*''.
))
1) Ëpist. 43, 9,26 ; Sermo If in Psalm. quae christianoruui domos evertéret
.36, 19-20, p. 375 et 378-379 ; ConLra [ibid.).
Cresconium, IV, 6, 7 et suiv. ; Gesta cum 4) « Super \ivos episcopos alios sub-
Emirito, 9. rogaril » (ibid.).
2) « Idem presbyter (Demetrius) ob- 5) Conlra Cresconium, IV, 47, 57 ;
jurgalus sit quod episcopos hospilio Sermo II in Psalm. 36, 18-19, p. 374-375.
suscepisset » [Sermo II in Psalm. 36, 20, 6) Epist. 141, 6 ; 185, 4, 17 ; Sermo H
P- 379). in Psalm. 36, 20, p. 376-382; Contra
3) (( Primianus multitudinem miseril, Cresconium, IV, 6, 7 ; De haeres. ,i)9.
116 LITTÉRATUBE DONATISTE
Oq instruisit de nouveau le procès du primat. On releva contre
lui des charges de tout genre. En voici le résumé officiel, d'après
l'enquête du concile : « Primianus a fait élire des évoques en
remplacement d'évêques encore vivants. Il a admis des sacri-
lèges à la communion des saints. 11 a tenté de contraindre des
prêtres à former un complot. Il a fait jeter le prêtre Fortunatus
dans un cloaque, pour avoir Laptisé des malades. Il a refusé la
communion au prêtre Demetrius, pour le forcer à déshériter son
fils. 11 a outragé le même prêtre, pour avoir donné l'hospitalité
à des évêques. Le susdit Primianus a encore envoyé une foule
de scélérats renverser des maisons de chrétiens. Des évêques
et des clercs ont été assiégés ensemble, puis lapidés par ses
satellites. Dans une basilique ont été frappés des seniores, qui
s'indiçî'naient de voir les Claudianistes admis à la communion.
Primianus a cru devoir condamner des clercs innocents. 11 n'a pas
voulu se présenter à nous pour se justifier ; il nous a empêchés
d'entrer dans les basiliques, dont il nous a fait fermer les portes
par la foule et par la police. Il a repoussé avec des outrages
les députés envoyés par nous. Il a usurpé beaucoup d'immeubles,
d'abord par la force, puis en vertu de décisions judiciaires.
Enfin, il s'est rendu coupable d'autres actes illicites, que, par
bienséance de style, nous avons passés sous silence'. » Pré"-
cieux document sur la mentalité de Primianus, et sur ses mé-
thodes de gouvernement.
A l'unanimité, le concile confirma la condamnation du primai :
« Nous avons décrété, dit la sentence, nous avons décrété, nous
tous, évoques de Dieu, en présence de l'Esprit-Saint, que Pri-
mianus... était condamné à perpétuité par le chœur des évêques :
il ne faut pas que son contact puisse souiller TEglise de Dieu
par la contagion du crime-... » On prononça donc la déposition
de Primianus, et l'on menaça d'excommunication tous ceux qui
ne se sépareraient pas de lui dans des délais fixés.
Par une lettre sjmodale, on notifia ces décisions à toutes les
communautés donatistes. Dans cette circulaire, les cent évêques
déclaraient que, sur la requête des sent ores de Cartiuige, ils
avaient dû instruire le procès du primat. Ils espéraient d'abord,
ils souhaitaient, pouvoir constater son innocence. Mais « les
.scandales de Primianus, son extraordinaire scélératesse, avaient
attiré sur lui le jugement du ciel; on avait dû retrancher (.hi
1) Sermo II in Psalm. 30, 20, p. 371). cliorn perpcliio esse darnnatuin, ne, eo
2) « Decrevimus oiiiiies sarertlnlcs p;ilp;ilo, l.)ei Kcclesia aiil rdiilagioue
Dei, pracseiile Spirilii saiicto, Imiic aiil ali(piu crirniiie niaciiletiir... »
eumdum l'riiiiianuiii... a sacurdolali {ihid.).
l'RIMlA>US DE GARTHAGE 117
corps de l'Eglise l'iiuteur de ces forfaits '. » Suivait réiiuméra-
tioii des crimes du primat, tels que les avait révélés l'en-
quête ; puis la sentence rendue contre Primianus et tous ses
complices ou partisans. En terminant, le concile invitait tous
les fidèles à se séparer aussitôt du primat indigne : « Pour assu-
i-er la pureté de l'Eglise, nous avons jugé utile d'avertir, par
la présente traclatoria^ tous les saints évéques et tous les clercs
et tous les peuples qui se souviennent d'être chrétiens : tous
doivent éviter avec soin et prendre en horreur la communion
de Primianus, désormais condamné. Il devra lui-même rendre
compte de sa mortelle déchéance, celui qui sera resté sourd à
notre décret et aura tenté de le violer'. » Tandis que la lettre
synodale se répandait dans toute l'Afrique, les évéques se trans-
portèrent à Garthage, où Maximianus fut élu comme évêque-
primat. Séance tenante, ils le firent ordonner par douze d'entre
eux^.
Primianus semblait perdu. Déjà, pourtant, la fortune travail-
lait pour lui. Surpris d'abord et déconcertés, ses partisans se
préparaient à reprendre l'offensive. Sauf en Byzacène, la majo-
rité des Donatistes lui restaient fidèles, par esprit de disci-
pline; toute la Numidie faisait bloc autour de lui. Trois cent
dix évéques répondirent à son appel, et, le 24 avril 394, se
réunirent à Bagai, en Numidie, sous la présidence de Primia-
nus lui même. On fit de nouveau l'instruction de toute l'affaire.
Naturellement, le président de l'assemblée eut gain de cause.
Par une sentence déclamatoire, d'une violence apocalyptique,
le concile excommunia Maximianus, avec ses douze consécra-
teurs, et les clercs rebelles de Garthage ; il menaça du même
châtiment les autres Maximianistes qui ne seraient pas venus a
résipiscence dans un délai fixé. Gomme toujours, une lettre
synodale avisa de ces anathèmes toutes les communautés afri-
caines du parti de Donat''. Primianus triomphait, mais aux dé-
pens de son Eglise, définitivement amputée, qui, dans toute la
moitié orientale de l'Afrique latine, voyait se dresser contre elle
une Eglise maximianiste.
Vindicatif comme nous le connaissons, on devine que Pri-
1) (( Scaiidala igitiir Priuiiani, cl cam Emerito, 9 ; Epist. 108, 2, 5 ; ]85,
ipsius nequitia singularis, sic in se cae- 4, 17.
leste judicium proxocavit, ut huriini 4) Contra Epistulaiii Parmeniani, II,
criinimiiii au.ctorem necesse esset poui- 3, 7 ; Contra Cresconiuni, lll, 53, 59 et
tus amputare » {ihid., p. 378). suiv. ; IV, 31, 38 et suiv. ; 37, 44 el
2) Ibid., p. 380. suiv. ; Gesla cum Emerito, 9-11 ; Episl.
3) Contra Cresconhim, III, 52, 58 et 51, 2; 53,3,0; 108, 2, 4 et suiv. ; 141,6.
suiv. ; IV, 0, 7 ; 31, 38 et suiv. ; Gesta
118 LITTÉIIATURK DONATISTE
mianus songeait surtout à se venger. Aussitôt après sa vic-
toire de Bagai, il donna le mot d'ordre à ses partisans, qui par-
tout entrèrent en campagne et assiégèrent les tribunaux, pour
forcer "leurs adversaires à restituer les basiliques et autres im-
meubles '. Lui-même prêcha d'exemple. Devant le proconsul,
il intenta un nouveau procès à Maximianus, en revendication
d'une basilique : sans doute, l'église quu Maximianus avait jadis
administrée comme diacre, et qu'il avait gardée jusque-là. Cette
fois encore, Primianus eut gain de cause. Mais l'affaire avait
surexcité les passions populaires. Une émeute éclata. La basi-
lique de Maximianus, que les Primianistes appelaient v la ca-
A^erne des brigands, spelunca », fut saccagée, brûlée, rasée jus-
qu'aux fondements"-. On ne dit pas que Primianus ait été com-
plice des émeutiers ; mais on ne dit pas non pkis ([u'il ait rien
fait pour les arrêter.
Au cours de ce procès, il eut une petite mésaventure, attestée
par une pièce officielle, un fragment de l'interrogatoire. Sui-
vant la tactique de son parti, il se présentait comme évêque de
la véritable Eglise, comme évêque catholique ; et c'est en cette
qualité ([u'il invoquait contre le^ ^laximianistes les lois portées
contre les hérétiques. A l'audience, le proconsul, qui connais-
sait Aurelius, fut surpris d'entendre Primianus se donner comme
l'évêque catholique de Carthage : « Alors, dit le procès-verbal,
alors le juge demanda: Quel est donc ce second évêque ? Est-il
du parti de Donat ? — Le représentant* de VOfficiiun répondit :
Nous ne connaissons ici qu'un seul évêque catholique, Aure-
lius-^. » Primianus eut beau gagner sa cause: il fut mortifié
publiquement, ce jour-là, dans son orgueil et ses prétentions
de chef d'Eglise.
Une autre humiliation l'attendait: à laquelle il se résigna,
d'ailleurs, avec un empressement inattendu. Pour triompher de
la résistance des Maximianistes, il dut solliciter ou accepter
l'alliance du farouche et sanguinaire Optatus, l'évêque-brigand
de Thamugadi, le tyran de la Numidie, l'homme de confiance du
comte Gildon.
Optatus ne se fit pas pi'iei- pour intervenir. 11 procéda natu-
icllement à sa façon ordinaii-c;, par la terreui'. Une campagne
lui suffit pour imposiM- aux récalcitrants la paix primianiste.
Avec ses bandes sauvages de Circoncellions, dressées au pillage
1) Contra Crcsconiiim, III, ^2, .')8 : ")(;, 21 Epist. 44, 4, 7 ; Contra Crcsconium,
62; IV, S etsiiiv.; Brevic. Collai.. III. III..".!», (,;' ; IV. 4(5, 5.5.
11, 22 ; Kpist. 10f<, 2, .5. :$, Enarr. Il in Psnlm. 21. 1^1.
PRIMIANUS DE GARTHAGE 119
et au massacre, il entra en Proconsulaire, et marcha sur les
villes qui étaient les forteresses du Maximianisme. A son ap-
proche, tout le monde trembla ; les plus intransigeants se
déclarèrent prêts à signer la paix. La diplomatie armée d'Op-
tatus triompha du scrupule des plus obstinés, Felicianus d.;
Musti, Praetextatus d'Assuras, qui renièrent enfin l'Eglise de
Maximianus. En même temps, l'évêque de Thamugadi négociait
avec Primianus, qu'il amenait à des concessions surprenantes '.
A ce moment, l'autoritaire primat de Garthage semblait n'être
plus que le lieutenant d'Optatus. Gomme'tous ses collègues, il
dut se résigner à lui rendre publiquement hommage. Il assis-
tait en 397 aux fêtes données à Thamugadi en riionneur de
l'évêque tyran, pour l'anniversaire de sa consécration épiscopale
[Optati natalilia) '. Il présida dans cette ville un concile, oii
l'on régla définitivement la question du Maximianisme : ou-
bliant leurs principes et les anathèmes de Bagai, les Primia-
nistes se prêtèrent à toutes les concessions, laissant aux évêques
ralliés leurs fonctions épiscopales, reconnaissant comme valable
le baptême administré par eux pendant leur schisme 3.
Les Primianistes paraissaient triompher. En réalité, le seul
vainqueur était l'évêque de Thamugadi. Sa victoire avait été
d'abord, pour son primat, une humiliation. Puis, elle imposait
à Primianus une politique inconséquente et dangereuse, dont
les résultats fâcheux se manifestèrent promptement. Entraînés
par leur alliance avec Optatus, les Primianistes avaient pris
parti, plus ou moins ouvertement, pour le comte (iildon, alors
en pleine révolte^. Par là, ils s'étaient exposés, pour un avenir
prochain, à des persécutions d'autant plus dures que la politique
s'en mêlait. On le vit bien après la défaite de Gildon, défaite
qui ne tarda guère : beaucoup de Donatistes furent atteints par
les constitutions impériales qui visaient les complices du rebelle '.
En outre, dans leurs négociations avec les Maximianistes qui se
ralliaient, les Primianistes avaient poussé leurs concessions, dic-
tées par l'intérêt du moment ou par la crainte, jusqu'à l'aban-
1) Contra litteras Petiliani, I, 10, 11 ; i) Contra Epistulam Parmeniani,U, '^,
13, H ; II, 83, 184 ; Contra Cresconium, 4 ; Contra litteras Petiliani, I, 24, 2(') :
m, m, 66 ; IV, 25, 32 ; Gesta cam Enie- IF, 23, 53 ; 28, 65 ; 83, 184 ; 103, 237 ;
rito, 0; Epist. 53, 3, 6. Contra Cresconium, III, 60, 66; Gesia
2) Epist. 108, 2, 5 ; Contra litteras cum Emerito,9 ; Epist. 53, 3, (î.
Pe(i;(an(, II, 23, 53. ô) Cod. Theod., VII, 8, 7 et 9 ; IX,
3) Contra Epistulam ParmenianI, I, 4, 39, 3 ; 40, 19 ; 42, 16-19. — Cf. Augus-
9 ; il, 3, 7 ; Contra Cresconium, Kl, 15, tin, Epist. 44, 5, 11 ; Contra litteras Pc-
18 et siiiv. ; IV, 25, 32 ; 51, 61 ; Contra tiliani, II, 92, 209.
Gaudentium, I, 39,. 54; Episl. 108, 2, 5.
120
LITTERATURE DONATISTE
don complet de leurs principes. Par la, ils s'étaient d'avance
réfutés pour leurs controverses futures ; ils avaient fourni
contre eux-mêmes, aux Catholiques comme aux j)lus intransi-
geants des Donatistes, le meilleur des arguments '. Primianus,
s'il eût été plus clairvoyant, en 397, eût redouté ce triomphe
éphémère qu'il devait à la brutale intervention d'Optatus. En
fait, cette victoire apparente eut pour son Eglise plusieurs con-
séquences également fâcheuses : l'alliance avec un rebelle com-
promettait les Primianistes aux yeux du gouvernement, tandis
que l'abandon des principes de la secte les affaiblissait pour
l'avenir en face des Catholiques, même en face des Donatistes
fidèles à leurs traditions.
Pour le moment, Primianus était tout à la joie du triomphe.
Tandis que son Eglise se retîonstituait et grandissait par le
retour des enfants prodigues antérieurement égarés dans le
Maximianisme, il pouvait se croire revenu aux temps de Par-
menianus ou de Donat le Grand. La secte dont il était le chef
comptait autant d'évêques que le Catholicisme africain -. Elle
restait par excellence le « parti de Donat — pars Donali ».ou
Donatisme proprement dit 'K Mais, pour la distinguer des autres
sectes qui se réclamaient aussi de Douât, on l'appelait souvent
le « parti de Primianus — pars P /•'un ta ni'' » ; et le primat,
dont elle portait maintenant le nom, n'était pas loin de se con-
sidérer comme un autre Donat. ♦
L'Eglise de Primianus paraissait donc alors aussi puissante
que jamais. Et cependant, elle ne cessa de perdre du terrain,
par l'effet d'une politique imprudente, maladroite et incohérente,
dont, pour une bonne part, fut responsable son primat. Plus que
jamais, elle eut à souffrir de l'émiettement, de la persécution,
des erreurs de tactique.
Non seulement Primianus ne sut pas rallier toutes les petites
sectes donatistes qui dès longtemps s'étaient séparées de son
Eglise ; mais encore il dut assister, impuissant, aux progrès
d'une inquiétante désagrégation qui multipliait autour de lui les
schismes ••. Devant les impérieuses exigences d'0[)tatus deTha-
1) Aiigiislin, lipisl. ôl, 4; .53, 8, tJ ; f>, 7 ; Geala cam Eincrito. 5 cl 9.
103, 2, () ; 18"). 4, 17; Coiilra Cirsco- 4} Epist. 4;},'.», 2("> ; Coiilra Epistulani
nJum, III, ](j, i;i ot siiiv. ; IV, 1 et siiiv. Parmeniani, I, lu, Kl; 111, 4, 21 ; D<'
2) Contra (Irrsconium, IV, 58, (■)9-70 ; hiiplisino r.onlra iJniialislit:;, 1, 6, 8 ; Con-
Episl. 129, (1 ; Urevic. CuUal.-, 1, 14 ; Col- lia Crci^contum, 111, (JO, (itj ; IV, 3 ; 4, 5 ;
lai. Carlliag., I, 16:) cl 213-217. 48, .58 ; 58, 70.
3) Augustin, Episl. 8S, 1 ; 93, 8, 24- .'>) Epist. ^i, 8, 20; Cuiilra Epiitalani
25; Conira Epistiilam Purmeni<ini, III, l'urmrniani, 111, 4, 24 ; lie baplisino
4, 24; (lonlrn Crcsciiiiiiiii, II. I, 2; l\, raitliu Donati^tas, I, tj, 8; II, 11, 16.
PRIMIANUS DE CARTHAGE 121
mugadi, il avait laissé fléchir, en faveur des Maximianistes,
les principes qui étaient la raison d'être du Donatisme : mainte-
nant, de toutes parts, il voyait se dresser contre lui les prin-
cipes et leurs défenseurs. Indignés de ces concessions où ils
voyaient une capitulation, presque une trahison, les intransi-
geants reniaient à leur tour l'Eglise de Primianus. De tous les
coins de l'Afrique sortaient des sectes nouvelles, qui toutes se
réclamaient des pures traditions de Donat. a Le parti de Donat,
dit Augustin, s'est brisé en une multitude de menues parcelles ;
et toutes ces parcelles d'Eglise blâment l'Eglise beaucoup plus
grande de Primianus d'avoir déclaré valable le baptême des
Maximianistes ; chacune d'elles s'efforce de démontrer que la
tradition du vrai baptême s'est conservée seulement chez elle,
et nulle part ailleurs ^ » C'est surtout à Carthage, que pullu-
laient les petites sectes donatistes, toutes ennemies entre elles,
mais toutes d'accord poiu' renier l'Eglise de Primianus ~.
Eu même temps, la persécution redevenait menaçante. Par
son alliance avec Gildon, Primianus s'était rendu suspect en
haut lieu. Les violences de ses partisans, surtout les attentats
contre Possidius de Calamà, contre Maximianus de Bagaï,
contre des prêtres du diocèse d'Hippone, achevèrent d'indis-
poser ou d'éclairer l'empereur et ses ministres^. Poussés à
bout, les Catholiques, dans leur concile du 16 juin 404, décidè-
rent de solliciter l'intervention du pouvoir civil et d'envoyer à
cet effet une députation à l'empereur 4. Le gouvernement réso-
lut de supprimer le schisme africain.
D'où l'édit d'union du 12 février 405^, qui fut appliqué à Car-
thage le 26 iuin^ Les Donatistes de la ville durent opposer
quelque résistance ; car ils plaçaient à cette date le commence-
ment d'une persécution". L'unité religieuse fut rétablie, au
moins pour quelque temps, comme l'atteste la lettre de remer-
ciements adressée à l'empereur par le concile catholique siégeant
à Carthage le 23 août 405 s.
Primianus fut donc alors dépossédé, et probablement exilé.
Mais ce ne fut pas pour longtemps. Il quitta Carthage vers cette
époque, pour se rendre en Italie ; six mois plus tard, on le ren-
1) He baplismo contra Donatistas, I, 6, H, 2; Codex canon. Eccles. afric, can.
8. 94 et 99; Augustin, Epist.' S8, 5-10;
2) Ibid., U, 11, 16. 185, 7, 26.
3) Contra Cresconiiim, IFI, 43, 47 ; 46, 6) Liber genealogus, c. 627 ; éd. Momm-
50 ; 48, 53. sen, Chronica minora, tome I, p. I!t6.
4) Codex canon. Eccles. afric, can. 93; 7) Ibid.
Augustin, Epist. 88, 7; 185. 7, 25. 8) Codex canon. Eccles. afric. can. 94.
5) Cad. Theod., XVI, .5, 33 ; 6, 3-5 ;
122 LITTÉRATURE DONATISTE
contre à Ravennes'. Mais il regagna bientôt sa ville épisco-
pale, réussit à rentrer en possession de son siège, et recons-
titua sa communauté. L'autorité dut fermer les yeux. L'édit de
405 devint lettre morte, au moins à Cartilage. Pendant les
ahnées qui précédèrent la Conférence de 411, on trouve Primia-
nus à son poste, maître de sa cathédrale, gouvernant comme
jadis son diocèse et dirigeant par toute l'Afrique les évèques de
son parti. Mais les choses ne s'étaient point passées de même
dans toutes les cités africaines. L'Eglise de Primianus aA^ait été
' certainement affaiblie par la persécution qui avait suivi l'édit
d'union '^.
Elle s'affaiblit encore par la politique incohérente de son pri-
mat. Cette incohérence éclate, notamment, dans ses décisions
relatives aux projets de conférence entre les deux partis. Le
concile catliolique de Carthage, du 25 août 403, avait tracé tout
un programme d'action. Dans toute ville où les deux Eglises
étaient en présence, l'éA'èque catholique devait négocier avec
son collègue donatiste, pour préparer une conférence générale ;
l'évêque de Carthage prierait les gouverneurs africains de facf-
îiter par tous les moyens ces négociations et d'en faire dresser
le procès-verbal dans chaque localité \ Convoqué sur la demande
d'Aurelius devant les magistrats municipaux de Carthage,
l^rimianus repoussa sans discussion le projet ; il refusa même de
conférer personnellement avec Aurelius. Le jour de l'audience,
il apporta ou envoya une réponse écrite, que lut un diacre ^ :
c'était; une fin de non-recevoir, hautaine et injurieuse. Après
cette belle réponse, il adressa une lettre circulaire aux évèques
donatistes pour les aviser de son refus ^. Puis, il convoqua un
concile, qui, vers la fin de 403, rejeta définitivement Jes propo-
sitions des Catholiques ^.
Trois ans plus tard, mais c'était quelques mois après l'édit
d'union, Primianus reprit lui-même le projet. Le 30 janvier 406,
à Ravennes, une députation d'évèques donatistes, que condui-
sait le primat en personne ', se présenta devant le préfet du
j)rétoire, et lui remit une i-equête. On demandait la convocatioii
d'une conférence publique t.'t contradictoire entre représentants
des deux Eglises. En attendant, pour faire cesser la })ersécu-
1) Aupustiii, fi;cu(c. Collai., III, 4. il , r>7 ; Brevic. Collât., III. 4 ; 8, lï ; Ad
2) \'uyuz plus luiul, loine l\, \). 74- Donutislas posl Collai., 1 ; 10, 20; 31,
78. 53. .
3) Codex canon. Eccles.afric, can. 91- 5) Sermo II in Psalni. 36, 18.
92; Augustin, Contra Cresconium, III, 6) Epist. 76, 4; 88, 7; Contra Cres-
45, 49 ; Epist. 88, 7. conium, III, 45, 49 el suiv.
4) Augustin, Contra Cresconium, l\ , 7) Brevic. Collât., III, 4.
PRIMIANUS DE GA,RTHAGE 123
tion, les députés donatistes prétendaient plaider immédiatement
leur cause devant le préfet ; en conséquence, ils le priaient de
convoquer avec eux des évêques catholiques africains qui se
trouvaient égalerhent à Kavennes. Le préfet refusa, en alléguant
d'abord que, seul, l'empereur pouvait ordonner la conférence
générale; ensuite, que les évêques catholiques présents n'étaient
pas mandataires de leur Eglise; enfin, que lui-même, comme
fonctionnaire, devait simplement faire appliquer l'édit d'union^.
Donc, Primianus sollicita sans succès du pouvoir civil, en
406, cette conférence qu'il avait dédaigneusement repoussée
trois ans plus tôt. Cette conférence, tour à tour refusée et
sollicitée,ilallait enfin l'accepter, maisdemauvaisegràce,en41i.
Au printemps de cette année 411, Primianus fut convoqué
devant les magistrats municipaux de Carthage. On lui notifia
officiellement Fédit de Marcellinus, du 19 janvier, qui convo-
quait la conférence pour le 1«"' juin -, Cette fois, le primat parut
accommodant. Il accepta la conférence 3; non sans quelques
arrière-pensées, comme nous le verrons. Par une lettre circu-
laire, adressée à tous les évêques donatistes, il invita ses col-
lègues à suivre son exemple^.
Avant et pendant la Conférence, il eut ])ien des satisfactions
de vanité. Un grand jour, pour lui, ce fut le 18 mai : jour de
l'entrée solennelle des Donatistes. Sur un mot d'ordre de leur
primat, les évêques schismatiques s'étaient réunis aux portes de
Carthage. Ils entrèrent en corps, parcoururent les principales
rues « avec toute la pompe d'un cortège solennel, propre à atti-
rer sur eux les regards et l'attention d'une si grande ville ^ ».
Naturellement, l'homme qui attirait le plus les regards était le
primat, qui, dans cette procession théâtrale de trois cents évêques,
occupait la place d'honneur.
Puis il présida le concile donatiste qui, du 25 mai au 7 juin,
avant la Conférence et entre les séances, siégea plusieurs fois
dans la Theoprepia, cathédrale des schismatiques de la ville s.
Avec son collègue lanuarianus, primat de Numidie, il signa
la notariaàw. 25 mai ". II signa seul la notaria du 2 juin, rédigée
au nom des « évêques et défenseurs de l'Eglise de vérité ».
1) Collai. Carthag., 111,141; Augus- 4) Augustin, Ad Donatistas post Col-
Vin, Brevic. Collai., III, 4 et suiv. ; Ad lat., 24, 41.
Donutislus post Collai., 25, U; Epist.SS, 5) Ibid., 25,43.— Cf. Collai. Car-
10. Ihag., I, 14 et 29 ; III, 204.
2) Collai. Carihag., I, 5 ; Augustin, 6) Collai. Carlhug., III, 5. — Cf. I,
BrevLc. Collai., I, 2. 14 ; II, 12.
3) Collât. Carihag., II, 50; Augustin, 7) /6k/., 1,14; Augustin, Bceuic. Col-
Brevic. Collât., Il, 3. lat., I, 4.
124 LITTÉRATURE DONATISTE
Voici cette dernière signature : « ^loi, Primiamis, évêque, ]'ai
signé la présente notaria, le 4 des nones dejuin, à Cartilage '. »
Le jour où il signa cette pièce, Primianus semblait personnifier
son parti.
Mais ce n'était là qu'un rôle d'apparat, qui ne doit pas donner
le change sur le rôle réel joué par le personnage dans le drame
de 411 : rôle déconcertant, piteux, lamentable. Dans les séances
de la Conférence, ce primat si autoritaire ne fit rien, ne dit rien ;
ou peu s'en faut. Les Donatistes avaient si peu de con-
fiance en lui, ils doutaient si bien de son habileté ou de ses
facultés oratoires, que d'abord ils ne lui avaient pas même
réservé une place parmi les mandataires élus du parti. Après
coup, cependant, ils comprirent ce qu'il y avait de ])izarre à
écarter des débats le chef de leur Eglise. L'un des mandataires
qu'on venait de désigner, Victor de Tabora, prit l'héroïque déci-
sion de démissionner en faveur de son primat, de celui qu'il ap-
pelait, non sans emphase, « notre bienheureux père, notre
prince, Primianus '- » .
Grâce au dévouement d'un collègue, Primianus put donc
figurer parmi les sept avocats-mandataires de son Eglise -^
Mais ce fut presque comme un simple figurant. En ce pays
d'avocats bavards, il donna le spectacle rare d'un avocat à peu
près muet. Dans la première séance, il prononça quelques mots,
de loin en loin*. Ensuite, il se tut complètement, laissant la
parole à des collègues plus experts, même à ses diacres. Si l'on
ne connaissait l'homme, on pourrait croire que ce chef de parti
se désintéressait du grand débat dont dépendaient l'existence
de son Eglise et sa propre destinée.
Malgré le^jrudent mutisme du primat, mutisme qui lui épargna
sans doute bien des maladresses, les événements suivaient leui-
cours. Les débats de la Conférence aboutirent à une catastroplu'
pour le parti de Douât. Les premières victimes furent le primat
lui-môme et sa communauté de Carthage. Pendant tout ce mois
de juin, les schismaliques un peu clairvoyants virent se suc-
céder, sur les murs de la ville, des présages de plus en plus
fâcheux. Le 6 juin, on afficha les s^es/(( ou procès-verbaux sté-
nographiés des deux premières séances-' : les passants purent
constater que les amis de Primianus cherchaient seulement pai'
leurs obstructions à éviter le débat sérieux, et le [mblic impartial
1) Collât. Cnrihwj., Il, 12. 4) Collai. Carlha,., I, 101 ; ll'O ; 129-
2) Ibid., I, 201. 130: 1S2-I83, etc.
3) Ibiil., I, US ; 157 : 2'*8 ; II. 2 d 12 ; h) Ilji<l., Il, i>roœm. — Cf. I, 22:? : II.
ni, 2. 64-73 ; III, :W>.
PRIMIANLS DE CAHTHAGE 125
dut en conclure que ces singuliers avocats n'avaient guère con-
fiance dans leur propre cause. Quelques jours plus tard, on
pouvait lire sur les murailles le procès-verbal complet des trois
séances, avec le texte de la sentence prononcée le 8 juin au soir
par le commissaire impérial ' : pour les schismatiques, c'était
la révélation d'une terrible réalité, l'échec de leurs mandataires,
la déroute du parti, les signes avant-coureurs d'une catastrophe.
Enfin, parut l'édit promulgué par Marcellinus le 26 juin- :
cette l'ois, c'était la condamnation définitive, la mise hors la loi,
l'arrêt de mort, sinon pour les fidèles de Douât, du moins pour
leur Eglise. A Tédit du commissaire vint encore s'ajouter une
série d'édits impériaux, attestant de la part du gouvernement la
ferme volonté de supprimer le schisme 3.
En ces temps-là, dans les conciliabules des schismatiques
africains, on eut bien des raisons de maudire la politique néfaste
de Primianus. A Garthage comme ailleurs, peut-être plus qu'ail-
leurs, les Donatistes furent durement traités. On leur interdit
toute réunion ; on leur enleva leurs églises et tous les biens qui
avaient appartenu à leur communauté, pour les attribuer à
l'évèque catholique. Conformément à l'édit impérial du 30 jan-
vier 412, les récalcitrants durent être frappés d'amendes et
menacés de confiscation, s'ils étaient laïques ; déportés hors
d'Afrique, s'ils étaient clercs ^. Beaucoup d'intransigeants
s'enfuirent ou se cachèrent, ^lais beaucoup renoncèrent à leur
intransigeance : les schismatiques de Cartilage se rallièrent
en foule à l'Eglise catholique.
Ralliés en apparence ou fermes dans leur résistance, ils cher-
chèrent à se venger. Ils se vengèrent en effet, et doublement :
sur les hommes et sur les pierres. L'une après l'autre, on vit
s'écrouler dans les flammes les basiliques de Carthage récem-
ment enlevées aux Donatistes. Incendies trop bien dirigés, pour
que le Diable y fût étranger : chaque fois, tout le monde com-
prit d'où venait l'étincelle''. Et quand Marcellinus, le commis-
saire impérial, l'ancien président de la Conférence, fut tout ù
coup dénoncé à Carthage, arrêté, mis à mort par surprise, le
13 septembre 413, comme complice du comte rebelle Heraclianus,
on ne douta pas que les dénonciateurs fussent des Donatistes''.
1) Augustin, Brcufc. Coiia/., 111,2.5, 43. IG, 17 et suiv. ; 87, 50 et siiiv. ; In
2) Sentenlia cngniloris, à la flii dus lohannls EviirKjeUum Iraclalus, VI, 25.
Gesla Collationis. .j) Augustin, ConZ/'a Giiudentiuni, l, (j,7,
3) Cod. Tlieod., XVI, 5, 52-58; 6, 6. G) Jérôme, Adversiis Pelaijiunos, III,
4) Ibid., XVI, 5, 52 ; Augustin, Epist. i'> ; Orose, YII, 42 ; Augustin, Epist.
185, 9, 36 ; Contra Gaudenlium, I, 6, 7; 151, 3-11.
VI. 9
12G LITTÉRATURE DONATISTE
Ainsi se vengeaient les anciens fidèles du vindicatif Primianus ;
mais on ne voit pas ce que gagnait leur cause à ces manifesta-
tions odieuses ou mesquines de leur rancune.
Au milieu de ce lamentable écroulement de son Eglise, qu'était
devenu le primat ? A vrai dire, nous n'en savons rien ; ce
qui ne laisse pas que d'être assez surprenant. Assurément,
Primianus ne s'est pas rallié. Il n'a pu rester à Carthage après
l'édit d'union. A-t-il été exilé, déporté hors d'Afrique, comme
beaucoup de ses collègues ' ? S'est-il caché aux environs de
Carthage, comme Petilianus autour de Constantine ou Emeritus
autour de Cœsarea- ? Ces deux conjectures sont également
plausibles ; mais ce ne sont que des conjectures. En fait, Pri-
mianus disparaît brusquement de l'histoire après la clôture de
la Conférence, le 8 juin 411. Il sombre dans l'oubli au lende-
main de ces débats solennels, où il avait tenu la place d'un chef
sans en remplir vraiment le rôle. Il a dû mourir presque aussi-
tôt : méprisé de tous, surtout des sectaires de son parti, dont
il n'avait su ni prévenir ni honorer la défaite.
C'est que rien, dans sa personne comme dans sa politique,
n'était de nature à inspirer la confiance ou le respect ou la sym-
pathie. Le trait qui frappe d'abord, ^ans son caractère, c'est
l'entêtement : mais un entêtement aveugle, poussé jusqu'aux
dernières limites de l'absurde, et sur lequel rien n'avait prise,
ni les conseils, ni la prudence, ni le raisonnement, ni la raison '^
L'opiniâtreté, en elle-même, n'est pas plus un défaut qu'une
qualité : tout dépend de l'objet auquel elle s'applique, c'est-à-
dire de la nature, du degré et de l'orientation de l'intelligence.
Par malheur, dans le cas présent, l'intelligence était plus (|ue
médiocre, fort au-dessous de la moyenne. Primianus, qui n'était
ni un lettré ni un orateur ni un politique, avait reçu apparem-
ment une instruction très sommaire. N'ayant pas compensé ni
atténué par l'éducation les disgrâces de la nature, il était véri-
tablement borné, ne comprenant rien aux choses ni aux per-
sonnes. Poussé par les circonstances ou par l'aberration des
Donatistes au plus haut rang de son Eglise, il apporta
toujours, dans le maniement des affaires et la direction du
p.uti, une mentalité de rustre ''. On devine les effets que pouvait
1) Cod. Thcod., W'I, "), ;")2 ; Aiigiis- M.'ixiniiaiiisinc, el plus lanl, en 403,
tin, (Jouira (laudenliuiu, 1, 16, 17 el lors dti rejet brutal des propositions de
suiv. ; IH, 19. conféreiK-c.
2) Au^rustin, Gesia ciim Emerilo, 1-2; 4) Auf^iislin, Scvino II in Pnulin. '^6,
Coiilra (hiiKicnlium, I, 14, 15; 37, 47. 18-20.
3) Par exemple, dans l'aflaire du
PRIMIANUS DE CARTHAGE 127
produire un entêtement forcené chez un homme d'une si mé-
diocre intelligence. L'opiniâtreté de Primianus ne fut jamais que
sotte intransigeance, obstination aveugle et sourde.
Cet homme si têtu et si borné avait, comme on l'a vu, très
mauvais caractère. Il était violent, irritable, très partial, ran-
cunier, vindicatif ; très autoritaire, dans le sens le moins favo-
rable du mot. Il avait des accès de fureur, qui alternaient avec
des accès de faiblesse, presque de lâcheté. Il eût fait un excel-
lent Girconcellion. Devenu chef du Donatisme, il fut un tyran
capricieux et brouillon. Un jour, pourtant, il trouva son maître,
dans un brigand qui était son collègue : cet Optatus de Thamu-
gadi, devant qui le primat s'empressa de capituler'.
D'après le caractère, on pourrait deviner ce que furent les
actes. En effet, toute la conduite de Primianus est d'un tyran
têtu et violent, maladroit et brouillon. Il procède toujours à
coups d'arbitraire, par coups d'État ou coups de force : quand
ce n'est pas, simplement, par des coups 2. H ne sait où il va;
il impose à son parti des décisions contradictoires. Il n'a jamais
une vue claire des choses, ni du but à atteindre. Il est inca-
pable de desseins à longue portée, de suite dans les idées, de
logique dans l'adaptation des principes rigides de sa secte aux
exigences de la politique courante. C'est l'homme de l'inconsé-
quence dans l'entêtement. De ses petits intérêts personnels ou
de ses rancunes, il ne songe pas à dégager l'intérêt supérieur
de son Eglise. Aux actes correspondent les paroles : bavardage
ou mutisme imprévu, violences de langage, défis hautains, pro-
testations déclamatoires, formules creuses, anathèmes et injures.
Etant donné l'homme et ses façons d'agir, on ne saurait
s'étonner des incohérences et des fâcheux résultats de sa politique.
Il bavarde, gronde ou menace, dans les circonstances délicates
où s'imposait une réserve diplomatique. Mais il déconcerte ses
partisans et amuse ses adversaires par son silence désemparé,
dans les moments graves et décisifs où le primat aurcxit dû parler
en chef -K II réduit tout à de mesquines rivalités de personnes.
Il songe plus à faire sentir son autorité, ou à se venger, qu'à
assurer le bien de son parti. Les Donatistes eux-mêmes ont
jugé leur primat : à peine élu, ils voulurent le déposer, et
vingt ans plus tard, à la veille de la Conférence, ils hésitè-
1) Contra Epislulam Parmeniani, 11, tium, l, 39, 54; Epist. 53, 3,6; 108,
3, 7 ; Contra litleras Petiliani, I, 10, 11 ; 2, 5.
13, U; 11, 23, 53; 83, 184; Conlra 2) Sernm II in Psalm. 36, 20, p. 37»
Crescoiiium, III, 60, 66; IV, 25, 32; Migue.
Gesta cura Emerito, 9 ; Contra Gauden- 3) Surtout ii la Conférence de 411.
128 LITTÉRATURE DONATISTE
rent à l'adjoindre au groupe de leurs avocats-mandataires, à
se faire représenter par lui dans les débats K C'est qu'un tel
chef,' en face d'adversaires habiles et résolus, compromettait
fatalement les intérêts dont il avait la charge. Avec une stupide
inconscience, dont il devait être la première victime, Primianus
â préparé lui-même le brusque et dramatique effondrement de
son Eglise.
II
Les œuvres de Primianus. —Lettres et discours. — Réponse de Primianus
à Aurelius de Garlliage, en 4-03, sur te projet de conférence. — Frag-
ments conservés. — Lettre circulaire adressée par Primianus aux
évêques donatistes, pour leur notifier sa réponse àAurelius. — Sermon
contre Augustin, prononcé à Cartilage en 403. — Occasion de ce sermon.
— Rapports de Primianus et d'Augustin. — Commoniloriuin adressé par
Augustin à Primianus. — Violentes attaques de Primianus contre Au-
gustin. — La Priiniani professio, réponse au premier édit de Marcel-
linus en "iii. — Lettre circulaire auxévèques donatistes pour les inviter
à accepter la Conférence. — Discours de PriiTiianus à la Conférence de
Carthage. — Ses auxiliaires et ses porle*]iarole. — Les diacres Habet-
deus et Valentinianus. — Médiocrité de Primianus comme orateur.
Comme écrivain, comme orateur, l'œuvre de Primianus serait
presque négligeable, n'était le rôle historique du personnage.
Cette œuvre est peu considérable, mal conservée, fragmen-
taire, et médiocre. Naturellement, nous laisserons ici de côté
les pièces officielles, d'ailleurs étudiées précédemment-, ([ue le
primat a signées au nom des conciles, comme chef de son
Eglise, et qui ont un caractère impersonnel. Ce que nous cher-
chons ici, c'est l'œuvre personnelle de Primianus : son œuvre
d'orateur ou d'écrivain. Elle se réduit pour nous à bien peu de
chose : quelques fragments de "lettres, des lambeaux de dis-
cours, phrases isolées, brèves réponses ou propos interrompus.
Cependant, les sténographes carthaginois de 411 nous ont con-
servé intégralement les petits discours, d'ailleurs insignifiants,
prononcés par le primat à la Conférence.
Les fragments textuels les plus anciens proviennent de la
réponse à Aurelius sur le projet de conférence. On se rappelle
les décisions du concile catholique siégeant à Curthage le
25 août 403. Pour préparer la suppression du schisme, tous les
1) Collât. Carlhag., l, 201. 2) Voyez plus liant, tome I\', p. 362
et siiiv. ; 401 cl suiv. ; 409.
PRIMIANUS DE CARTHA.GE 129
évêques schismatiques seraient mis en demeure d'accepter le
principe d'une conférence générale ; dans toutes les villes où
les deux partis étaient en présence, l'évèque catholique devait
poser la question à son collègue donatiste, par l'intermédiaire
des autorités locales, suivant une procédure fixée d'avance; on
prierait les gouverneurs africains de favoriser ces négociations
et d'en faire dresser partout le procès-verbal *. Aurelius de
Cartilage, d'accord avec iVugustin, avait inspiré ces décisions
du concile, et réglé la procédure à suivre. Il s'empressa natu-
rellement de donner l'exemple. Dans l'automne de l'année 403,
il fit convoquer Primianus par les magistrats municipaux de
Cartilage-. On dressa le procès-verbal des négociations. A
l'aide des pièces originales et d'autres textes ou témoignages du
temps, nous pouvons reconstituer presque intégralement ces
Gesta municipalia de Carthage, qui montraient aux prises les
deux évéques rivaux de la cité.
Introduit devant les magistrats municipaux, Aurelius, l'évèque
catholique, dit : « De l'autorité de la plus haute magistrature
(du proconsul), nous avons obtenu un édit. Nous demandons à
Votre Gravité (aux magistrats municipaux) d'en ordonner la
lecture et l'insertion dans les Gesta ^ ymis de prendre les me-
sures nécessaires en vue de l'exécution 3. » Sur l'ordre des
magistrats, un greffier lut l'édit en question, l'édit du procon-
sul Septiminus, promulgué le 13 septembre, et ainsi conçu :
« En tout lieu est donnée aux ministres de la Loi sainte, pour
la tranquillité de l'Empire, la faculté défaire rédiger des ^e6'^^^.
Ce qui détermine la teneur de ce décret, c'est notre désir de
faire comprendre aux chefs d'une foule égarée, qu'ils doivent
répondre à une demande salutaire et rendre compte de leurs
propres croyances. Ainsi, la discussion publique assurera le
règne bienfaisant de la loi, et terrassera la superstition '^ »
Api'ès cette lecture et l'insertion de l'édit dans les Actes, Aure-
lius continua : « Daignez écouter le inandatiiin qui doit être
porté par Votre Gravité à la connaissance des Donatistes ; dai-
gnez faire insérer ce mandatam dans les Actes, et le notifier
aux Donatistes, et faire consigner également leur réponse dans
vos Actes, et nous transmettre cette réponse'', » Avec l'assenti-
ment des magistrats, on lut ensuite le inandatum, c'est-à-dire
1) Codex canon. Ecoles, afric, can. Ad Donalisias post CoUat., 1 ; 16, 20
91-92 ; Augustin, Contra Cresconiuni, 31, 53.
m, 45, 49; Epist. 88, 7. 3) Codex canon. Ecoles, afric, can. 92.
2) Augustin, Contra Cresconium, IV, 4) Collât. Carlhag., III, 174.
47, 57; Brevio. Collât., III, 4 ; 8, 11 ; 5) Codexcanon. Ecoles, afric, can. ^2.
130 LITTÉRATURE DONATISTE
la formule de convocation qui devait être adressée à l'évêque
schismatique par l'intermédiaire des magistrats municipaux.
Voici cette pièce curieuse : « Nous vous convoquons en vertu
de l'autorité de notre concile catholique, dont nous sommes les
missionnaires. Nous désirons pouvoir nous réjouir de votre con-
version. Nous considérons la charité du Seigneur, qui a dit :
Heureux les pacifiques, car ils seront appelés les fils de Dieu !
Le Seigneur nous en a encore avertis par son prophète : même
à ceux qui déclarent n'être pas nos frères, nous devons dire :
Vous êtes nos frères. Donc, vous ne devez pas mépriser cet
avertissement tout pacifique que nous vous adressons et qui
vient de la charité. Nous vous offrons le moyen de prouver
toutes les vérités que vous croyez tenir. Voici comment. Réu-
nissez votre concile ; choisissez parmi vous des mandataires
chargés de défendre vos assertions. Nous ferons de même ;
nous aussi, nous choisirons dans notre concile des mandataires
chargés de discuter pacifiquement avec les vôtres, dans le
lieu et le temps fixés, toutes les quej&tions qui séparent Aotre
communion de la nôtre. Ainsi, avec l'aide du Seigneur notre
Dieu, prendra fin une vieille et longue erreur, qui, par suite
de l'animosité des hommes, cause la perte d'àmes faibles et de
peuples ignorants, égarés dans un schisme sacrilège. Si vous
acceptez fraternellement notre proposition, la vérité brillera
d'elle-même ; mais, si vous ne voulez pas le faire, alors se
révélera d'elle-même à tous la défiance que vous inspire votre
cause'. » Telle était la sommation, d'ailleurs conciliante et
courtoise, que les magistrats de Garthage, au nom d'Aurelius
et du concile catholique, transmirent à Primianus.
La dernière pièce des Gesta municipaiia était la réponse de
l'évêque donatiste. Par malheur, cette partie du dossier ne peut
être entièrement reconstituée. Nous n'en avons que des frag-
ments : très curieux, il est vrai, et très significatifs"^. On y
trouve tout l'essentiel de la réponse adressée au inandatiun des
Catholiques par le primat des schismatiques.
(Conformément à la requête d'Aurelius, Primianus avait été
co.nvo({ué par les magistrats municipaux, et invité par eux à
répondre au niandatuin. Assistait-il personnellement à l'au-
dience ? C'est pr(jbal)le, mais non certain, d'après cette phrase
d'Augustin : « Primianus donna sa réponse par écrit au magis-
1) Codex canon. Errlrx. nfric, can. 92. Drevic. Collai., III, 4 ; 8, \\\ Ad Dona-
2) Augustin, Sermo II in J'salm. '^6, tistas posl Collât., 1 ; 10, 20 ; M, 53.
18 ; Conlra Cresconiiim, IV, 47, ô7 ;
PRIMIANUS DE CARTHAGE 131
trat de Carthage, réponse lue par un de ses diacres et consignée
au procès-verbal K » D'ailleurs, que le primat ait apporté lui-
même ou qu'il ait envoyé sa réponse, il s'en est tenu à cette réponse
écrite, préparée à loisir, lue à l'audience par un diacre ; il n'y
ajouta aucun commentaire, se refusant à toute discussion avec
son adversaire catholique.
Cette réponse écrite avait probablement la forme d'une lettre,
adressée au magistrat municipal qui avait transmis le manda-
tiini. C'était une fin de non-recevoir, brutale et maladroite, sur
un ton hautain, avec des' airs de défi, des récriminations, des
injures; et, dans la forme, tout un jeu d'antithèses forcées,
assez puériles. Primianus reprochait amèrement aux Catho-
liques leurs appels au pouvoir séculier, à l'intervention des
magistrats ou des empereurs : « Eux, s'écriait-il, ils apportent
les lettres sacrées de nombreux empereurs ; nous, nous offrons
seulement les Evangiles'^. » Il rappelait les persécutions d'au-
trefois : « Vos ancêtres ont proscrit nos pères, (ju'ils ont
exilés de tous côtés''. » Il accusait même ses adversaire* de
préparer de nouvelles violences, « d'aiguiser leurs épées »,
comme il disait^. Il les traitait de voleurs, à cause des confis-
cations de basiliques : « Eux, ils volent le bien d'autrui; nous,
nous renonçons à ce qu'on nous vole °. » Il repoussait naturel-
lement le projet de conférence : « Ce serait une indignité, que
de réunir les fils des martyrs et les descendants des traditeurs ''. »
On voit que ce « fils des martyrs » aimait l'antithèse, cfu'il
cherchait à rajeunir les clichés de la secte par le cliquetis des
mots et la brutalité des formules.
11 n'en fut pas moins très satisfait de, sa réponse, puisqu'il
s'empressa de la signaler à toute l'Aïrique. Ce fut l'objet d'une
lettre circulaire, adressée à tous les évêques du parti. La lettre
est perdue ; mais on en reconstitue aisément le contenu. Au-
gustin nous renseigne sur cette pièce, dont il parle assez dure-
ment : « Tel tu es, dit-il à Primianus, tels sont tous les autres.
Rien d'étonnant à ce que tu leur aies envoyé à tous tes belles
déclarations : tu as voulu les associer tous à ton mensonge,
pour ne pas être seul à rougir de ton mensonge". » Dans sa
1) (( Primianus hoc scriptum inagis- 5) Cuiiira Creitconium, IV, 47, 57;
tralui Carthaginis dédit, et a diacono Brevic. Collât., III, 8, 11 ; Serino II in
suo dicendiim apud Acta mandavit... » Psalin. 3(5, 18.
{Ad Donatistas post Collât., 1). 6) Collât. Carlhag., III, 116; Augiis-
2) Ibid.,'i\,53;Sermo II in Psalm.'M, 18. lin, Brevic. Collai., III, 4; ^d hoiiu-
3) Ad Donatistas posl Collât., 1(5, 20. tlstas post Collai., 1.
4) Sermo II in Psalm. 36, 18. 7) x\ugiistin, Sermo II in Psalni. 36, 18.
132 LITTÉRATURE DONATISTE
lettre, Primianus se proposait doue de notifier à tous les évêques
de son Eglise l'accueil qu'il venait de faire au mandatum des
Gatholi([ues. Il y reproduisait tout au long le texte de sa ré-
ponse à Aurelius. Il se donnait en exemple, et invitait tous ses
collègues à rimiter. Il les mettait en garde contre les avances
de l'Eglise officielle. 11 leur recommandait probablement, s'ils
avaient quelque hésitation, d'attendre les décisions du concile
qu'il allait convoquer. C'est ce que parait indiquer l'attitude de
Pi'oculeianus à Hippone en face d'Augustin, et celle de Crispi-
nus à Calama en face de Possidius : t'onvoqués devant les ma-
gistrats de leur cité, tous deux déclarèrent aussitôt qu'ils ajour-
naient leur réponse jusqu'au moment où ils connaîtraient la dé-
cision de leur synode '. Exemple significatif delà discipline do-
natiste : la circulaire du })rimat suffit pour arrêter dans toute
l'Afrique les négociations presque officielles sur le projet de
conférence, en attendant que ce projet fût définitivement re-
poussé par le concile des schismatiqiies -.
Peu de temps après cette audience où il avait refusé de con-
férer avec Aurelius de Carthage, le primat donatiste prit vio-
lemment à partie, dans un sermon, le grand ami d'Aurelius :
l'évèque catholique d'ilippone. Depuis plusieurs années, Pri-
mianus avait été fré(piemment exaspéré par les attaques et les
railleries d'Augustin, ([ui tournait en ridicule sa politique
incohérente à l'égard des Maximianistes, son invraisemblable
aveuglement, ses étranges démentis à tous les principes de son
Eglise. L'évèque d'ilippone avait même essayé d'engager une
controvei'se directe avec le primat schismati(pie de Carthage :
pai'mi ses lettres figurait un « Avertissement à Primianus. —
Prliulano Conunoniloriuni » , qui sans doute se rapportait encoi'e
à l'affaire du Maximianisme ;. Enfin, au cours de l'automne de
l'année 403, Augustin était venu attaijuer Primianus jusque
dans sa ville épiscopale : en pleine Carthage, il l'avait critiqué
dans un sermon. C'en était trop. Le primat releva le défi, mais
à sa façon : au sermon et à l'ironie, il répliqua par une diatribe.
Voici à quelle occasion. Augustin s'était rendu à (^arlhage
pour assister au concile (|ui siégea dans cette ville le 25 août 403,
et (pii décida d'entreprendre une ('am})agne afin de préparer une
conférence générale entre Catholiijues et schismatiques '. Après
1) Ephl. 88, 7; Contra Cresconium, 3) Possidius, liulir. opcr. Aiiguslini,ii.
III, 41), ."><). 4) Codex canon. Krrles. a/n'c, can. 91-
2) Collai. CartIuKj., 111, 1 U) ; Aiinu.- 02 ; Aii}:iislii», J-Jpist. 88, 7; Conlra
lin, E[)isl . 7(>, 4 ; 88, 7; Co:ttra Crcsco- i^rcsconiuin, 111, 4">, 4'J.
niuin, 111, 45, 49 clsiiiv.
PRIMIANUS DK CAKTHAGE 133
le concile, l'évoque d'Hippone resta longtemps à Carthage*,
sans doute pour suivre avec Aurelius la marche des négocia-
tions. Fendant ce séjour dans la capitale de l'Afrique latine, où
l'on admirait son éloquence, il consentit plusieurs fois à prêcher.
Un jour, comme il commentait quelques versets d'un psaume
(c'est son deuxième sermon sur le psaume 36), il fut amené à
citer, en la criticjuant, la réponse toute récente de Primianus à
Aurelius sur le projet de conférence-. A ce propos, il rappela
les démêlés du primat dona liste avec les Maximianistes, ses
violences, ses mésaventures, et sa politique incohérente-'. Il lut
même, d'un bout à l'autre, la lettre synodale du concile de Ga-
barsussa, qui en 393 avait prononcé l'excommunication et la
déposition de Primianus^. De tout cela, l'on devait conclure que
les récriminations du primat donatiste, dans sa réponse à Au-
relius, n'étaient nullement fondées : lui-même, contre les Maxi-
mianistes, avait usé précisément de toutes les armes qu'il s'in-
dignait maintenant de A'oir aux mains des Catholiques^.
On devine le retentissement de ce sermon, et les rires de la
galerie, et la stupeur des schismatiques, et la fureur de leur pri-
mat. Aux critiques d'Augustin, très sévères au fond, mais assez
courtoises dans la forme, Primianus répondit aussitôt par un
coup de boutoir : un sermon, encore, mais un sermon furieux,
plein d'attaques personnelles, d'invectives et d'injures. Cette
homélie du primat est malheureusement perdue. Mais nous en
connaissons en partie le contenu, par la réponse qu'y fit Au-
gustin quelques jours plus tard, à Carthage encore, dans un
nouveau sermon sur ce même psaume qui avait déchaîné la tem-
pête (le troisième sermon sur le psaume 36)*'.
Augustin, dans sa réplique, ne désigne pas expressément
Primianus comme étant l'auteur du violent sermon dirigé contre
lui. Cependant, l'on ne peut hésiter sur l'attribution. Que l'on
considère le lieu, les circonstances ouïe contenu, on arrive à la
même conclusion. Le sermon a été prononcé à Carthage' : or,
chez les Donatistes, toujours très conservateurs, les évêques
seuls prêchaient, et chacun d'eux seulement dans son diocèse.
Quant aux circonstances et au contenu, on se souvient qu'Au-
gustin, dans son sermon antérieur, avait raillé ouvertement et
cité textuellement la réponse de Primianus à Aurelius; (jue, de
plus, il avait lu et commenté la lettre synodale de Cabarsussa,
1) Augustin, Sernio II in Psalm. .36, 1. 5) Augustin,. S'ecmo// in Psa/m. 36, 21-23.
2) IbiJ., 18. 6) Sermo III in Psalm. 36, 18-20.
3) Ibid., 19.. . 7) Ibid., 19.
4 Ibid., 20.
134 LITTÉRATURE DONATISTE
relative à la déposition de Primianus'. Directement mis en
cause et critiqué personnellement dans sa ville épiscopale, le
primat ne pouvait se dispenser de répondre. Et lui seul était
dans ce cas. On a donc toute raison d'admettre qu'il est l'auteur
du sermon visé, analysé et réfuté par Augustin. Il a prononcé
ce discours à Carthage, peu de temps après sa réponse à Aure-
lius sur le projet de conférence, soit dans l'automne de 403.
Du sermon dePrimianus, nous connaissons surtout les invec-
tives contre Augustin. Le primat reprochait d'abord à son ad-
versaire les procédés insolites et indiscrets de sa controverse.
Sous aucun prétexte, disait-il, un évêque n'aurait dû lire et
commenter en chaire des pièces d'archives, comme la réponse
à Aurelius ou la lettre synodale de Cabarsussa : documents
qu'à peine on pouvait se permettre de produire dans les discus-
sions entre clercs, et dont la révélation au public surexcitait les
esprits en réveillant les vieilles quei'elles. Maintenant que ces
questions avaient été posées publiquement, le Donatiste ne pou-
vait se dérober tout à fait : il essayait donc de justifier sa con-
duite antérieure dans l'affaire du Maximianisme,et son refus tout
récent d'accepter une conférence contradictoire-.
Fondés ou non, les reproches sur les procédés de controverse
tournaient vite à l'invective : l'invective la plus personnelle, la
plus violente, la plus brutale. On le voit bien au ton d'Augus-
tin dans sa réplique : « Qu'ils disent contre nous tout ce qu'ils
veulent : nous, aimons-les, même s'ils ne le veulent pas. Nous
connaissons, mes frères, nous connaissons leur mauvaise langue :
nous ne devons pas nous irriter contre eux pour cela, supportez-
le patiemment comme nous. Voyant qu'ils n'ont rien à dire
pour leur cause, ils tournent leur langue contre nous; ils se
mettent à dire du mal de nous, bien des choses qu'ils savent,
bien des choses qu'ils ignorent. Ce (ju'ils savent, c'est notre
passé''... » En effet, Primianus incriminait toute la vie passée
d'Augustin, avant la conversion : sa vie toute profane d'autre-
fois, sa jeunesse dissipée, ambitieuse et scepti([ue, vouée au
plaisir comme à la science, sans frein moral ni souci de la foi
chrétienne. Il exploitait contre Tévèque les aveux des Confes-
sions, ({u'il emb(illissait de tous les l'acontars en honneur dans
les cercles des schismatiques.
Il ne mancjuait pas de rappeler que l'évêque d'IIippone avait
été longtemps manichéen, et passait pour l'être encore en secret:
\)SermQ II in P^lm. :«;, 18 cl 2U. 3) Sermo III in rsalm. 30, 11).
2) Sermo III in l'salm. 30, 18.
PRIMIANUS DE CAKTHAGE 135
« Oui, répond Augustin, oui, j'ai été jadis, comme dit l'Apôtre,
un sot et un incrédule, rebelle à toute œuvre bonne. Egaré dans
une erreur perverse, j'ai été un insensé, un fou; je ne le nie pas.
Mais, moins je songe à nier mon passé, plus je loue Dieu, qui
m'a pardonné. Pourquoi donc, hérétique, pourquoi délaisser la
cause, et t'en prendre à un homme? Que suis-je, moi, que suis-
je? Est-ce que je suis l'Eglise catholique?... Tu vitupères contre
mes maux d'autrefois : la belle avance ! Je suis plus sévère que
toi pour mes maux : ce que tu blâmes, moi, je l'ai condamné.
Plût à Dieu que tu voulusses m'imiter, et que ton erreur, à toi,
devint un jour une erreur passée^! » Souhait qui dut résonner
comme un blasphème aux oreilles de l'intransigeant primat.
Parlant à Carthage pour des Carthaginois, Primianus racon-
tait avec complaisance les années d'erreur et de plaisir qu'y
avait vécu le futur évêque d'Hippone, les scandales qu'il y
avait causés, de son propre aveu : « Mes maux passés, répond
Augustin à Primianus, on les connaît surtout dans ta cité (à
Carthage). C'est ici, en effet, que j'ai mené une vie mauvaise :
je le confesse. /Vutant je me réjouis d'avoir obtenu la grâce de
Dieu, autant je dois pour mes maux passés, comment dirai-je?
Pleurer? Je pleurerais, si j'étais encore le même. Donc, comment
dirai-je? Me réjouir? Cela non plus, je ne puis le dire : plût à
Dieu que je n'eusse jamais été ainsi! Pourtant, quoi que j'aie
pu être, c'est le passé : maintenant effacé au nom du Christ-. »
Déclarations touchantes, propres à éveiller un écho dans l'âme
des vieux Carthaginois, qui se souvenaient d'avoir rencontré le
jeune Augustin, vingt ans auparavant, dans les lieux de plaisir
ou les cercles manichéens.
Ce n'est pas seulement le passé de son adversaire, qu'incrimi-
nait Primianus ; c'était encore le présent. Non content de criti-
quer la vie publique et les actes d'Augustin, il l'attaquait dans
sa dignité d'homme. Prenant à la lettre certains propos
absurdes qui avaient cours dans le monde donatiste, il accusait
l'évêque d'Hippone de jouer, depuis son ordination, une sinistre
comédie. Avec une impudence prodigieuse, il l'accusait tout
bonnement de n'être pas chrétien, de n'être pas encore bap-
tisé. Non pas d'avoir reçu le baptême catholique, nul aux yeux
des Donatistes; mais de n'avoir reçu, absolument, aucune sorte
de baptême 3. Apparemment, il s'était trouvé dans Carthage,
1) Senno III in Psalm. 36, 19. 3) « Dicunt enim : Et qui sunt ? Et
2) « Ista sunt mala praeterita, quae unde sunt ?... Ubi baptizali sunt ? »
noverunt maxime in ista civitate. Hic (Ibid., 19).
enim mule viximus... » [ibid., 19).
136 LITTÉRATURE DONATISTE
même parmi les Catholiques, des gens assez naïfs pour
prendre au sérieux l'accusation, puisque Augustin crut néces-
saire de se justifier là-dessus : « On dit de moi : qui est-il?
d'où vient-il? C'est un scélérat, nous le savons ici. Où donc a-
t-il été baptisé? — Si l'on me connaît si bien, on sait que
jadis j'ai traversé la mer, on sait que j'ai séjourné à l'étranger;
on sait aussi qu'à mon retour j'étais autre qu'à mon départ. Ce
n'est pas ici que j'ai été baptisé ; mais, là où j'ai été Iniptisé (à
jNIilan), il y a une Eglise connue du monde entier. Beaucoup de
nos frères savent bien c{ue j'ai été baptisé : ils ont même été bap-
tisés avec moi. Il est donc facile de se renseigner, si quelqu'un
de nos frères a là-dessus quelque inquiétude'. » Après cette
explication, l'orateur se tourne brusquement contre Primianus,
qu'il interpelle ainsi : « Mais toi qui, entraîné par le vent d'une
tentation diabolique, toi qui t'es envolé hors de l'Eglise, toi,
qu'es-tu donc'^ ? » A la vivacité de la riposte, on sent que le
trait empoisonné de Primianus avait porté.
Cette accusation inattendue d'être encore païen, de n'avoir pas
été baptisé, voilà probablement tout ce qu'il y avait de nouveau
dans les griefs du primat schismatique contre l'évêque d'Ilip-
pone. Le reste n'était qu'une réédition des médisances et des
calomnies que se passaient de main en main, dans leurs que-
relles avec Augustin, les polémistes du Donatisme. Cependant
ces racontars, une fois produits en public, n'étaient pas aussi
complètement inoffensifs qu'on pourrait le croire. Même chez des
gens ([ui n'étaient pas dupes de toutes ces fables, un doute sub-
sistait parfois. A la fin de sa réplique, Augustin avoue qu'il dé-
sespère de convaincre tout le monde, à plus forte raison, des
adversaires obstinés dans leur mauvais vouloir. Peu lui im-
porte, d'ailleurs, pourvu que l'on sépare nettement de sa cause
personnelle la cause de l'Eglise. S'adressaut aux fidèles :
« Comment finir? leur dit-il. Eh bien! méprisez ma cause per-
sonnelle. (]ontentez-vous de déclarer aux médisants : « Frères,
répondez à la véritable question. Quant à Augustin, il est
évêque dans l'I-^glise catholi<[ue, il porte son fardeau, il devra
rendre des com[)tes à Dieu. Moi, je le vois [)armi les bons. S'il
est méchant, c'(.'st son affaire; s'il est bon, je n'ai pas pour cela
mis eu lui mon espérance. Il est une chose que j'ai apprise avant
tout dans l'Eglise catholic[ue : c'est à ne pas mettre mon esj)é-
rance dans l'homme'. » On voit que l'homélie du primat dona-
1) Sermo III in l>sulm. :îG, l'J. 3) Sermo JIl in Psalm. 3G, 20.
2) Ibid., 10.
PRIMIÂNUS DE CARTHAGE 137
tiste, dans l'esprit de certains Carthaginois, avait laissé
quelques préventions contre l'évêque d'Hippone.
Dans les années suivantes, nous ne relevons aucune trace cer-
taine de l'activité littéraire ou oratoire de Primianus. Du moins,
rien qui lui soit personnel; car nous ne nous arrêtons pas ici
aux signatures qu'il apposa sur telle ou telle pièce en sa qualité
de chef d'Eglise. C'est seulement au début de 411, à la veille
de la grande Conférence, que nous le voyons de nouveau à
l'œuvre : d'abord, dans une audience des magistrats de Car-
tilage, puis dans une circulaire aux évêques de son parti.
A Cartilage comme ailleurs, l'édit de Marcellinus, promulgué
le 19 janvier, qui convoquait la Conférence pour le l'^'' juin ', fut
notifié par les magistrats municipaux aux évê(|ues des deux
communautés rivales; procès-verbal fut dressé de la notification
et des réponses. Primianus paraît s'être présenté en personne à
l'audience. Cette fois, il se montra conciliant, sans doute dans
la crainte d'une condamnation par défaut : si l'un des deux
partis manquait au rendez-vous, le commissaire annonçait qu'il
le condamnerait sans débats'^. La réponse officielle de Primia-
nus à l'édit du 19 janvier fut donc insérée dans des Gestapiiblica.
Nous n'avons pas le texte exact de cette réponse, connue sous le
nom de Primiani proftssio. Nous savons seulement que le pri-
mat donatiste accepta la conférence, et qu'il « promit de se pré-
senter aux calendes de juin-^ ». C'était probablement la première
fois que Primianus donnait une preuve apparente de bon sens ;
et ce n'était encore qu'une apparence, puisqu'il acceptait pour
mieux se dérolier ensuite.
C'est ce que montre bien une autre pièce, conservée en par-
tie : la lettre circulaire [tractoria) adressée par le primat à tous
les évêques scliismatiques, aussitôt après sa comparution devant
les magistrats de Carthage. Par cette circulaire, il avisait ses
collègues de la réponse qu'il venait de faire à l'édit. Il les pres-
sait de l'imiter, d'accepter tous la conférence : « Laissez là tout
le reste, leur disait-il; liàtez-vous de venir tous à Carthage.
Sachez que, refuser de venir, ce serait compromettre notre
meilleure chance de succès dans cette affaire'*. » Cette « meil-
leure chance de succès », nous savons par x\ugustin en quoi elle
consistait : aux yeux du primat des schismatiques, le meilleur
argument en faveur de son Église devait être le grand nombre
1) Collai. Cartiuuj., I, 5; Augustin, Cf. Collât. Carthay., II, ;jO ; III, 206.
Brevic. Collât., I, 2. 4) Augustin, Ad Donalistas post C.ol-
2) Collai. Carlhag., I, 4-5 et 30. lat., 24, 41.
3) Augustin, Brevic. Collât., II, 3. —
138 LITTÉRATURE DO>ATISTE
de ses évêques. En effet, l'on battit le rappel par toute l'Afrique.
Une seule lettre d'excuse est mentionnée expressément : celle
d'un certain Félix de Pisita, qui regrettait de ne pouvoir venir
en raison de son grand âge ', Des malades mêmes se mirent en
route ; d'autres chargèrent des collègues ou des prêtres de
signer pour eux-. Avant et pendant la Conférence, les Donatistes
saisirent toutes les occasions d'affirmer qu'ils avaient pour eux
le nombre. C'était encore une manière d'intimidation : leur
« meilleure chance de succès », dans leur pensée du moins,
comme dans celle de leur primat.
Une autre arrière-pensée se trahissait dans la circulaire de Pri-
mianus. A la faveur d'une équivoque sur le terme du délai de quatre
mois fixé par l'édit impérial, et sur la date du 1" juin adoptée
par Marcellinus dans son éditdu 19 janvier, le primat schisma-
tique et ses conseillers entrevoyaient déjà la possibilité d'in-
voquer contre les Catholiques la prescription, et de les faire
condamner par défaut ^. C'est pour cela que Primianus invitait
ses collègues à se hâter. Il leur donnait rendez-vous aux portes
deCarthage, non pour la veille du l*" juin, date de l'ouverture
des débats d'après l'édit du commissaire, mais pour la veille du
19 mai, terme du délai des quatre mois. C'est, en effet, le 18 mai
que les évêques schismatiques firent leur entrée solennelle à
Carthage ^ : en même temps qu'ils attiraient ainsi l'attention du
public sur leur nombre, ils le forçaient à constater qu'ils étaient
tous présents avant l'expiration du délai légal.
Comme on le voit, la circulaire de Primianus cachait bien des
pièges, sous les apparences d'une innocente lettre de convocation:
elle escomptait déjà plusieurs des obstructions et des chicanes
dont allaient jouer à la Conférence les mandataires des Dona-
tistes. C'est peut-être une raison de croire que le primat n'avait
pas rédigé cette lettre sans prendre conseil de collègues avisés,
experts en ce genre de procédures.
Enfin s'ouvre la fameuse Conférence, acceptée par le primat
dans sa réponse à ledit (hi commissaire, j)uis solennellement
annoncée et recommandée par lui dans sa circulaire à ses col-
lègues •'. Depuis des mois, avec toutes les ressources d'une secte
imposante, d'une procédure ingénieuse, d'une hiérai'chie toute
1) C'illiit.Cdrlhaij., I, 1.33. 4) Aiifîiisliii, Ad Donalistas //os/ Col-
2) Aii^rM>tin, Ad Dunutistu^ /)0s/ Col- lat., 2:>, 4H. — CI'. Collai. Carihuij., 1,
lai., 24, 41. Il et 2!> ; III, 2it4.
:i) Collai. Curlhad., I, 22-3(t; 11, 4S- 5) Collai. Cartluig., Il, ÔD ; III, 200;
i'O; III, 203-2()(; ; Aiifïiislin, Brcvic. Col- Aiif^iisliii, lirt-vic. Collât., Il, 3 ; Ad Do-
lal., I, S cl 11 ; II, :5 ; 111, ."», 0. nalislas posl Collai., 21, 41.
PRIMIANUS DE CARTHAGE 139
puissante et d'une diplomatie sans scrupules, Primianus a pu se
préparera jouer son rôle. Rarement un homme eut une plus belle
occasion d'agir par l'éloquence : il est le chef d'une grande
Église, l'un des avocats mandataires de son parti, Tun des
arbitres du destin dans ces débats d'où va sortir pour les siens
la vie ou la mort. Avec le politique, nous allons voir à l'œuvre
l'orateur.
Hélas ! ne parlons plus du politique. Mais l'orateur bavard
d'autrefois est devenu muet, ou peu s'en faut. Il n'a même plus
ces répliques brèves et hautaines, ces formules tranchantes, ces
clichés à antithèses, ces impertinences burlesques, dont il fou-
droyait jadis quiconque résistait à ses caprices de tyran ou aux
oracles de sa secte. Non, il se tait, tout simplement : sans doute,
parce qu'il n'a rien à dire. Ou, si par hasard il ouvre la bouche,
c'est encore pour ne rien dire ^. On hésiterait à le croire, si Ton
n'en avait la preuve dans le procès-verbal sténographié des
séances. Vraiment, l'on ne vit jamais chef plus distrait ni orateur
plus discret.
Suivons donc le primat à la Conférence. Voici à quoi se ré-
duisent, avec son rôle d'avocat, les manifestations de son élo-
quence. Au cours de la première séance, il prend de loin en loin
la parole, très brièvement, pour notifier ou rectifier un fait, sur-
tout lors de la vérification des signatures '. Aux autres séances,
dans les controverses proprement dites, on ne l'entend pas une
seule fois ; et l'on ne peut assurer que personne l'ait regretté.
La première fois qu'il desserre les dents, il y est contraint
par une sorte de sommation. Le président, qui avait ses raisons
pour redouter du désordre, venait de décider que tous les
évoques mandants quitteraient la salle des séances aussitôt après
avoir constitué leurs mandataires ; il exigeait en conséquence,
des deux chefs d'Eglise, un engagement formel 3. Primianus ré-
pond en acceptant au nom de son parti : « Nous aussi, dit-il,
quand notre nmndatam aura été enregistré en notre présence,
nous sommes prêts à sortir, à céder la place aux avocats. Nous
nous tiendrons pourtant dans un local voisin '^. » Un peu plus
tard, autre intervention du primat, motivée par une circonstance
analogue. Les registres des sténographes étant pleins, on va dé-
signer d'autres greffiers ; suivant les conventions, le président
invite les deux partis à présenter, pour contrôler le travail des
1) Collai. Carthag., I, 104 ; 120 ; 129- 133 ; 157 ; 163 ; 179 ; 183 ; 198 ; 223.
133; etc. 3) Ibid., 1, 103.
2) Ibid., I. 104; 120; 129-130; 132- 4) Ibid., I, 104.
140
LITTERATURE DO>ATISTE
sténographes, des évêques archivistes {custodes chartarum).
Primianus propose deux de ses collègues : « Nous donnons, dit-
il, comme surveillants (cw^iofZe^), Victor d'Hippone(Hippo Diar-
rhylos = Bizerte) etMarinianus d'Oea (Tripoli), nos collègues '. »
Vers la fin de la séance, troisième intervention du primat, pour
le même motif : « Nous donnons, dit-il, comme surveillants des
archives [custodes tabiilai:in)i) quatre des nôtres. Nousenavons
déjà désigné deux ; nous les remplaçons maintenant par deux
autres, Veratianus et Victor, nos collègues ici présents '. » Et
c'est tout ce que le primat fit ce jour-là pour la défense de son
Eglise.
Les autres manifestations de son éloquence se rapportent ex-
clusivement aux vérifications de signatures. Et, là encore, Pri-
mianus ne se met guère en frais. Le plus souvent, il intervient
d'un mot, pour spécifier que tel ou tel évèque est mort'^, ou
malade*, ou que c'est un Donatiste converti », ou que son Eglise
n'a pas de communauté ou a seulement un prêtre dans la ville
en question*^.
En certains cas particuliers, le primat donne des renseigne-
ments plus explicites. A propos d'une petite ville de Byzacène,
il déclare que l'évoque donatiste a été condamné et n'est pas encore
remplacé : « Celui que nous avions là a été condamné par nous et
par nos adversaires ; comme ils le savaient coupable, ils ont
confirmé eux-mêmes notre sentence. On n'en a pas encore or-
donné un autre ". » Situation analogue dans une autre localité
de province incertaine : « Notre évêque, dit Primianus, a été con-
damné pour adultère. Mais il est resté là jusqu'à l'année pré-
sente ^. » Voilà des aveux qui durent coûter au primat de l'Eglise
des Saints.
Ailleurs, il profite de l'occasion pour stigmatiser un traître :
« Lui-même a été des nôtres, dit-il en montrant l'évêque catho-
lique; mais nous avons là assez de fidèles pour leur ordonner un
nouvel évêque '^ » Parfois, il donne quelque détail sur les cir-
constances de la maladie d'un collègueabsent : « Florianus est
tombé malade à Carthage ; il a craint de mourir, et il est parti.
Il avait déjà signé '^. » D'un évêque numide, pour qui avait
signé l'un de ses prêtres, Primianus dit : « 11 est devenu
aveugle. « Comme Alype de Thagaste insiste j)0ur savoir si le
1) Collai. Ciiiihwj., I, 132.
2) llAd., 1, 22H.
3) U>id., I, )'.)8.
4) IhuL, I, KiS ; 183 ; 198.
ï>] Ibid., J, 133.
6) Collnt. CirIluKj., 1 , 120 ; 129-130 ; 133.
7) Ihid., 1, 129.
S" Ibid., 1, 130.
9) Ihid., I, 133.
101 Ibid., l, 163.
PRIMIANUS DK CARTH.VGE
14i
mandant est présent, oui ou non, le primat reprend, non sans
naïveté : « Disons la vérité. Il est devenu aveugle, il n'a pu
venir, il a envoyé son prêtre '. » Ce « Disons la vérité — Uxjiiu-
miir veritatein » n'était pas de nature à inspirer une pleine
confiance dans les autres déclarations du primat.
On lit le nom d'un certain Privatus, évèque d'Ausvaga. Les
Catholiques entendent mal, ou comprennent mal ; d'où un malen-
tendu et une discussion. Primianus s explique, avec sa mala-
dresse ordinaire : « Nos adversaires n'ont pas menti ; nos amis,
non plus. En effet, il y a une Ausvaga, où était lanuarianus,
aujourd'hui mort ; et une autre Ausvaga, où est Privatus, encore
vivant "-. » Ici, l'intention de Torateur était bonne et conciliante.
Mais pourquoi ce brutal « n'ont pas menti — non siint nientiii » ?
Pourquoi cette hantise du mensonge, de la chose et du mot ?
Une seule fois, Primianus est personnellement en cause ; c'est
quand on lit son nom, presque en tête des signatures du nmn-
datum, entre celui du primat de Numidie et celui de l 'évèque
donatiste de Rome. A l'appel de son nom, Primianus déclaie :
« J'avais donné mandat ; mais j'ai moi-même été désigné comme
mandataire '^. » Il faisait bien de rappeler sa qualité d'avocat-
mandataire : au cours des débats, qui donc s'en fût douté ?
Cette vérification des signatures avait, aux yeux du primat de
Cartilage, une très grande importance, puisque, dans sa pensée,
elle devait démontrer la supériorité numérique de son parti. Ce-
pendant, chose curieuse, il se lassa vite de contrôler personnel-
lement les listes. Il imagina de s'en remettre à des diacres de sa
communauté. Cette intervention de simples clercs, dans une
assemblée où ne devaient être admis que des évêques, souleva
d'assez vives protestations. En constatant qu'un diacre de Car-
thage se mêlait des affaires épiscopales, un des mandataires
catholiques, Fortunatianus de Sicca, voulut faire expulser l'in-
trus : « On a demandé, dit-il, une conférence entre évêques.
Nous nous étonnons de voir ici un diaci'e, qui, avec je ne sais
quelle impudence, veut jouer à l'évêque, et troubler par ses que-
relles notre conférence, ouverte grâce à la faveur de Dieu. Qu'il
cesse donc d'intervenir dans le débat : aux choses sérieuses, il
ne convient pas de mêler l'inutile ^. » Toujours soucieux de se
montrer impartial, le président donna tort au Catholique : « Ta
Sainteté fait une observation superflue. De toute évidence, le
diacre ici présent a été délégué pour reconnaître les signataires
1) Collât. Carthag., I, 183.
2) Ibid., I, 179.
YI.
3) Collât. Carthag., I, 157.
4) Ibid., I, 127.
10
142 LITTÉRATURE DONATISTE
Tun après l'autre, non pour intervenir dans les discussions '. »
Ainsi furent accrédités les porte-parole du primat : Hahetdeus
et Valentinianus, diacres de Cartilage. Et Primianus put se re-
poser.
D'ailleurs, les deux; diacres donatistes s'acquittèrent de leur
mission avec beaucoup plus de zèle et de compétence que leur
chef. Ils connaissaient à iTierveille tout le personnel de la secte,
et dans toute l'Afrique, Ils exercèrent leur contrôle avec une
attention soutenue, une mémoire sans défaillance, une exacti-
tude scrupuleuse, du moins en ijpparence, et une véritable habi-
leté de diplomates. Ils furent constamment sur la brèche, pour
la justification et l'honneur du parti. Us surent pallier les points
faibles de la propagande donatiste, expliquer par des raisons
spécieuses pourquoi la secte n'avait pas d'évéque, et quelquefois
pas même de prêtre, dans telle oa telle ville. Ils surent excuser
les absents, évoquer les malades ou les morts, justifier les sus-
pects '^. C'est grâce à ces modestes auxiliaires du primat, si bien
au courant de tous les détails d'administration, si fei-rés sur la
carte de l'Afrique schisraatique, que la vérification des signatures
donatistes ne souleva pas ti-op de scandales.
Tandis que ses diacres parlaient et tenaient tète aux évéques
catholiques, Primianus se reposait. Il se reposa jusqu'à la fin de
la Conférence. A la première séance, il s'était contenté de pro-
duire quelques explications dans la procédure de vérification des
pouvoirs, et de répondre trois fois à des mises en demeure du
président, pour des questions de pure forme, réglées d'avance -^
Dans les séances qui suivirent, il ne souffla mot. Volontaire-
ment (lu non, il s'effaça complètement derrière les autres man-
dataires du parti : il disparut dans l'ombre de ses collègues,
Adeodatus de Milev, Emeritus de Caesarea, surtout Pelilianus
de Constantine. 11 ne dit pas un mot, ne fit pas un effort, pas un
geste, pour prévenir la catastrophe imminente où allait sombrer
sa fortune. Comme il ne péchait pas par excès de désintéresse-
ment, ni de scrupule, ni de modestie, reste une autre explication
sur lacjuelle nous croyons superflu d'insister.
Tel l'ut l'orateur, si le mot ne semble pas trop ironique, s'il
suffit, pour mériter ce titre, de passer du baA'ardage au mutisme.
Pendant les dix premières années de son épisoo|)at, au temps
des querelles avec les Maximianistes, Primianus parla beaucoup:
il parlait à toi'tet à travers, à coups d'excommunications etd'an-
1) ^V/'(/. 0////<(i;/., I, 128. i:»!t ; H:^ ; 187.
2j Jhid., 1, 126 ; 12S ; 133; 135; 138- 3) Collât. Carlhag., l, 104 ; 132; 223.
PRIMIANUS DE CARTHAGE 143
tithèses, lançant la menace, l'anathème ou l'injure i. Dès que
commença la campagne sérieuse des Catholiques contre l'Église
de Donat, il devint l'apôtre du silence. Il repoussa brutalement,
en 403, le projet de conférence contradictoire, ne voulant pas
laisser les « fils des martyrs » se compromettre dans des dis-
cussions avec les « descendants des traditeurs - ». Dès lors, la
tactique favorite du primat fut le silence : tactique dangereuse
pour un orateur, et où promptement se rouille l'éloquence. En
411, il avait eu beau se raviser, sous la pression des circon-
stances ou de ses conseillers, et accepter enfin la Conférence ■'' :
bon.gré mal gré, il restait l'homme du silence. 11 assista donc,
silencieux, à l'écroulement de son Eglise et de sa fortune épis-
copale. Notons, au reste, que tout le monde respecta son mu-
tisme, et que personne ne s'en étonna : pas même ses fidèles.
En somme, on peut dire que son éloquence et son st3'le valent
sa politique. Et, sa politique, nous avons vu ce qu'elle fut. S'il
figure dans l'histoire du Donatisme, c'est par suite du hasard
malencontreux qui fit de lui, pendant vingt ans, le chef de la
secte. C'est trop peu de dire qu'il a été un chef médiocre. Et ce
n'est pas sans raison qu'Augustin aimait tant à parler de Pri-
mianus, qu'il parlait sans cesse de Primianus en ces temps -là :
autant peut-être qu'à Augustin, les Catholiques africains ont dû
leur victoire sur les Donatistes à Primianus, chef de l'Église do-
natiste.
1) Augustin, Sermo// in Psalm. 36,20. 3) Collât. Carlhag., II, 50; III, 206 ;
2) Collât. Carlhag., III, 116; Augus- Augustin, Brevic. Collât., U, 3 ; Ad Do-
tin, Brevic. Collai., III, 4 ; Ad Donatis- natlslas post Collai., 2i, 41.
tas posl Collai., ].
CHAPITRE IV
EWIERITUS DE CAESAREA
I
Biographie d'Emeritus. — 11 était citoyen de Ca^sarea en Maurétanie. — Son
éducation. — Son élection comme évêque schismatique de Caesarea. —
Longue durée de son épiscoiiat. — Emeritus au concile de Bagaï, en 394.
— Sa réputation en Afrique. — Lettres que lui adresse Augustin, vers 405.
— Emeritus à la Conférence de Carthage, en 411. — Son attitude après
la Conférence. — Augustin lui dédie un ouvrage vers 416. — Conférences
d'Emeritus avec Augustin, en 418, à Cfesarea. — Son caractère et son
tour d'esprit.
Emeritus de Ccesarea fut, avec Petilianus de Constantine, le
principal champion du Donatisme à la grande Conférence de
Carthage. C'est l'un des schismatiques africains qui nous sont
le mieux connus. D'abord, nous possédons de lui une riche
série de discours '. Puis il a eu la bonne fortune, plusieurs fois,
d'être directement aux prises avec Augustin ; et, pour les
adversaires de l'Eglise en ces temps-là, c'était la meilleure
garantie, sinon d'une immortalité réelle et vivante, du moins
d'une préservation efficace contre l'oubli complet des généra-
tions à venir. Emeritus nous est donc connu, et par ses œuvres,
et par le témoignage, tantôt flatteur, tantôt ironique, d'un
adversaire de génie. Assurément, c'est un évêque quelconque et
un médiocre politique ; mais c'est un orateur de talent, et c'est
un sectaire d'une espèce assez curieuse, dont la physionomie
originale se détache en relief dans la galerie des fanatiques de
Donat.
Il était né, vers l'année 350, à Cœsarea (aujourd'hui Cher-
che!.), en Maurétanie Césarienne ^.
La date de sa naissance peut être déteriliinée approximati-
vement d'après le rôle qu'il joua dans trois circonstances
]) Collai. Carthag., 1. 20; 22; 31; 249; 266; 278; etc.
33 ; 47 : 77 ; 80 : 147 : 175 ; 11,28 ; 33 ; 2) Augustin, Retract., II, 77 ; Gesta
46; 67 ; III, 15 ; 39 ; 43 : 49 ; .56 ; 85; cum Emerito, 3.
99 ; 114 ; 129 157 ; 1.59 ; 188 ; 200 ; 225 ;
146
LITTERATURE DONATISTE
mémorables. C'est lui qui, en 394, rédigea la sentence du con-
cile de Bagaï ' : on en doit conclure qu'il avait dès lors de
l'autorité dans son parti, et qu'il n'était pas alors un nouveau
venu dans l'épiscopat. Il était encore en 411, au moment de la
Conférence de Carthage, dans tout l'éclat de son talent et de
sa réputation. Mais il était décidément vieux et aigri en 418,
lors des Conférences de C;esarea. Si l'on place sa naissance
vers 350, il aurait eu environ quarante-quatre ans au temps du
concile de Bagaï, soixante et wn ans lors des grands débats de
Carthage, soixante-huit ans au moment de sa mésaventure de
Ca'sarea. Ces diverses données s'accordent bien avec les vrai-
semblances.
Quant au lieu de naissance, aucune hésitation n'est possible.
Nous savons qu'Emeritus était « citoyen — civis » de C;esarea,
qu'il avait là ses « parents — parentes' ». C'est vers cette cité
que nous ramènent tous les événements connus de sa carrière.
C'estlà que s'écoula toute son existence. Il paraît n'avoir quitté sa
ville natale, devenue sa ville épiscopale, que bien rarement,
surtout pour se rendre aux conciles de son parti, en Numidie ou
à Carthage.
C;esarea était une ville de ressources : capitale d'une vaste
province qui de son nom s'appelait Maurétanie « Césarienne »,
port important, centre économique d'une immense région qui
correspondait à la moitié occidentale de l'Algérie et à une par-
tie du Maroc. C'était en outre, depuis le temps de Juba II, un
petit centre littéraire et artistique : l'hellénisme y était à la
mode, on y savait le grec, on y aimait les œuvres d'art, comme
l'attestent bien des inscriptions, bien des monnaies, et toutes
les belles statues qu'on y a trouvées, qu'on y voit encore,
copies ou répli(jues des chefs-d'œuvre de la Grèce -^ Une telle
ville avait naturellement ses écoles, où se formait la bourgeoi-
sie de la région. C'est là qu'Emeritus étudia rélo([uence, prit
le goût des lettres et du beau langage. Il avait certainement
une instruction assez étendue, et savait s'en servir. C'était,
nous dit-on, « un homme de talent, instruit des arts libé-
raux'' ». On vantait sa science et son éloquence'. On louait
son « érudition'' », sui'tout en matière bibli([ue. A la science
profane des écoles, à la connaissance des arts libéraux, Eme-
1) Gala cum Emerilo, 10. Cf. C.iiicklcr, Musée de ("Jierchel ( Pii-
2) Ihid , H et 10; Rcinirl., Il, 77; ris, lS!t5).
Possidiiis, Vila Aiigusiini, 14. •)) Aiisnstiii, l-:f>isl. 87,1. — Cf. 87,10.
3) Voyez nolro voliitiu' sur Lex Afri- 5) Possidiiis, \'ilii Aiifiuslini, 14.
coins, £). 59 et .siiiv. ; p. 120 et Miiv. — 6) Aii^iisliii, Kpisl. S7, 3.
EMERITUS DE C ESAREÀ 147
ritus joignait celle de lu théologie chrétienne, des Livres saints,
de l'exégèse. Il avait parcourn, sinon exploré bien à fond, tout
le domaine des deux antiquités.
Il était chrétien de naissance, mais chrétien donatiste : on lui
rendait en ei'fet cette justice, qu'il n'avait jamais varié dans
sa foi'. Gœsarea avait été évangélisée d'assez bonne heure;
elle avait compté de nombreux martyrs '; dès le troisième siècle,
bien avant la paix de l'Eglise, elle renfermait une nécropole
chrétienne et des chapelles, qui nous sont connues par des ing
criptions ^. Depuis le temps de Constantin, les Donatistes y
avaient une importante communauté; quand Firmus, en 372,
s'empara de Ca\sarea, le chef rebelle eut probal)lement pour
alliés, là comme ailleurs, les schismatiques de la ville'*. En
tout cas, l'on ne peut douter que, dans la seconde moitié du
quatrième siècle, le parti de Doiuit ait été puissant à Ca^sarea.
A ce parti appartenait la famille d'Emeritus, une bonne famille
bourgeoise de la cité. Le futur évêque fut donc élevé dans ce
milieu de sectaires. En même temps qu'il s'instruisait dans les
écoles, il ouvrait son àme et sa conscience aux traditions et aux
préjugés de la secte. Selon toute apparence, il entra de bonne
heure dans le clergé schismatique de la ville, et parcourut rapi-
dement les degrés inférieurs de la hiérarchie.
Jeune encore, il fut élu évéque donatiste de C^esarea. Son
élection doit se placer vers 385 : elle est cei'tainement anté-
rieure de bien des années au concile de 394, ce concile de Ba-
gai où Emeritus joua un rôle important, où il était déjà l'un
des meneurs de son parti''. Son épiscopat a été d'assez longue
durée : plus de trente ans. Jusqu'en 411, il a gouverné effecti-
vement son diocèse; et il conservait encore en 418, avec son
titre, ses prétentions d'évêque ".
Sur les débuts de cet épiscopat, nous n'avons aucun rensei-
gnement. Emeritus entre brusquement dans l'histoire en 394,
au concile de Bagaï : alors, au nom de cette assemblée ([ui
comptait trois cent dix évêques primianistes, il eut le périlleux
honneur de rédiger la sentence d'excommunication contre
1) Sermo ad Caesareensis Ecclesiae pic- plus haut, tome I, p. 14 ; lniuc II, p. 125
i^cm, 2. et suiv.
2) Ackt Marcianae, 1 ; Passio Ai- 4) (Jf. tome IV, p. 4.5.
cadii, 1 ; Passio Fabii vexlUiferi. 4 et 5) Augustin, Gesta cnin Emcrilo, 10.
10-11 ; Martyr. Hieronym., X Ival. {>) Sermo ad Caesareensis Ecclcsiue idc-
febr. ; IV non. aiig. — Voyez plus bem, 1-2; Gesta cum Ëmerito, 1 et suiv. ;
haut, tome 111, p. 122 et suiv.; p. l','^ Contra Gaudenlium, I, 14, 15; Helracl.,
et suiv. II, 77.
3) C. /. L., VIII, 9585-9586. — Voyez
148 LITTÉRATURE DONATISTE
jSIaximianus et ses partisans'. Cette mission de confiance, qui
déjà témoignait de son ascendant sur ses collègues, le mit
naturellement en pleine lumière. Dès lors, il fut l'une des
gloires et l'un des oracles de la secte, le chef du parti en Mau-
rétanie. Il entreprit autour de lui une ardente propagande : à
commencer par son diocèse, où il trouvait en face de lui, dans
l'Eglise catholique, ce Deuterius qui devait un jour lui prendre
tous ses fidèles, et auquel, d'ailleurs, il parait avoir été appa-
renté-.
En 405, la réputation d'Èmeritus était solidement établie
dans toute la région. Donatistes et Catholiques admiraient son
talent d'orateur, sa vaste érudition, l'étendue de ses connais-
sances dans le double domaine de la littérature profane et de
l'exégèse religieuse^. Même dans le camp des adversaires de
son Église, il passait pour « docte, éloquent et justement
célèbre'' ». On louait aussi son caractères On disait de lui
que « schisme à part, c'était un honnête homme, d'une instruc-
tion libérale*^ n. Bref, on disait tant de bien d'Emeritus, qu'Au-
gustin voulut entrer en relations avec lui : dans l'espoir, sinon
de le ramener promptement à l'Eglise, du moins de l'amener
à une discussion courtoise, Ca'sarea étant fort loin d'Hippone,
c'est par lettres que se fit la présentation.
Une première fois, un peu avant l'année 405, Augustin écri-
vit à Emeritus. Lui-même parle de cette lettre, qui est malheu-
reusement perdue. 11 disait plus tard au Donatiste : « Je t'ai
déjà, adressé, il y a longtemps, une première lettre. L'as-tu
reçue? Y as-tu répondu, sans que j'aie reçu ta réponse? Je ne
sais ~. » Si Augustin avait là-dessus des doutes, c'est qu'il
conservait des illusions sur les véritables dispositions d'esprit
de son correspondant. Selon toute apparence, Emeritus n'avait
pas répondu : il avait fait le sourd, comme il fit plus tard le
muet, conformément à la tactique ordinaire du parti. •
L'évêque d'Hippone ne se décourageait pas pour si peu.
Vers 405, il écrivit une seconde lettre. Celle-ci nous est par-
venue, et mérite de nous ari-êter : elle fait honneur à celui qui
la reçut comme à celui qui l'écrivit.
Déjà, l'en-téte est caractéristique, par le ton conciliant et la
1) Gesla cuin Emcritn, K). r->) Auj^^usliii, EiJisl. 87, 4 et .").
2) « Agnosco fratroiii Imiiii Di'ule- (i) lliUi., 87, 10.
riiiivi, lil)i cliam gciicrc socialuin >> 7) Ihid., 87, 6. — Possidins nicn-
{ijiid., 1(1). lionnt', en elTet, deux lelires d'Augiis-
H) Augustin, Kpist. 87, 1 ; 3 ; !(•. lin « ad Emeriluni » {Indic. oper. Au-
4) Possidius, \'Ha Autjusiini, 14. ijtistini, 3).
EMERITUS DE C.ESAREA 149
courtoisie des salutations : « Augustin à son désiré et cher
frère Emeritus — desiderabili et dilecto fralti^. » Plusieurs
fois au cours de la lettre, l'évèque schismatique est qualifié de
« frère », de « frère Emeritus' ». Les Catholiques insistaient
d'autant plus sur cette fraternité, que les Donatistes faisaient
profession de l'oublier.
La lettre avait pour objet principal d'ouvrir ou de préparer
une controverse sérieuse sur la légitimité du schisme. Elle
débute par des compliments. L'évèque d'Hippone dit la bonne
opinion que, sans le connaître personnellement, il a d'Emeritus,
et la surprise qu'il éprouve à voir un tel homme égaré dans la
secte de Donat : « Moi, dit Augustin, moi, je ne puis sans sur-
])rise entendre dire qu'un homme de talent, instruit des arts
libéraux (non que ce soit nécessaire pour le salut de l'âme),
pense sur une question très simple autrement que ne le demande
la vérité. Alors, plus je m'étonne, plus je brûle de connaître
l'homme et de m'entretenir a.vec lui. Ou bien, si je ne puis le
faire, je désire du moins, par le moyen de ces lettres qui volent
au loin, atteindre son esprit, et obtenir, en retour, d'être atteint
par lui. J'entends dire que tu es un homme de ce genre-là, et
je m'afflige de te voir écarté, séparé de l'Eglise catholique, qui,
suivant les prédictions de l'Esprit-Saint, s'étend sur le monde
entier. La cause de ce malentendu, je l'ignore ^.. »
Sous prétexte de chercher cette cause, Augustin ouvre aus-
sitôt la discussion sur la légitimité du schisme africain.
L'erreur des Donatistes, dit-il, est prouvée par le fait seul qu'ils
ne sont pas en communion avec les Eglises d'outre-mer. Et
chaque jour, dans la vie courante de leurs propres commu-
nautés, ils donnent un démenti à leur fameuse théorie, par
laquelle ils prétendent justifier la rupture : leur théorie sur la
contamination des justes par les pécheurs, et sur l'obligation
de rompre avec les coupables. Suit une série de textes et d'al-
lusions à des récits bibliques, démontrant qu'on n'est pas con-
taminé par les péchés du voisin, et que, sous aucun prétexte, on
ne doit se séparer des pécheurs ''. L'évèque d'Hippone fait
remarquer ensuite que les Donatistes eux-mêmes n'ont pas
rompu avec leur Optatus de Thamugadi, un véritable brigand,
et que leur indulgence pour ce bandit est la condamnation de
leurs principes \ Ainsi, le concile des dissidents de 312 n'a pu
1) Augustin, Epist. 87, cn-tète. 4) Augustin, Eplsl. 87, 2-.^.
2) Ibid., 87, i-h. 5) Ibid., 87, 4-5.
3) Ibid., 87, 1.
150
LITTERATURE DON.VTISTE
exclure de l'Église le reste du monde, pas plus que le concile
des Maximianistes n'a pu mettre hors la loi les Primianistes '.
En vain les Donatistes se plaignent d'être persécutés. Pour la
défense de la véritable Eglise, l'intervention du pouvoir sécu-
lier est parfaitement légitime. D'ailleurs, les Catholiques n'ont
fait que solliciter la protection du gouvernement contre les
A''iolences de leurs adversaire^ ; les empereurs seuls sont
responsables des mesures qu'ils ont prises, les jugeant bonnes '.
Mais, objectent les Donatistes, pourquoi chercher à nous con-
vertir ? — C'est, réplique Augustin, que nous voulons ramener
des frères égarés ; des frères qui ont mêmes sacrements, même
baptême, et qui sont séparés de nous seulement parle schisme''.
Toute la question est donc de savoir de quel côté est la véri-
table Eglise. Pour le décider, on doit remonter jusqu'au temps
de la rupture, et en examiner les circonstances. Telle est la
question essentielle; et c'est là-dessus que l'évêque d'Hippone
prie son correspondant de s'expliquer^.
Pour obtenir l'explication qu'il désire, une explication franche
et loyale, Augustin multiplie les compliments, il fait un grand
élog-e du caractère d'Emeritus, qu'il compare et oppose à son
confrère de sinistre mémoire, le sanguinaire Optatus de Tha-
mugadi. De ce contraste même, il tire un argument contre le
principe de l'Eglise schismatique. D'après votre théorie, dit-il,
« vous seriez tous semblables à Optatus, tel qu'il fut dans votre
communion et nullement à votre insu. Dieu en préserve un
homme du caractère d'Emeritus ! et d'autres qui lui ressem-
blent, tels qu'on en voit cliez vous, je n'en doute pas, et complè-
tement étrangers aux méfaits d'un Optatus. En effet, notre seul
grief contre vous, c'est le schisme : ce schisme dont, par une
obstination coupable, vous avez fait une liérésie-' ». Il rappelle
la terreur et l'horreur ([ue le brigand de Thamugadi inspirait
aux honnêtes gens du parti de Donat, et parmi eux, certaine-
ment, à Emeritus lui-même : « xVux temps où sévissait la tyran-
nie frénétique de ce furieux d'Optatus, alors que ce tyran
avait pour accusateur le gémissement de toute l'Afrique, vous
aussi, vous gémissiez : si du moins tu es tel que te dépeint ta
bonne renommée. Et Dieu sait que je le crois comme je le
désire^. » Plus loin, il supplie l'honnête homme ([u'est Eme-
ritus, de ne pas chercher à défendre un co<iuin : « Peut-être,
1) Augustin, K/iist. 87, G.
2) //;(•(/., 87, 7-8.
:? Iliid., 87, U.
4) Aiigusliu, A7ili^ 87, lU.
.5) Ibid., 87, 4.
C) Ihid.
EMEUITUS DE CESAREA 151
dans ton embarras pour répondre, tenteras-tu de défendre
Optatus. Ne le fais pas, frère, ne le fais pas, je t'en conjure.
Gela ne te convient pas, à toi ; et, si par hasard cela peut con-
venir à un autre, en admettant qu'il convienne de défendre en
rien des coquins, à Emeritus, du moins, il ne convient pas de
défendre Optatus '. » Tout cela était fort courtois, et bien cal-
culé pour amadouer le Donatiste, pour obtenir de lui l'explica-
tion souhaitée, même pour affaiblir d'avance son argumenta-
tion. 11 est vrai que le Donatiste pouvait garder les compli-
ments, et se tirer d'embarras en ne répondant pas.
C'est justement ce que redoutait Augustin. Aussi le vait-on
multiplier les instances. A plusieurs reprises au cours de sa
lettre, il presse Emeritus de lui répondre, et nettement, sans
s'écarter de la question. Par exemple, à propos du Maximia-
nisme et du concile de 312 : « Réponds à cela, je te prie : quel-
ques personnes, que je n'ai' pu m'empécher de croire, m'ont dit
que tu répondrais, si je t'écrivais... Maintenant donc, je te
demande de daigner répondre à ma question, ce que tu en
penses. Mais ne te laisse pas entraîner à d'autres questions :
ici, en effet, est le point essentiel d'une enquête méthodique sur
l'origine du schisme-. » Suivant Augustin, l'explication deman-
dée, sur les circonstances de la rupture entre les deux Eglises,
doit être pour un évêque un devoir de conscience : « La ques-
tion est de savoir si c'est votre Eglise, ou la nôtre, qui est
l'Eglise de Dieu. C'est pourquoi il faut remonter au point de
départ, à l'origine de votre schisme. Si tu ne me réponds pas,
ma cause à moi, je pense, sera facile à plaider auprès de Dieu :
à un homme dont j'ai entendu dire qu'il était, schisme à part,
un honnête homme, et d'une instruction libérale, j'ai adressé
des lettres de paix. Toi, vois ce que tu pourras lui i-épondre,
à ce Dieu dont on doit louer maintenant la patience, mais dont
on doit redouter la sentence à la fin des temps. Si tu me réponds
dans ce même esprit dont tu vois que s'inspire ma lettre, alors
interviendra la miséricorde de Dieu : cette erreur qui nous
divise disparaîtra enfin dans l'amour de la paix par le triomphe
de la vérité -^ » En terminant, l'évêque d'Hippone fait remar-
quer qu'il a évité les récriminations superflues, qu'il n'a repro-
ché à son correspondant ni les violences des Donatistes, ni leurs
persécutions contre les Rogatistes de Maurétanie, ni leurs com-
promissions avec Firmus ou autres rebelles. Et il ajoute :
1) Augustin, Epist. 87, 5. 3) Augustin, Epist. 87, 10.
2) Ibid., 87, 6.
152 LITTÉRATURE DONATISTE
V Renonce donc aux lieux communs, aux déclamations sur les
méfaits des hommes, connus par ouï- dire ou constatés par une
enquête. Tu vois que je ne dis rien des vôtres, pour concentrer
la discussion sur l'origine du schisme : ce qui est toute la ques-
tion. Que le Seigneur Dieu t'inspire des pensées de paix, cher
et désiré frère '. » A une lettre , si aimable et si pressante, tout
autre qu'un Donatiste eût considéré que la politesse la plus
élémentaire lui faisait un devoir de répondre.
Pourtant, cette fois encore, Augustin en fut pour ses frais
d'éloquence et d'amabilité. Tout porte à croire qu'il n'obtint
aucune réponse. L'évêque schismatique accepta les compli-
ments, garda la lettre pour s'en faire honneur, mais oublia d'en
accuser réception.
Pendant les années suivantes, faute de documents, nous per-
dons de vue Emeritus,qui peut-être fut atteint par Tédit d'union
de 405, et contraint de quitter pour quelque temps sa ville épis-
copale. Brusquement, en 411, il reparait en pleine lumière sur
la scène de l'histoire. A la grande Conférence de Garthage, il
est un des sept avocats-mandataires de son parti"-. Gomme tel,
il prend une part très active aux débats, prononce d'innom-
brables discours, lutte avec énergie pour la défense de son
Eglise, soutient sans l'iéchir les assauts d'Augustin et des
Gatholiques. Dans ces controverses mémorables, il est toujours
aux premiers rangs, partageant avec Petilianus lui-même l'hon-
neur d'une résistance héroïque et désespérée contre les trahisons
de la fortune.
Après la catastrophe, au milieu des ruines de son Eglise, il
fut de ceux qui restèrent debout. 11 vit dissoudre sa commu-
nîiuté; il vit confis({uer ses basiliques et autres immeubles; il
vit la plupart de ses fidèles passer à l'ennemi. Lui-même fut
exilé ou proscrit: il dut quitter Ga^sarea, pour se cacher. En
ces temps-là, il se considérait volontiers comme un martyr, et
se donnait pour tel '. En fait, il était banni, il vivait hors de sa
ville épiscopale, il ne pouvait plus remplir ses fonctions
d'évèque, du moins en public; mais on ne l'inquiétait pas, on
ne cherchait })as à l'arrêter, on le laissait même s'aventurer
dans les rues de Ca'sarea''. Evidemment, le gouverneur de la
province et les magistrats municipaux fermaient les yeux.
De cette tolérance relative, Emeritus [)rofitait pour lutter
1) Aufïusiin, Epist. 87, 10. :^) Augiislin, Scrmo ad Caesareensis
2) Collai. CarthiKj., I, 14S cl 2()8 ; 11. Ecrlcsiac pUhcm, Vt.
2 et 12 ; III, 2, elc. ; Augustin, (iexlii 4) Oesla ciim lùnerito, 1.
cain Enierilo, 2-A; HctnicL, II, 72 et 77.
EMERITUS DE C-ES\REA 153
encore. Même vaincu et proscrit, il ne désarmait pas. Contre
l'Eo-lise officielle, triomphante en Maurétanie comme ailleurs,
il continuait à faire campagne. Campagne d'escarmouches, car
le temps des batailles était passé : campagne de sermons. Dans
ces homélies vengei-esses, il poursuivait de sa rancune et de ses
malédictions tous ceux qui avaient contribué à la ruine de son
parti. Il protestait contre la sentence de Carthage, contre l'édit
d'union, contre les lois qui avaient suivi. Il allait répétant que
ses amis et lui avaient été victimes d'indignes machinations,
qu'on ne les avait pas laissés parler à la Conférence, que le
président, catholique lui-même, était complice des Catholiques K
L'écho de ces sermons arriva jusqu'à Hippone. Maintenant,
Augustin connaissait bien le Donatiste de Ca'sarea, qu'il avait
eu tout le loisir d'observer à la Conférence de Carthage, où il
l'avait si souvent entendu, si souvent combattu et réfuté. Il ne
désespérait pas de le ramener un jour; en tout cas, il le savait
éloquent, influent, très écouté dans les cercles de schisma-
tiques. Il s'émut donc de la nouvelle campagne d'Emeritus. Pour
y couper court, il résolut d'opposer aux homélies du Donatiste
une réfutation en règle. Ce fut l'objet d'un traité, qu'il eut l'es-
prit de dédier à son adversaire. Cet ouvrage, en un livre,
composé vers 416, était intitulé : « A Emeritus, évêque des
Donatistes, après la Conférence. — Ad Emeritum, episcopiun
Donatistaruni, post Collationem liber uniis '-. » Le traité,
malheureusement perdu, commençait par ces mots : « Si même
maintenant, frère Emeritus... 3. » Il se rapportait tout entier
aux questions tranchées par la Conférence de Carthage, dont
il résumait les débats. C'était une sorte de manuel, à l'usage
des lecteurs africains, surtout des convertis ou des hésitants :
« livre fort utile, dit Augustin lui-même, car il embrasse dans
une brièveté commode tout ce qui permet de vaincre les Dona-
tistes ou démontre qu'ils ont été vaincus ^ ». On trouvait donc,
dans cet ouvrage, un abrégé des Gesta de 411 : un résumé des'
documents, des faits et des arguments produits par les Catho-
liques à la Conférence de Carthage. Malgré la dédicace et la
courtoisie de l'en-tête, ce livre dut être amer à l'évêque schisma-
tique de Cœsarea, en qui il ravivait, de page en page, tous les
souvenirs de la défaite.
ï) Sermo ad Caesareensis Ecclesiae pie- 4) « Libnim satis iitilcm, quoniam
bein, 8 ; Gesla ciun Emerito, 2. res, quibiis vincantiir vel victi esse
2) Relract., II, 72. monstrantur, commoda brovitate coiu-
3) (( Si vel nunc, frater Emerite... » plectiliir » (ihid., II, 72).
(ibid., II, 72).
154 LITTÉRATUKE DONATISTE
Deux ans plus tard, un concours singulier de circonstances
mit une dernière fois en présence les deux adversaires. Dans
l'été de 418, Augustin arrivait à C?esarea pour régler des
affaires ecclésiastiques, comme légat du pape '. A cette nou-
velle, Emeritus rentra dans sa ville épiscopale : poussé sans
doute par un vague désir de revoir le grand orateur qui l'avait
vaincu-. Le 18 septembre, Augustin rencontra l'évêque schisma-
tique sur une place de Oesarea. Il Taborda aussitôt. Après les
salutations d'usage, il lui proposa d'entrer avec lui dans la
cathédrale-'. Chose surprenante, Emeritus y consentit : il en fut
récompensé, ou puni, par un sermon, qui d'ailleurs ne changea
rien à ses dispositions d'esprit ^. Après le sermon, Augustin
l'invita à une conférence contradictoire pour le surlendemain.
Emeritus accepta encore, mais sans enthousiasme, sur les ins-
tances de ses amis et de ses derniers fidèles. La conférence,»
très solennelle, eut lieu le 20 septembre, dans la cathédrale, en
présence de l'évêque catholique Deuterius, du clergé et du
peuple, même de nombreux évêques de la province •'. Ce jour-là,
malgré les questions pressantes et les sommations d'Augustin,
Emeritus prononça quelques mots à peine, ne trouvant rien à
répondre ou dédaignant de le faire ''. D'ailleurs, il sortit de là
comme il y était entré : Donatiste intraitable. En vain courut
le bruit de sa conversion". Jusqu'au bout, il s'ol)stina dans son
intransigeance.
C'est vers 420 qu'Augustin mentionne, pour les démentir, les
racontars de Numidie sur cette prétendue conversion. Le schis-
matique de Ca'sarea était vieux alors, puisqu'il était évèque
depuis environ trente-cinq ans. Après cette date, il disparait de
l'histoire. Il mourut, sans doute, peu de temps après. On ne sait
rien sur sa fin.
Emeritus était un très honnête homme, à qui ses adversaires
reprochaient seulement de ne pas vouloir (uitendre raison, de
s'obstiner dans le schisme •'^. Cet honnête homme parait avoir été
aussi un brave homme. Il adorait son pays natal : même pros-
crit, il ne pouvait se résigner à s'éloigner de sa patrie, il tour-
nait autour de Ctiesarea, s'y aventurant même de temps à autre,
pour en revoir les rues et les gens'\ On nous le montre
1) Possidiiis, \'ita Augu^liiti, H: Au- à) Crslii cum Emcriln. 1.
f,aistin, Epi^l. l'.tii, 1 : l'.tH, 1. i\] lhid.,'A; Retracl., Il, 77; Pussidiiis,
2) \{iffiis\\n, Cunlrn Cdiidcnliiiin, 1,11, \ila Aiifiuatini, 14.
15. 7) Vii;;ustiii, Conlra Gaiidenliuin, I.
3) Gesla cum lùnerihi, 1. Il, 15.
4) Sermo ad Cncsarcensis Ecclesiae pic- H) Kpist. S7, 1().
bem, 1 et suiv. 9) Gcsta cum Emerilo, 1.
F.MERITUS DE C^SAREA 155
entouré de parents et d'amis, se laissant quelquefois entraîner,
jjar égard pour eux, à des démarches imprudentes •. Même
envers ses adversaires, il était tenté d'abord de se montrer
aimable : témoin sa rencontre avec Augustin sur la place de
Ga?sarea ~.
Mais cet instinct sociable, dés qu'il commençait à se mani-
fester, était brutalement rappelé à l'ordre par l'intransigeance
du sectaire. Elevé dans un milieu de fanatiques, Emeritus avait
toujours vécu dans ce même milieu -K II mettait au-dessus de
toute contestation les principes de son parti, dont il avait en
outre les préjugés et les rancunes. Quand ces principes ou ces
préjugés étaient en cause, il, se raidissait contre ses propres
tendances : il paraissait d'autant plus raide, qu'il avait fait
effort pour l'être. Alors, rien n'avait prise sur lui, ni les objur-
gations, ni les conseils, ni la prudence, ni le bon sens. A tous
les raisonnements, il répondait par des affirmations tranchantes
ou par un silence têtu ^.
Dans cette lutte sans cesse renouvelée entre ses instincts
sociables de galant homme et ses principes insociables de sec-
taire, on trouve l'explication de son caractère, comme de toute
sa conduite. Le premier mouvement était bon, parce qu'il venait
de la conscience ou du cœur; le second était moins bon, parce
qu'il venait du préjugé •''. Cette oscillation entre des forces con-
traires aboutit naturellement, dans la vie d'un individu, à
l'incohérence, aux contradictions, à l'équivoque. Chez Emeri-
tus, la mentalité donatiste paralysait, avec les élans du cœur,
les initiatives de l'intelligence. De là vient que cet honnête et
brave homme a été un grand maladroit, et que cet évéque, sans
être sot, a souvent agi comme un sot. En 394," au concile de
Bagaï, dans l'entraînement des passions sectaires et des ran-
cunes, il prend imprudemment à son compte les grotesques
déclamations et les anathèmes des forcenés de son Eglise ''. Vers
405, il laisse entendre qu'il est disposé à discuter avec l'évêque
d'Hippone " ; puis, quand arrivent des lettres d'Augustin, il se
dérobe. En 411, à la Conférence de Carthage, il compromet
plus d'une fois la cause de son parti par la maladresse de ses
déclarations ou de ses exigences s. En 418, vaincu et proscrit,
1) Possidius, Vita Augiistini, 14. plebem, 1 ; Gesta cum Emerito, l-i.
2) Augustin, Gesta cum Einerilo, 1. 6) Gesla cum Emerito, 10.
3) Sermo ad Caesarecnsis Ecclcsiae pic- 7) Epist. 87, 6.
t>em, 2. 8) Collât. Carthag., III, 24!) ; 253 ; 255 ;
4) Gesta cum Emerito, 3-4 ; Contra Gau- 2fiU ; 372 ; Augustia, Ad Donatistas post
denlium, I,,14, l^ ; Retract., II, 77. Collât., 4, 4-6.
5) Sermo ad Caesareensis Ecclesiae
156 LITTÉRATURE DONATISTE
il revient à C;iRsarea pour voir Augustin, il le suit dans l'église;
mais là, tout à coup, il change d'attitude, il refuse de répondre,
se condamnant ainsi à jouer le rôle le plus piteux K Cette mala-
dresse et ces incohérences sofit d'un homme que ses préjugés
de sectaire empêchaient de vouloir jusqu'au bout ce qu'avait
voulu d'abord son bon sens ou son cœur.
Cette étrange maladresse se manifestait quelquefois, comme
on l'a vu, par un mutisme intempestif -. De ce silence diploma-
tique, dédaigneux et injurieux, qui était une des traditions de
la secte dans les rapports avec les Catholiques, Emeritus
semble avoir voulu se faire une règle de conduite. Mais cette
règle, il l'observait capricieusement, par à-coups, trop tard,
quand déjà il s'était engagé et découvert. Lorsqu'il songeait à
se taire, il avait déjà trop parlé : si bien qu'il perdait jusqu^iu
mérite et à l'avantage du silence. Tandis que ses adversaires
lui reprochaient de se taire trop tôt, ses amis pouvaient lui
reprocher de ne s'être pas tu assez tôt 3. Incohérences explicables,
d'ailleurs, chez un homme que ses principes vouaient au mu-
tisme, mais qui était né orateur, et que passionnait le jeu de la
parole.
Orateur, il l'était en effet, et n'était guère que cela. C'est le
trait dominant, le seul bien marqué, dans sa physionomie intel-
lectuelle. On vantait, il est vrai, son érudition, sa connaissance
des divers arts libéraux, sa compétence en exégèse '; mais
toute cette science parait avoir été superficielle, et elle n'était,
en tout cas, que l'aliment de son éloquence. Ses discours, au
contraire, sont d'un homme qui avait étudié l'art oratoire, qui
l'avait pratiqué, et qui l'aimait. Quand il ne se condamnait pas
lui-même au silence, Emeritus s'écoutait parler aussi volontiers
qu'il parlait •'. En suivant les leçons des rhéteurs, il avait
recueilli les traditions de l'école, avec les procédés et les recettes
du métier. Il en avait emporté aussi l'esprit de chicane. Mais ce
qui dominait dans son éloquence, c'était l'amour de la parole
pour la parole, la hantise du verbe sonore, du trait, de la méta-
phore, de la formule. Préoccupations bien profanes, semble-t-il,
et qui surprendraient chez un sectaire, si ce sectaire, qui jouait
1) l'ossidiiis, Vita AutiusUni, 14 ; Au- Erclesiav plcbcin, 1 : <',csla ruiii lùnerito,
gustiii, Scrmo iid Caesrireensis Ecclesiar 8-1.
plehcm, 1; GqsI(i cum Emerilo,\-A \ Cou- A) Episl. S7, 1 cl K» ; Pussitlius, \it<i
Ini (iiiudcntium, 1, 14, 1."). Augusiin i. It.
2) i< Tiiiiquam inutiis îiudivit » (Au- î>) (Collai. C.arlhaij., II, 28-31 : III,
«usliu, lielracl., Il, 77). l.J7 ; 2W-201 ; 2.^5 ; etc.
3) Augusiin, Scrniu ud Caesareensis
EMERITUS DE C.ïSAREA 157
parfois le sourd-muet, n'avait été justement le bel-esprit du
Donatisme.
II
Emeritus orateur. — Son rôle dans les asseml)lées donatistes. — Il rédige
en 394 la Sentence du concile de Bagaï. — Caractère de ce document.
— Rôle d'Emeri tus à la Conférence de 411. — 11 est l'un des avocats-
mandataires de son parti et l'un des principaux champions du Donatisme.
— Son attitude et ses tentatives d'obstruction. — Ses fréquentes inter-
ruptions. — • Ses principaux discours. — Ses discussions avec Augustin.
— Les sermons dEmeritus. — Caractères de son éloquence.
Nous ne possédons d'Emeritus que des discours; et rien ne
laisse supposer qu'il ait écrit des ouvrages de controverse, ni
beaucoup de lettres. Mais, des discours, il en prononça toute
sa vie. Des sermons, d'abord, devant ses fidèles de Gœsarea'.
Puis, des harangues dans les assemblées du parti. Pendant
plus de vingt ans, Emeritus a été l'un des chefs de l'Eglise
schismatique, et l'un de ses principaux orateurs. Nul doute
qu'il ait beaucoup parlé dans les conciles. Malheureusement,
la plupart des synodes donatistes de cette période nous sont
assez mal connus; sauf quelques pièces isolées, les Actes en
sont perdus; avec les procès-verbaux, ont disparu les harangues
des orateurs. Pour connaître l'éloquence d'Emeritus, il faut en
revenir au dossier de la Conférence de Garthage, où l'on peut
lire encore ses innombrables discours, scrupuleusement recueil-
lis et notés par les sténographes -.
Dans son œuvre oratoire, telle qu'elle nous est parvenue, on
distingue trois catégories d'ouvrages, très divers par l'étendue
et l'importance, comme par l'état de conservation : 1" la Sen-
tentia rédigée en 394 pour le concile de Bagaï ; 2" les très nom-
breux discours prononcés en 411 à la Conférence de Carthage,
et conservés intégralement; 3" des sermons prononcés après
cette conférence, et connus seulement par quelques fragments.
Que la Sententia de Bagaï soit littérairement l'œuvre d'Eme-
ritus, on n'en saurait douter. Augustin l'a dit et répété en face
d'Emeritus lui-même, devant ses fidèles, dans sa ville épis-
copale de Ga^sarea; et, ce jour-là, personne n'a protesté,
1) Augustin, -Sermo ad Caesareensis 2) Co/^a^. Cari/iagf., I, 20 ; 22 ; 31, etc. ;
Ecelesiae picbem, 8 ; Gesta cuiii Emerito, II, 28 ; 33 ; 46 ; 67 ; III, 15 ; 39 ; 43 ;
2. 49 ; etc.
VI. 11
158 LITTÉRATURE DONATISTE
ni Emeritus, ni aucun des assistants '. Ce consentement tacite
confirme et corrobore le témoignage d'Augustin. Donc, le fait
est acquis pour la critique. Nous n'avons pas à recommencer
ici l'étude historique et documentaire de la Sententia, dont
nous avons précédemment marqué la signification pour les des-
tinées du Donatisme '-. Nous n'avons à en considérer maintenant
que la forme, le style, la, physionomie littéraire. Ce morceau
peut donner quelque idée de ce qu'était l'éloquence d'Emeritus
en ces temps-là, dans la première période de son épiscopat. Et
l'on doit convenir que cette élucubration ne lui fait pas hon-
neur.
On se souvient que la Senteiitia de Bagai, lancée le
24 aA^'il 394, se composait de quatre parties : un préambule,
un réquisitoire, des anathèmes, des clauses relatives aux délais.
Dès les premiers mots, gros de menaces et d'emphase, on
s'aperçoit que l'orateur s'apprête à déclamer : « Il a plu à l'Es-
prit-Saint, qui est en nous, d'affermir à jamais la paix en tran-
chant dans le vif des schismes sacrilèges -^.w D'après les termes
du réquisitoire, on ne se douterait guère que le Saint-Espi'it
était de la partie, ou du parti. C'est un mélange incohérent et
déplaisant de déclarations verbeuses, d'accusations A^agues, de
récriminations contre les traîtres : le tout encadré de citations
bibliques, qui permettent de comparer les Maximianistes suc-
cessivement aux vipères, aux parricides, aux naufragés, aux
Egyptiens^. Quant aux anathèmes, c'est l'obscurité même. On
y reconnaît seulement des expressions bibliques, maladroite-
ment accolées à des métaphores de mauvais goût. Maximianus
y est appelé « l'adversaire de la foi, l'adultère de la vérité,
l'ennemi de notre mère l'Eglise ». Il « est chassé du sein de la
paix parla foudre de la sentence... Si les gouffres de la terre
ne l'ont pas encore englouti, il a été réservé pour un plus grand
supplice... Il paiera désormais les intérêts de son crime, en
vivant comme un mort au milieu des vivants '^.y> Les douze con-
sécrateurs de Maximianus sont « les complices du forfait
infâme..., dont l'œuvre néfaste a rempli d'ordure le vase de
perdition^' ». La dernière partie de la Senlcntia est la seule,
dont le style soit à peu près exempt de déclamations. Elle vi-
1) Augustin, Geata cum lùncrilo, V). 18 ; GesUt rum Emerilo, l" ; Contra Gan-
2) Voyez plus h;iut, lomc l\, |i. 'MVI (Icnliuin, I, 3!», 51.
et suiv. 5) Contra Cresconiuiii, III, 1'.», 22 ; IN,
3) Augustin, Contra Cresconiunt, III, I, ',.
53, .5'J ; IV, m. 12. «) lijid.. III. li', 22; :)3, .V.»; IN, 4,
4) Conira lilteras PelHicuii, 1, lo, Il ; 5.
11,7. lô ; Contra Cresconium, IV, 2 ; KJ,
EMERITUS DE C.ESAREA 159
sait les JMaximianistes moins compromis, qui n'aA^aient pas pris
une part active à l'élection ou à l'ordination de Maximianus, et
que les Primianistes espéraient ramener en leur promettant le
pardon, s'ils désavouaient Maximianus avant l'expiration du
délai fixé '. Ici, naturellement, le concile devait contenir le flot
des malédictions; et, du coup, s'améliore le style du rédacteur.
Dans cette Sentenlia promulguée au nom d'une assemblée de
trois cent dix évêques, on ne sait qu'admirer le plus, de la vio-
lence diabolique du ton ou de la niaiserie des déclamations.
Evidemment, troublé par l'honneur qu'on lui avait fait en le
chargeant de la rédaction, le pauvre Emeritus s'était battu les
flancs pour se mettre à la hauteur des énergumènes ses col-
lègues. Il avait fait appel à toute son érudition biblique, comme
aux clichés traditionnels de la secte, comme au souvenir des
leçons de l'école sur l'utilité des métaphores ou des comparai-
sons-. Et, laborieusement, avec une conscience digne d'un
meilleur succès, il avait composé cette Sentence farouche et
lamentable, grandiloquente et niaise, où l'absurde se mêlait à
l'odieux, les cris de haine aux effusions décotes, les réminis-
cences bibliques au pathos. Sans le témoignage d'Augustin,
on hésiterait à croire que cette monstrueuse élucubration puisse
être l'œuvre du brave homme qu'était, au fond, l'évêque élo-
quent et lettré de Caesarea.
D'ailleurs, cette aberration du Donatiste fut, pour d'autres,
une ])onne fortune. Augustin, qui aimait à rire, s'empara de la
Sententia de Bagai. Il s'en amusa, d'abord, pour son compte ;
puis, dans l'intérêt de ses controverses, il en amusa ses compa-
triotes. Ce fut pour lui, durant bien des années, un thème iné-
puisable de plaisanteries-^.
Voici quelques spécimens de ses critiques, souvent spiri-
tuelles. Vers 400, dans le traité contre Parmenianus, il raille
a ces œufs de serpent, dont avait parlé naguère le rédacteur de
cette fameuse Sentence du concile plénier des tiois cent dix ^. »
Vers le même temps, au cours de ses controverses avec Peti-
lianus, il constate que les Donatistes commençaient à regretter
la truculence de leurs anathèmes : « Témoin la merveilleuse
Sentence de leur célèbre concile. Cette Sentence, jadis, quand
1) Contra Cresconium, III, 17, 20; Contra Crescon lu m, II], 19, 22 ei. suiv. ;
r>i, m ; IV, 4, 5 ; 32, 39 ; 34, 41 ; 38, 45. 55, 61 ; IV, 2 ; 16, 19; Gesta cum Eme-
2) Ibid., IV, 2; 16, 18; Gesta cum rito, 10-11 ; Episl. 108, 5, 15.
Emerito, 10. 4) Contra Epislulani Parmeniani, II,
3) Contra Epislulani Parmeniani, II, 3, 3, 7.
7 ; Conlra litleras PeLiliani, I, 10, Il ;
JGO LITTÉRATURE DONATISTE
on la leur lisait à haute voix pour la leur faire voter, ils l'accla-
raaieut à pleine bouche. Maintenant, si nous la leur lisons, ils
deviennent muets. Ils auraient mieux fait de ne pas se réjouir
d'abord de son éloquence, pour n'avoir pas à se lamenter ensuite
sur son ridicule '. » Dans le Contra Cresconium^ en 405, il
revient sans cesse sur cette Sententia de Bagaï, dont il s'égaie
à tout propos : « Vois comme elle résonne, comme elle éclate!
Ecoute les déclarations sorties, dans cet étonnant concile, de la
bouche véridique de tes évêques... Ecoute, te dis-je, ce qu'ajoute
l'auteur ou l'orateur de cette Sentence -. » Et plus loin : « Voilà
cette Sentence, qui, par sa faconde, a mérité d'être dans les
mains de tous, dans la bouche de tous •^. » Puis, l'évêque d'Hip-
pone entre dans le détail, relève les expressions emphatiques :
la « chaîne du sacrilège », le « venin du serpent », les « pieds
rapides pour verser le sang ^ ». Il félicite ironiquement l'au-
teur de ce chef-d'œuvre : « Avec quelle éloquence le rédacteur
de cette Sentence a su distinguer, illustrer, exprimer '' ! » Il
déclare que lui-même eût été incapable de pareilles trouvailles :
« Moi, si l'on m'avait proposé ce sujet-là, je n'aurais jamais
trouvé la « semence de vipère »... Jamais je n'aurais eu cet
élan, ces éclats de voix, pour exciter l'esprit du lecteur ou de
l'auditeur à la haine des coupables ''. » Cinq ans plus tard, dans
une lettre, nouvelles plaisanteries sur « la fougue, la véhé-
mence, la grandiloquence » de la Sententia du concile de
Bagaï''. Toutes les fois qu'il en parle, Augustin ne peut s'em-
pêcher de rire : bon moyen pour amener les lecteurs à en rire.
Le comble, c'est qu'il s'est amusé un jour à tourner la Sententia
en ridicule devant l'auteur même du chef-d'œuvre. C'était le
20 septembre 418, à Ciesarea, dans la cathédrale^. Au cours
des explications qu'il donnait aux fidèles, l'évêque d'IIippone
fut amené à parler de la fameuse Sentence. Voici ce qu'il en
disait, en face d'Emeritus : « La Sentence, nous la tenons. Et,
à ce que l'on raconte, elle a été rédigée par notre frère lui-
même : Dieu fasse de lui un frère en i)aix avec nous! Oui,
elle a été rédigée par Emeritus ici présent, cette Sentence où
ont été condamnés les INIaximianistes. » Suit une longue cita-
tion du document. Augustin continue : « \'oilà comment le
parti de Donat a traité les Alaximianistes ; et c'est Emeritus
1) Contra lillcms Pctiliani, 1, 10, Jl. 5) Contra Cresconiuni, 111,55, Gl.
2) Contra Cresamitim, III, 11», 22. 6) Ihid., IV, 2.
3) Ibid., 111, 20, 23. 7) Hpist. 108, 5. 15.
4) Knd., 111, 23, 26. 8) Gesta cuni Emerilo, 1.
EMEUIÏUS DE C.KSAllEA l6l
ici présent, qui a, dit-on, rédigé le texte. » Nouvelle citation.
Puis, Augustin reprend : « Les paroles sont d'Emeritus lui-
même, d'Emeritus condamnant iNIaximiunus, ou plutôt, comme
il dit lui-même, « d'une bouche véridi(j[ue, fulminant contre lui ».
Cela ne les a pas empêchés d'accueillir « les serpents, les
vipères, les parricides » ; et ils n'ont pas exorcisé les gens bap-
tisés par « ces serpents, ces vipères, ces parricides ». Et l'évêque
d'Hippone conclut spirituellement : « Vous avez entendu, vous
avez vu comme a brillé le feu de son éloquence, quand il a
trouvé du foin à brûler. Allons, frère Emeritus, tu as bien
embrassé ton frère Eelicianus, après l'avoir condamné et fou-
dro3^é de ton éloquence : maintenant, reconnais comme ton
frère notre Deuterius, qui en outre est ton parent par la nais-
sance'. » Malgré ses pressantes exhortations, Augustin ne put
décider l'évêque schismatique de Gaesarea à embrasser son
collègue catholique. Mais ses plaisanteries sur la Seiilentia de
Bagaï ont dû avoir de l'écho. Si l'on songe qu'Emeritus n'était
pas sourd, on conviendra que la scène ne manquait pas de pi-
quant. Ce jour-là, le Donaliste dut regretter ses déclamations
de 394 sur les vipères et les œufs de serpent.
Pour être juste, on doit ajouter que cette élucubration des-
tinée au concile de Bagaï a été un épisode particulièrement
malheureux dans la carrière oratoire d'Emeritus. L'orateur
valait beaucoup mieux que la Sententia rédigée par lui dans
un accès de fanatisme. Pour juger son éloquence, il faut le suivre
et l'écouter, en 411, à la Conférence de Garthage.
Qu'il eut été choisi coiiime l'un des sept avocats-mandataires
du parti^, c'était déjà un hommage rendu à son talent. Cet hon-
neur, il eut à cœur de montrer qu'il en était digne; et l'on peut
dire qu'il y réussit. Parmi les sept, il fut l'un des plus actifs,
l'un des plus tenaces, l'un des plus éloquents; et même, sauf
quelques distractions, l'un des plus habiles. Les Catholiques
qui furent ses adversaires en ces journées mémorables, ont
insisté sur l'importance de son rôle-^ Il fut alors l'un des prin-
cipaux champions du Donatisme. A côté de Petilianus, presque
autant que Petilianus, avec une énergie inflexible et une mer-
veilleuse ténacité, il combattit aux premiers rangs pour la
défense de son Eglise, qu'il n'a pu sauver sans doute, mais
dont il a contribué pour sa part à honorer la défaite.
1) Gesla cum Emerito, ]0. 3) Possidius, Vila Augustini, 14 ; Aii-
2) Collât. Carthag., I, 148 et 208 ; II, giistin, Contra Gaudenlium, II, 4 et 5 ;
2 et 12; III, 2, etc.; Augustin, Gesta Betract., II, 77.
cum Emerito, 2-3; Retract., II, 72 et 77.
162 LITTÉRATURE DONATISTE
Son attitude fat celle de tous les Donatistes présents : une
attitude d'intransigeance, de rancune et de défi. Sa tactique
fut la tactique qu'avait recc^mmandée le concile du parti : tou-
jours et quand même, à propos de tout, l'obstruction. Emeritus
y trouva une ample matière pour son éloquence. D'un bout à
l'autre de la controverse, pendant les trois séances et à tout
moment, sa voix for.te et mordante retentit dans la grande
salle, des Thermes de Gargilius. Sans se décourager ni se
lasser, il multiplia les obstructions, les discours, les objec-
tions, les interruptions, les récriminations. Partout on le ren-
contre et on l'entend dans ces énormes procès-verbaux de la
Conférence, qui nous ont conservé de lui, notés par les sténo-
graphes, une trentaine de discours', sans parler de ses nom-
breuses répliques et de ses innombrables interruptions.
Suivons donc Emeritus, le i" juin 411, à la Conférence de
Carthage. Ne le chicanons pas sur ses idées, qui sont celles de
son parti. Acceptons même son point de vue, ses principes, ses
préjugés, ses passions. Avant de le juger, contentons-nous de
l'écouter.
Son premier discours est déjà caractéristique. Conformément
aux règles du protocole, la première partie de la séance avait
été remplie par la lecture de diverses pièces relatives à la con-
vocation ou au règlement. Enfin, sur l'invitation du président,
le débat allait commencer. Aussitôt Emeritus ouvrit le feu.
Avant de traiter la question à fond, dit-il, il fallait s'entendre
« tout d'abord sur le temps, sur le mandaluni, sur la personne,
sur la cause ; après cela seulement, on en viendrait à la dis-
cussion de l'affaire 2. » Encore faudrait-il décider si l'on adop-
tait la méthode juridique ou la méthode ecclésiastique, si l'on
produirait des textes de lois et autres documents publics ou des
textes de l'Ecriture ^.
De ces exigences, inspirées par un savant système d'obstruc-
tions, Emeritus ne démordit pas jusf[u'à la fin de la séance,
qui dura jusqu'au soir. D'où une série de discours. Discours
« sur le temps — de tempore » : les Catholiques, étant arrivés
à Carthage en retard, après le délai fixé parles édits, devaient
être condamnés par défaut ''. Discours sur les deux méthodes :
1) Collai. Carthag.. I, 20; 22: iW ; de persona, de causa ; Iiuk demum ad
:V^ ; 47 ; 77 ; 80; 147; 17.0: II, 28; :^3 : iii.Tita n.'nulii Ncni.'iuliim est » \Col-
46; 67; III, 15; 31»: 43; 4!i ; r,6 ; 8.5; lai. Curlhau., I. 2(i).
1)1) ; 114 ; 129 ; \h7 ; 159 ; 188 ; 200; 225 ; 3) Ibid., I, 20.
49 ; 266 ; 278 ; etc. 4) Ihid.. I, 22 ; 24 : 26.
2) « Primo de tumpore, de mandato,
EMERITUS DE C.ESAREA
163
on devait choisir entre la procédure civile et la procédure reli-
fdeuse '. Nombreux discours sur le mandatuni. Gomme on in-
vitait les Donatistes à désigner leurs mandataires ', Emeritus
répondit qu'on devait trancher d'abord les questions préjudi-
cielles ^. Puis il demanda que Ton réglât la façon dont se ferait
la vérification des signatures du mandatum'^ ; il ajoutait qu'on
pouvait autoriser tous les évéques mandants à rester, qu'on
n'avait pas à redouter de tumulte ^. Enfin, au nom de son parti,
il présenta le luandatum des Donatistes ^'. Il insista pour que
l'on procédât régulièrement, et en séance, au contrôle des signa-
tures ". Pendant l'interminable procédure de vérification, il
n'intervint guère, étant l'homme des longs discours, non des
brèves improvisations : il prit seulement la parole à deux repri-
ses, pour reconnaître Deuterius, son adversaire catholique de Cœ-
sarea ^, et pour soutenir par quelques mots ses amis dans une dis-
•cussion embarrassante et macabre sur la signature d'un mort 9.
Cependant, au milieu de.toutes ces procédures d'obstruction,
les heures avaient succédé aux heures ; la nuit venait, le prési-
dent dut lever la séance. Les Donatistes avaient atteint leur
objectif, puisque l'on n'avait pu aborder le débat sérieux. Eme-
ritus, il est vrai, n'avait pu placer encore tous ses discours.
Fidèle à son programme, il avait développé successivement ses
objections sur -x le temps », sur les deux méthodes, sur le?)ian-
datiim '0. Restaient la « personne » et la « cause ». Ce serait
pour la prochaine séance.
Ce ne fut même pas pour celle-là. Quand le surlendemain,
3 juin, s'ouvrit de nouveau la Conférence, on s'aperçut que,
dans l'intervalle, les Donatistes avaient imaginé une obstruc-
tion nouvelle 'i. D'accord avec Petilianus de Gonstantine,
Emeritus exigea communication préalable du procès- verbal de
la première séance. Ce fut, pour lui, l'occasion de longs dis-
cours '-. Gomme les sténographes n'avaient pu terminer encore
la transcription en clair et les copies du procès-verbal, Emeritus
demanda et obtint l'ajournement de la Conférence ^•^. Au nom de
son parti, il promit que les Donatistes seraient présents le
8 juin, jour fixé pour la troisième séance '^.
1) CoUat. Carlhag., I, 31 et 47.
2) Ibid., I, 32.
3) Ibid., I, 33.
A) Ibid., I, 77.
5) Ibid., I, 80.
6) Ibid., I, 147.
7) Ibid., I, ]7.'5.
«) Ibid., 1, 143.
9) Collât. Carlhag., l, 208.
10) Ibid., I, 22; 24 ; 26 ; 31
147 ; 175.
11) Ibid.,
II,
8 ; 12 et suiv.
12) Ibid.,
II,
25 ; 28 ; 33.
V^) Ibid.,
II,
46.
14) Ibid.
, 11,
(i7 et 70.
47 ; 77
164 LITTÉRATURE DONATISTE
Il ne manqua pas au rendez-vous le 8 juin; et il parla, ce
jour-là, plus que jamais. Il put développer à son aise ses consi-
dérations sur la « personne % et sur la « cause ». Il posa d'abord
une question préjudicielle : qui était le demandeur ? qui avait
sollicité et obtenu la conférence • ? Puis, avec une insistance
extraordinaire, dans toute une série de discours, il réclama
communication du texte de la requête que les Catholiques
avaient adressée à l'empereur pour solliciter la convocation de
la Conférence -. Incidemment, il revint à l'une de ses objections
antérieures, répétant que c'était aux Catholiques de choisir entre
les deux méthodes de controverse, par documents publics ou
textes de l'Ecriture ■^. Arrivant enfin à la « cause », il prétendit
qu'on n'avait pas à discuter la Causa Cœciliani, puisque les
Catholiques déclaraient n'être pas solidaires de Cœcilianus ^.
Restait donc seulement la Causa Ecclesiae. Pour fournir une
base solide aux débats sur ce point, Emeritus demanda avec in-
sistance au président de faire lire la lettre ({ue le concile dona-
tiste lui avait adressée la veille en réponse au mandatum des
Catholiques ■'. La lecture terminée, Emeritus réclama la dis-
cussion immédiate de la pièce '\ Maladresse insigne, puisque
cette discussion amena enfin le débat essentiel, et que les Dona-
tistes perdirent ainsi tout le bénéfice de leurs obstructions.
C'est en vain qu'Emeritus s'efforça ensuite de rallier la fortune,
en combattant avec âpre té la thèse catholique ". Il ne réussit
qu'à compromettre davantage son Eglise par de nouvelles
maladresses, surtout en lançant une formule malheureuse et
imprudente sur la « personne » et sur la « cause ^ ». Mais nous
ne pouvons suivre l'orateur dans cette partie de la controverse :
ses derniers discours se sont perdus, avec la fia du procès-
verba 1 .
Tandis qu'il développait avec une logique têtue son syslème
d'obstruction, Emeritus soulevait autour de lui bien des tempêtes.
Ses discours ont été souvent hachés par des interruptions ou des
protestations. Lui-même ne se gênait pas pour interrompre et
contredire les avocats de la partie adverse. D'où une série d'in-
cidents, d'intermèdes, voire de querelles, où se croisaient les
répliques, où la personnalité s'accusait mieux encore dans le
1) Collât. Carthan., III, 15. ',) Cnllnt. Caiihcfi., III, 24!» ; 253 ; 255.
2) Ihid., III, H7 ; 3'J ; 43 ; 49 ; 56 ; «O ; ti) Ibid., III, 260.
69; 78; 80-81; 85 ; 87 ; !)7 ; 99 ; 106; 7) Ibid., III, 262; 264; 266; 268;
109 ; 114 ; 121 ; 129 ; 157 ; 159. 278.
.3) Ibid., III, 188; 200. 8) Ibid., III, 372 ; Augustin, Ad Do-
4) Ibid., III, 225 ot 249. natislas post Collai., 4, 4-6.
EMERITUS DE C.ESAREA 165
jeu d'une controverse improvisée. Ces petits dialogues, toujours
vifs de ton, prenaient à l'occasion un tour personnel. Parfois la
querelle semblait près de tourner au drame, surtout quand se
dressaient en face l'un de l'autre Emeritus et Augustin.
Les deux orateurs ont été souvent aux prises pendant les in-
terminables débats des trois séances. On les voit se poursuivre
l'un l'autre de leurs objections ou de leurs critiques, de leurs
interruptions ou de leurs railleries, dans toutes les parties de la
controverse et à propos de tout : procédure de vérification des
signatures ', requête des Catholiques à l'empereur pour obtenir
la Conférence -, méthode de discussion % origines du schisme 4,
caractères de la véritable Eglise ^.
Sur cette dernière question, le débat prit peu à peu l'allure
d'un duel oratoire entre le Donatiste de Cœsarea et le Catholique
d'Hippone. A la demande d'Emeritus, avec l'assentiment de ses
adversaires et l'autorisation du président, on venait de lire d'un
bout à l'autre la longue réponse des schismatiques au mandaium
des Catholiques '^. Emeritus exigea et obtint la discussion immé-
diate de ce document". Augustin en profita aussitôt pour traiter
à fond la question essentielle, que soulevait assez maladroite-
ment la lettre : la Causa Ecclesiae ^. Emeritus s'aperçut alors
de son imprudence, et s'efforça de parer le coup. De concert avec
Petilianus, il essaya d'arrêter Augustin en l'interrompant sans
cesse, en contestant avec sa doctrine ses interprétations des
textes bibliques '■^. Malgré tout son sang-froid, l'évèque d'Hip-
pone finit par perdre patience : il se plaignit assez vivement
qu'on ne le laissât pas parler. D'où une véritable querelle avec
Emeritus.
Ce fut un curieux spectacle, et par la personnalité des deux
adversaires, et par le ton, et par la nature des récriminations.
On entendit les deux évoques s'adresser mutuellement les mêmes
reproches, s'exhorter réciproquement à la patience. Las de voir
son discours haché par des interruptions systématiques, Augus-
tin s'était tourné vers le président, le priant d'assurer à tous la
liberté de la parole : « On a lu leur lettre, disait-il. De notre
côté, aucun bruit, aucun trouble, aucune interruption. Qu'il me
permette d'en finir avec mes explications ; après, il répondra.
1) Collât. Carthag., I, 76-81. 5) Collât. Carthag., III, 260-268.
2) Ibid., III, 39-44 ; 49-50 ; 55-.56 ; 59- 6) Ibid., III, 268.
60; 78-80; 85; 97-100; 108-110; 1.Ô9- 7) Ibid., III, 260.
1*J0. 8) Ibid., III, 261.
3) Ibid., m, 187-189 ; 199-201. 9) Ibid., III, 262-263.
4) Ihid., III, 222-226.
166
LITTERATURE DONATISTE
Pourquoi est-ce qu'on ne nous rend pas la pareille ? Ta Noblesse
a pu remarquer notre patience, pendant la lecture de leur lettre
si longue '. » Ce mot Aq patience sonna comme une injure aux
oreilles d'Emeritus, qui s'écria : « 11 nous insulte, quand il
parle de sa patience '. » — « Ah ! répliqua Augustin, si tu
pouvais être patient, toi aussi, jusqu'à ce que j'aie fini mon
exposé '^ ! » Tranquillement, l'évêque d'Hippone poursuivit son
discours. iNIais bientôt Emeritus l'interrompit de nouveau, en
lui jetant à la tête un lot de citations bibliques, qui provoquè-
rent un certain tumulte ^. Trop habile pour faire le jeu de son
adversaire en prenant au sérieux ces textes, Augustin se tourna
vers le président, et, d'un air de dédain : « Ils n'ont aucune
raison de m'interrompre par tout ce bruit. Pour leur lettre,
nous aurions pu, nous aussi, faire la même chose, et en empê-
cher la lecture. Qu'ils aient la patience d'écouter. Que ta Subli-
mité les avertisse de faire ce qu'ils auraient dû faire d'eux-
mêmes. Qu'ils écoutent patiemment. C'est une grave question
que nous traitons. Nous avons entrepris de répondre maintenant,
avec l'aide de Dieu, à leur lettre prolixe ^ » Emeritus n'aimait
pas qu'on parlât de prolixité. Aussi s'empressa-t-il de retourner
l'accusation : « Mais c'est lui, s'écria-t-il, c'est lui qui s'étour-
dit lui-même par ses longues dissertations ". » Satisfait de sa
boutade, le Donatiste consentit à se taire pour quelque temps.
Malheureusement pour lui et pour son parti, ses boutades et
ses interruptions, comme ses grands discours, ne réussirent
qu'à retarder de quelques heures la victoire d'Augustin et des
Catholiques. Dans les années qui suivirent sa défaite, Emeritus
s'en consola comme il put, en prêchant contre ses vainqueurs.
Ici se révèle, ou plutôt se laisse entrevoir, un autre aspect de
son talent oratoire : après l'orateur de concile ou de conférence,
le sermonnaire.
Des sermons, l'évêque de Cœsareaen a certainement prononcé
toute sa vie ; mais sans doute, et malgré sa réputation d'élo-
quence, personne ne prit soin de les recueillir. En tout cas,
nous ne possédons aucun renseignement sur ses homélies anté-
rieures à 411. Parmi ses sermons, les seuls qui soient men-
tionnés expressément se rapportent à la dernière période de sa
vie, entre 412 et 418 '. Et ce sont des sermons d'un genre très
1) CoUat. Carlhiuj.
2) Hml.
3) //)/(/., III, 2(m.
4) Ibid., III, 2(i(;.
.5) Ibid., 111, 207.
m, 2(54.
6) Collai. Carthn<]., III, 2('.8.
7) Au^jusliii, Seriiii) ad Caesareensix
Ecclesiae plebein, 8; Gesia cum Eincrito,
2.
LMEHITUS DE CESAR EA
167
spécial, qui d'ailleurs était à la mode chez les Donatistes : des
sermons polémiques, où la polémique tenait beaucoup plus de
place que le sermon.
Le thème principal de ces homélies était toujours le même :
c'était celui de toutes les homélies donatistes. Avant tout, l'ora-
teur affirmait avec énergie, et il essayait de démontrer, que son
Eglise était la véritable Eglise catholique, l'Eglise du Christ,
tandis que l'autre, l'Eglise officielle soi-disant catholique, était
simplement l'Eglise du Diable K Mais, à ce vieux cliché de la
secte, s'en ajoutait maintenant un nouveau : les récriminations
contre la sentence du juge -. Emeritus fut de ceux qui ne s'incli-
nèrent jamais devant l'édit d'union, qui jusqu'au bout s'obsti-
nèrent dans le schisme -K Jamais, non plus, il ne renonça com-
plètement à l'espoir d'un retour de fortune, d'une restauration
miraculeuse, comme on en avait vu jadis dans l'histoire du
Donatisme ^. Pour réserver l'avenir, il s'efforça de rallier.autour
de lui ses fidèles en déroute. C'est pour cela*qu'il entreprit sa
campagne de sermons. Tant qu'il put rester à Cœsarea, il parla
dans sa chaire épiscopale. Proscrit après la dissolution de sa
communauté, il continua de prêcher : là où il pouvait, aux en-
virons de la ville, dans les bourgs de son diocèse, et même, sem-
ble-t-il, dans d'autres régions de la Maurétanie ^. Partout où il
prenait la parole, c'était pour protester contre la condamnation
inique dont avait été frappée son Eglise. Il fulminait surtout
contre le président de la Conférence, qui, disait-il, était un juge
prévaricateur. Catholique lui-même, Marcellinus s'était laissé
acheter par les Catholiques. Pendant tout le cours des débats,
il avait montré une partialité révoltante : refusant ou coupant la
parole aux Donatistes, les empêchant de s'expliquer, d'éta-
blir leur bon droit. Il les avait condamnés sans tenir aucun
compte de ce qu'avaient pu dire leurs avocats, ni des pièces
qu'ils produisaient ". Dans ces conditions, le devoir des fidèles
était tout tracé : ils devaient considérer comme non avenu l'édit
d'union et continuer à vivre à part, en attendant le jour de la
justice, le jour où Dieu interviendrait pour réformer le jugement
des hommes.
Tel était, entre 412 et 418, le contenu monotone des sermons
1) Ad Donatistas post CoUat., 17, 21 ; £'m(?r;7o, 2 ; Possidius, Vila Augustini,H.
19, 25 et su'w . ; Sermo ad Caesareensis 3) Augustin, Contra Gaudentium, I,
Ecclesiae plebern, 8. 14, 15.
2) Retract., II, 66 ; Eplst. 141, 1 et 12 ; 4) Optât, II, Ki et suiv.
Ad Donatistas post Collât., 1 ; 4, 6 ; 11, 5) Augustin, Gesta cum Emerito, 2;
15 et suiv. ; 23, 39; 34, 57 ; Ge.ita cum 6) Ibid., 2.
168 LITTÉRATURE DO>\TISTE
d'Emeritus. Du texte même de ces sermons, nous ne possédons
que de très courts fragments. Ce sont surtout des phrases où,
comme dit Augustin, le Donatiste « blasphémait publiquement
contre l'Eglise de Dieu », La véritable Eglise, s'écriait Eme-
ritus, « c'est la nôtre, celle de notre parti « ; quant à la préten-
due Eglise catholique, « c'est une courtisane — merelrix ' ».
On reconnaît ici l'orateur de 411,' l'homme au ton tranchant,
aux formules agressives. Mais ces fragments, comme les rensei-
gnements sommaii'es sur le contenu des homélies, ne sauraient
nous donne]' une idée précise et complète du sermonnaire. Pour
apprécier l'éloquence d'Emeritus, il faut en revenir à ses dis-
cours de Cartilage.
Dans ces discours d'un sectaire, il n'y a pas lieu de s'arrêter
beaucoup aux idées ni aux méthodes de discussion. C'est qu'on
n'y relève presque rien de personnel. Les idées sont conformes
aux principes et aux traditions du parti ; les méthodes de con-
troverse sont celles qui avaient été adoptées en commun dans
le concile donatiste 2. Tout cela se retrouve donc chez tous les
orateurs schismatiques de la Conférence.
De même, le svstème d'obstruction, considéré dans ses traits
essentiels, n'appartient en propre à aucun des mandataires dona-
tistes. Si l'on examinait à part tel ou tel discours, on pourrait
être tenté, soit d'exagérer l'importance des initiatives oratoires
d'Emeritus, soit de lui attribuer des chicanes dont il n'est pas
seul responsable. Par exemple, on pourrait le soupçonner de
manquer de franchise et de loyauté : il déclare hautement qu'on
doit chercher seulement la vérité, tandis qu'il s'efforce de mas-
quer cette vérité en déplaçant la question-'. Mais cela, encore,
faisait partie du plan des Donatistes, de la tactique recomman-
dée par leur concile.
Les maladresses mêmes d'Emeritus ne lui sont pas toutes
imputables. Quand il réclamait la lecture et la discussion de
la lettre des évêques donatistes au président de la Conférence,
il agissait conformément à ses instructions '*. Pourtant, il
semble bien être personnellement responsable de certaines
déclarations très maladroites. A propos de la comparaison
qu'établissaient les Catholiques, entre la condamnation de Cœci-
lianus par les dissidents de 312 et la condamnation de Primia-
nus par les Maximianistes de 393, c'est Emeritus ({ui lança cette
0
1) Senno ad Caesareensis Ecclesiae pie- I, 4 cl 1 1 ; H , 2 ; 111, 8, 10-14.
bem, 8. 3) CoUat. Carlhaij., 1, 2(i ; 47 ; 77 ; 80 ;
2) Collai. Carlhay., 1, 14 cl 14.S ; 11, III, 56; 114; etc.
12 ; m. 258 ; Au-usliii, Brevic. Collai., 4) Ibid., 111, 249 ; 253 ; 260.
EMERITUS DE C.ESAREÀ 169
imprudente t'ormiilo : « Une cause ne préjuge pas pour une
cause, ni une personne pour une personne '. » C'était la néga-
tion du principe sur lequel reposait tout le Donatisme. Là-des-
sus, Augustin n'a pas manqué de triompher : « Avons-nous
donc corrompu cet évêque si estimé de vous, votre illustre
défenseur, pour le décider à parler ainsi en notre faveur - ? »
Ici, évidemment, l'avocat du Donatisme a été dupe de sa for-
mule. C'est une grosse erreur de tactique, mais qui n'a rien à
voir avec le talent de l'orateur.
Pour juger de son éloquence, on doit considérer surtout la
mise en œuvre de ces idées, oii de ces procédés de discussion,
qui pour la plupart ne lui appartenaient pas en propre. De ce point
de vue, on voit se dégager assez nettement la personnalité ora-
toire d'Emeritus.
Tout d'abord, il avait le don essentiel : un tempérament
d'orateur. Il aimait la parole. Il aimait aussi à se mettre en
scène. Il avait de l'autorité, une voix forte et de bons. poumons ;
il savait se faire écouter, forcer l'attention. Il savait égale-
ment donner à son idée le relief oratoire, qui en double l'effet
sur le public. De ce système d'obstruction, qui avait été arrêté
d'avance dans les conciliabules donatistes, il tirait en séance
tout le parti possible. Il présentait si bien à propos les objec-
tions convenues, qu'il avait l'air de les improviser; et il les
développait avec tant d'insistance, qu'il les imposait à la dis-
cussion -^ A tous ces traits, l'on reconnaît un orateur de nature,
qui dès le premier mot, dès le premier geste, attire les regards
et maîtrise les oreilles.
Ce qui dominait dans l'éloquence d'Emeritus, c'était la véhé-
mence du ton, les éclats de voix, de colère ou de rancune. A
l'àpre énergie, à la conviction farouche, qu'il avait en commun
avec la plupart de ses confrères schismatiques, il joignait une
ardeur passionnée. Mais il n'était pas seulement un tribun,
capable d'enlever les foules ; il avait en outre les habiletés pro-
fessionnelles d'un orateur de métier, formé dans les écoles, à
bonne école. En effet, malgré ses maladresses, accidentelles,
erreurs de tactique, ou aveux échappés au sectaire dans une
minute d'emportement, il était habile homme dans ses discours,
1) Collât. Carlhag., III, 372. obtenir la convocation de la conférence
2) Augustin, ^d Donatistas post Col- {Collât. Carthag., III, 37 ; 39 ; 43 ; 49 :
lat., 4, (i. 56 ; 60 ; 69 ; 78 ; 80-81 ; 85 ; 87 ; 97 ;
3) Piir exemple, quand il réclamait 99; 106; 109; 114; 121; 129; 157;
comniuaicatioii de l:i requête adressée 159J.
par les Callioliques à l'empereur pour
170 LITTÉRATURE DONATISTE
ingénieux sophiste, avocat retors et rarement à court. De lui-
même, tout en parlant, il raffinait sur le système de chicanes
qu'il avait adopté de concert avec ses amis : des obstructions
convenues, il tirait des obstructions nouvelles, des difficultés
inattendues ^ Enfin, au milieu des débats les plus vifs, sous le
feu croisé des objections et des ripostes, il conservait le souci
de la forme. Ses discours étaient bien ordonnés; tout s'y enchaî-
nait logiquement. Dans le détail du style, rien n'était laissé au
hasard. Les périodes dominaient, généralement longues, claires
pourtant, assez bien construites, assez harmonieuses. Avec les
périodes alternaient, d'ailleurs, des phrases plus courtes : de
petites phi-ases incisives, menaçantes, agressives, hérissées de
pointes, d'interrogations ou d'exclamations ironiques, aux airs
de défi. Sur la trame de ce style oratoire, pour en varier l'effet
et en éclairer les contours, se détachaient en relief les méta-
phores, les comparaisons, les formules à antithèses, les traits
d'esprit.
Voilà, semble-t-il, bien des mérites. Mallieureusement, ces
brillantes qualités ont pour contre-partie des défauts très cho-
quants, qui font grand tort à l'orateur, et qui même, à la lecture,
rendent ses discours assez fastidieux.
Le pédantisme, d'abord : un pédantlsme complexe de bel-
esprit sectaire. Emeritus était trop content de lui-même ; et
cette satisfaction personnelle, (jui éclate dans tous ses discours,
finit par agacer le lecteur. Modestement, il prétendait au mono-
pole de toutes les vertus et de tous les talents. Tour à tour, il se
posait en juriste, en rhéteur, en exégète impeccable, en apôtre
de la vérité, en représentant des traditions évangéliques comme
des traditions oratoires, en champion du droit comme de la
grammaii-e ^. Prétention naïve de bel-esprit, mais qui, pour le
fond, ti'ahissait une science superficielle, et qui, dans la forme,
poussait l'orateur aux raffinements de tout genre, subtilités,
métaphores ambitieuses, antithèses forcées, comparaisons affec-
tées, jeux de mots, emphase ou mauvais goût.
De cette prétention universelle, voici un exemple assez amu-
sant, dans une petite scène qui peint l'homme. Comme de toute
chose, Emeritus s'érigeait en juge delà bonne prononciation, de
la diction cori-ecte, de la ponctuation. D'où une curieuse sortit;
contre un malheureux greffier, ({ui manquait aux préceptes
1) Collât. CartIuKj., 1, 20 ; 22 ; 24 ; 43 ; 56 ; 85 ; 1 14 ; 188 ; 2(Kl ; 225 ; 24'J ;
26 ; 31 ; 33 ; 47 ; 77 ; «0 ; t;tc. 255 ; 266.
2) Ibid., I. 20 ; 31 ; 33 ; 47 ; 111, 15 ;
EMERITUS DE C.ESAREA 171
de l'école. L'évêque de Ciesarea venait d'obtenir du président
([u'on lût en séance la réponse du concile donatiste au niandatum
des Catholiques'. L'un des greffiers, un certain Romulus, com-
mença donc la lecture du document 2. Il avait à peine lancé
• [uelques mots, quand on lui coupa la parole. Emeritus, qui
sans doute avait collaboré à la rédaction, trouvait que le greffier
lisait mal et ne faisait pas valoir la pièce : « Il ne sait pas lire,
s'écria-t-il ; il ne sépare pas les phrases 3. » Petilianus crut devoir
préciser le sens de la critique : « Ou ne doute pas de la bonne
foi de VOfficiuin, on lui reproche sa diction'*. » Avec le consen-
tement des Catholiques, le président dut autoriser les Donatistes
à remplacer le pauvre Uomulus par un lecteur plus habile, un
évéque de leur parti ^. Le pédantisme d'Emeritus eut donc gain
de cause. Mais que penser de cet évèque, préoccupé de belle
diction dans ce moment solennel qui allait décider de la vie ou
de la mort de son Eglise ?
Un autre défaut, non moins choquant, c'est l'abus invraisem-
blable des redites. Pour chacune de ses obstructions, Emeri-
tus répétait dix fois la même chose, presque dans les mêmes
termes. Lui-même en convenait: « Les choses, dit-il, qui se
rapportent à la cause, je ne rougis pas de les répéter souvent'^'. »
C'était un moyen d'insister, de forcer l'attention. Dans la pen-
sée de l'orateur, c'était sans doute une habileté ; mais, dans
ses discours, c'était sûrement un défaut. Chez lui, d'ailleurs, la
manie de se répéter s'expliquait aussi par une habitude d'esprit,
née de la répétition même ; il redisait les choses, tout simplement,
parce qu'il les avait déjà dites. De là vient que son œuvre ora-
toire, malgré toutes les qualités brillantes, laisse une impres-
sion de monotonie.
Ce qui aggrave encore cet effet de monotonie, c'est, dans
chaque discours pris à part, la lenteur du développement. Tou-
jours des longueurs, la redondance, une prolixité verbeuse".
(iCtte lenteur à évoluer est surprenante chez un homme qui,
dans le détail, savait donner à son idée un tour assez vif. En
cela, sans doute, il subissait encore l'influence de l'école, peut-
être aussi de ses études d'exégèse. Toujours il voulait procé-
der dans les règles, sans rien omettre ni rien laisser dans
l'ombre, comme s'il doutait de l'intelligence de son public, ou
1) Collai. Carthag., III, 249. sed de pronuntiatione » {ibid., III, 256).
2) Ibid., III, 251 et 254. 5) Ibid., III, 25C-257.
3) (( Non legit, non distinguit sensus )) 6) Ibid., III, 157.
[ibid., 111, 255). 7) Ibid., I, 47 et 80; II, 28; III, 43;
4) « Non de fide dubitatur Officii, 85; 114 ; 188 ; 200; 225.
172
LITTERATURE DONATISTE
. de la sienne. Naturellement, avec ces allures, il n'allait pas
vite, quoiqu'il aimât à se donner des airs dégagés. Dans chaque
controverse, il procédait 04^dinairement par longs discours ;
dans chaque discours, par longs développements; dans chaque
développement, par longues périodes. Et, de toutes ces lon-
gueurs, sortait parfois un long ennui.
Les premiers qui s'en soient aperçus sont naturellement ses
auditeurs, qui du reste, en majorité, étaient ses adversaires.
Possidius de Galama, qui avait la dent assez dure, n'hésita pas
à traduire tout haut son impression. Emeritus était en train de
distiller une longue et verbeuse harangue ', quand Possidius
lui décocha soudain ce trait biblique : « On lit dans l'Ecriture :
« Par\le bavardage, tu n'éviteras pas le péché ». Ce précepte,
nous l'avons toujours devant les yeux ; aussi, grâce à Dieu, nous
ne voulons pas paraître verbeux. C'est pourquoi, s'il vous plaît,
venons à la cause-. » Du coup, Emeritus oublia pour un moment
la suite de son discours. Il riposta par un autre verset: «Puis-
qu'on allègue l'Ecriture, elle nous dit aussi : « La sagesse
cachée est un trésor invisible... Quelle utilité dans l'un et
l'autre ^ ? » — « Jamais, répliqua Possidius, jamais dans le
bavardage n'a consisté la sagesse'*. » Quand on a lu les discours
d'Emeritus, on s'explique l'impatience de Possidius.
Un auti'e jour, c'est Augustin qui tourna en ridicule la pro-
lixité du Donatiste. Pour couper court aux chicanes des scliis-
matiques, l'évêque d'Hippone les iuA'itait à s'expliquer nette-
ment, d'un mot, sur l'objet du débat : « Donc, répondez à la
question. Renoncez-vous à vos griefs contre les traditeurs ?
Qu'ils répondent à notre question brève ^. » Emeritus alors, au
nom de son parti: « Bi-ève est sa demande, comme il dît:
brève doit être notre réponse'''. » Et il entama un discours de
sa façon, verbeux, interminable. — « Oh ! la brève réponse !
dit Augustin. Que de paroles ! Mais on n'y découvre pas la
réponse ^. » On voit l'effet que produisaient les longs discours
d'Emeritus, au moins dans le camp des Catholiques.
Le plus piquant de l'affaire, c'est ((u'I^nciritus lui-même,
sans y prendre garde, s'est moqué de son défaut. Dans la
deuxième séance de la Conférence, pour faire ajourner le débat
sérieux, il réclamait avec insistance la communication du pro-
cès-verbal, (ju'il savait n'être pas encore mis au net, de la pre-
1) Collai. CarUuuj.
2) ihid., ir, 21».
3) Ibid., 11, 30.
4) Ihid., II, 31.
Il, 28.
."5) Collai. Cnrlhwj.
6) Ibid., III, 20(1.
7) Ihid., 111, 201.
III, 199.
EMERITUS DE C.ESAIIEA 173
mière séance '. Afin de justifier cette demande, il déclarait qu'il
avait l'esprit lent, qu'il manquait de mémoire. Contrairement à
son habitude, il traçait de lui-même ce portrait peu flatteur :
« Sans doute, il y a des esprits vifs et prompts, capa])les de sai-
sir aisément par l'œil ou par l'oreille tout ce qu'on porte à leur
connaissance. Mais c'est le privilège de gens doctes ou érudits,
vu la qualité de ce don. Pour moi, je le déclare, je ne- suis pas
capable de cela. Comment saisir au passage le mot qui s'envole
et la parole qui s'écoule ? Comment les retenir dans sa pensée
ou les bien concevoir, noble juge ? Pour tout commentaire, pour
toute discussion, il faut étudier sérieusement et les mots et les
idées et le fond de l'affaire. Quand on nous lit une page et que
les mots s'envolent, comme emportés par le vent, nos esprits
ne peuvent ni les saisir ni les retenir. Où a-t-on pu le faire, et
qui ? S'il y a des gens qui jouissent de cet heureux privilège,
qu'ils ne se vantent pas orgueilleusement de leur mémoire.
Quant à moi, j'ai besoin de revoir souvent les choses etdem'ins-
truire par une longue lecture, afin de trouver la preuve de la
vérité, afin de relire ce que j'ai dit et de noter les objections de
l'adversaire-. » En relisant son portrait dans le procès-verbal,
l'orateur dut s'étonner un peu de sa modestie.
Assurément, quand il se disait si lent d'esprit, Emeritus exa-
gérait pour les iDesoins de la cause : il jouait une comédie de
circonstance. Cependant, sans y songer, il indiquait là un dé-
faut très visible de son éloquence, comme de son esprit : une
certaine lenteur dans le discours, comme dans l'action. Malgré
ses dons oratoires, il était lent à s'expliquer: de même que,
malgré son énergie, il était lent à se décider, lent à agir. Nous
Talions voir plus lent, encore, à se convertir.
III
Emeritus aux conférences de Caîsarea en 418. — Mission d'Augustin à Cae-
sarea. — Sa rencontre et sa conversation avec Emeritus, le 18 septem-
bre. — L'évèque donatiste à l'église catholique. — Paroles prononcées par
Emeritus en entrant dans l'église. — Accueil des fidèles. — Sermon
d'Augustin en présence du Donatiste. — Obstination silencieuse d'Eme-
ritus. — La conférence du 20 septembre ^IS. — Public de la conférence.
— Emeritus invité à s'expliquer. — Ses courtes répliques, suivies d'un
mutisme farouche. — Exhortations et railleries d'Augustin. — Déroute
1) Collât. Carthay., II, 25. 2) Collât. Carthag., II, 28.
VI. 12
174 LITTÉRATURE DONATISTE
du Donatisme à Caîsarea. — Retentissomont rie ces conférencos en Afrique.
— Comment peut s'expliquer lattitude d'Emeritus. — L'orateur devenu
muet.
Autant Emeritus s'était montré bavard en 411 à la Conférence
de Cartilage, autant il fut discret en 418 à la Conférence de
Cœsarea. Quand on conuait l'orateur et sa faconde, rien de
plus étrange ({ue cette nouvelle attitude, ce mutisme boudeur,
après cette éloquence verbeuse au flot intarissable.
Dans l'été de l'année 418, Augustin fit un assez long séjour
à Cœsarea ^ Il y était venu comme légat du pape Zosime,. avec
deux de ses collègues et amis, Alype de Thagaste et Possidius
de Calama, pour régler des affaires ecclésiastiques^. Aa'cc cette
mission des trois Numides, coïncidait probablement la convoca-
tion d'un concile de Césarienne ; à ce moment, en effet, la plu-
part des évêques de la province se trouvaient réunis à Ctesa-
rea^. Pendant ce séjour dans la capitale de la Maurétanie,
Augustin prêcha de temps à autre. Il entreprit notamment une
campagne contre une coutume barbare et singulière, qui pério-
diquement ensanglantait la ville. A l'occasion de quelque
fête anniversaire, les habitants se divisaient en deux camps,
citoyens contre citoyens, parents contre parents ; pendant plu-
sieurs jours, on se battait à coups de pierres, et, régulièrement,
il y avait beaucoup de victimes. C^est ce qu'on appelait « la
Mêlée — Caterva ». Par ses exhortations pressantes, l'évéque
d'IIippone réussit à inspirer aux gens de Ctesarea une telle
honte de ces sauvageries, qu'ils renoncèrent définitivement à
leur mêlée traditionnelle '*. C'était un beau succès pour des ser-
mons. Le bruit s'en répandit dans toute la contrée, pour la plus
grand(^ gloire du serm(mnaire.
Emeritus, qui dej)uis son exil se tenait caché aux environs
de la ville ou tournait autour, apprit un jour que l'évéque d'IIip-
pone était à CîXisarea. 11 voulut revoir son grand adversaire de
411. Il se risqua donc dans sa ville épiscopale, où d'ailleurs il
s'aventurait parfois sans être inquiété par la police. Informé de
sa présence, Augustin se mit à sa recherche, hanté toujours
par l'ambition de convertir le célèbre schismalique. Les deux
cvêques se rencontrèrent, le 18 septembre, sur la grande place
1) Augustin, E\)hl. li)(), 1 ; 193, 1 ; guxtini, 14.
!).■ doclrina clu-iaiidim, IV, 24, 53; (Jon- 3) Augustin, Gt's(a cnin Jùnerilo, 1;
/•'( Gaudenlium, I, 11, là; liclracl., Il, rielract., U, 77.
77. 4^ De doclriiHi cliri^tiana, 1\', 24, 53.
2) Episl. 190, 1 ; Possidius, Vila Au-
EMERITUS DE C.IÎSAHEA 175
de la cité. Ils s'abordèrent et se saluèrent en gens de bonne com-
pagnie. Tout en causant, ils s'acheminèrent vers la cathédrale.
Une fois devant la porte, Augustin invita son interlocuteur à
entrer avec lui dans l'église. Il fut un peu surpris, sans doute,
de voir qu'Emeritus y consentait aussitôt, de très bonne grâce.
Du coup, il escomptait déjà la conversion du Donatiste '.
L'église était pleine de fidèles, dont la foule se grossit encore
d'un flot de curieux, même de dissidents. Tous les yeux, natu-
rellement, se tournèrent vers l'apparition inattendue. Les vieux
Catholiques exultaient ; les Donatistes intransigeants prenaient
des attitudes de gens que va frapper la foudre ; les convertis
de la veille attendaient dans une muette anxiété. Sur le seuil
du sanctuaire, Emeritus s'arrêta soudain, comme interdit. Len-
tement, d'un air de défi, il prononça ces paroles énigniatiques :
« Je ne puis pas ne pas vouloir ce que vous voulez, mais je
peux vouloir ce que je veux-. » Puis il alla s'installer dans un
coin, et ne souffla mot. '
Le public attendait toujours. La plupart des fidèles n'avaient
pas entendu l'oracle d'Emeritus ; les autres n'y avaient rien
compris. Devant le mutisme de plus en plus farouche du Dona-
tiste, Augustin se décida à prêcher. Il prit comme thème de son
sermon les paroles que venait de prononcer l'évêque schisma-
tique en entrant dans Téglise : « L'allégresse de votre Charité,
dit-il, me cause une grande joie, vous le voyez. Nous exultons
dans le Seigneur notre Dieu... Nous rendons grâces à notre
Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Nous devons à Dieu ce bien-
fait : avant même de connaître la volonté de notre frère Emeri-
tus,. nous savons combien il aime l'unité. Les premières paroles
que, par la volonté de Dieu, nous avons entendues de la bouche
d'Emeritus, ces paroles, les voici. Dès son entrée dans cette
église, se tenant debout à l'endroit où nous avons commencé
de nous entretenir avec lui, inspiré par le Seigneur qui instruit
le cœur et dirige la langue, Emeiitus nous a dit : « Je ne puis
pas ne pas vouloir ce que vous voulez, mais je peux A^ouloir ce que
je veux )). Voyez ce qu'il a promis, en déclarant qu'il ne pouvait
pas ne pas vouloir ce que nous voulons. S'il ne peut pas ne pas
vouloir ce que nous voulons, c'est qu'il sait ce que nous vou-
ions. Ce que nous voulons, c'est ce que vous voulez, vous aussi.
Et, tous, nous voulons ce que veut le Seigneur. La volonté du
1) Gesta cum Emeriio, 1 ; Contra Gaii- sed possum velle quod volo » {Serino
dentium, I, 14, 15. ad Caesareensis Ecdesiae plebem, I).
2) « Non possum nolle quod vultis,
176 LITTÉRATURE DONATISTE
Seigneur n'a rien de mystérieux. Nous lisons le Testament de
celui qui a fait de nous ses cohéritiers ; on y lit : « Je vous
donne ma paix, je vous laisse ma paix '. » Donc, tôt ou tard,
Emeritus ne peut pas ne pas vouloir ce que nous voulons. Ce
qui nous fait prévoir quelque délai, c'est In seconde partie de
sa déclaration: « Je peux vouloir ce que je veux... » Il veut
maintenant ce qu'il veut ; mais, ce qu'il veut, Dieu ne le veut
pas. Que veut maintenant Emeritus ? Rester en dehors de l'Eglise
catholique, rester dans la communion du parti de Douât, rester
dans le schisme... Mais, cela. Dieu ne le veut pas... Donc,
Emeritus peut vouloir ce qu'il veut, mais pour un temps, pour
une heure ; c'est par respect humain, non par raison, qu'il peut
vouloir ce qu'il veut... Ne vous incjuiétez donc pas, mes frères,
de le voir pour quelque temps vouloir ce qu'il veut ; mais priez
pour qu'il fasse ce qu'il a promis, pour qu'il ne puisse pas ne pas
vouloir ce que nous voulons-^. »
A ce moment, l'orateur est interrompu par les bruyantes
manifestations du public, qui commence à s'étonner, à s'impa-
tienter du mutisme obstiné d'Emeritus. De toutes parts, on
crie dans l'église: « Ou ici, ou nulle part — Aiit hic aut nus-
quam^ / »
Dès que le silence s'est rétabli, Augustin reprend, en com-
mentant cette fois les acclamations du public: « Vous qui, par M
vos voix, avez manifesté vos sentiments, aidez-nous aussi par ■
vos prières. Le Seigneur, qui ordonne l'unité, peut orienter vers
le bien la volonté. Dans ces acclamations de votre Charité,
dans ces mots : « Ou ici, ou nulle part », nous avons reconnu la
voix de votre Charité envers Emeritus, et nous l'approuvons.
Telle est aussi notre pensée, à nous, et non pas d'aujour-
d'hui seulement, mais de toujours; et c'est, de toujours, notre
vœu^. »
Dans l'espoir de décider Emeritus et de rallier ses derniers
fidèles, Augustin annonce qu'on lui laissera ses fonctions épis-
copales, que Deuterius, l'évèque catholique de Ca'sarea, est
prêt à partager avec lui sa dignité : « Telles sont aussi les dis-
positions, ce qui surtout est nécessaire, de notre frère et co-
évêque, de votre évéque Deuterius. Depuis longtemps, nous
connaissons ses sentiments. Avec nous, il a adressé là-dessus
ses prières au Seigneur : dané le concile où nous avons fait
1) Jean, Evaiif]., 14, 27. « Aut hic mit nusqnam ! » fi6iVL, 1).
2) Augustin,. S'ermo ad Caesareensis Ec- 4) Sermo ait Caesarceitxis Ecclesiae ple-
clesiac plehem, 1. hem, 1.
3) (( Ab omnibus accli*niatuni est:
EMERITUS DE C.ESaREA 177
cette promesse et cette offre à ceux qui sont hors de l'Eglise.
Là-dessus, on peut voir nos signatures. Jamais, en effet, nous
ne montrons tant d'attachement pour nos dignités, que nous
hésitions à les sacrifier à l'unité. Descendons sur l'échelle des
honneurs, pourvu que nous montions sur l'échelle de la charité.
Nous savons comment il faut allécher la faihlesse humaine,
pour réaliser l'unité'. » Ce n'étaient pas là de vaines pro-
messes: en maint endroit, les évèques donatistes ralliés avaient
conservé leur diç^uité et leurs fonctions.
Après cet exorde pittoresque, si conciliant et si pressant, ins-
piré tout entier par l'événement du jour et par l'ardent désir de
ramener définitivement dans l'Eglise le farouche schismatique,
Augustin commence un sermon de circonstance, où Emeritus
n'est personnellement en cause que de loin en loin, mais où
toujours l'orateur songe à lui, prévient ses objections ou celles
des assistants, et y répond. ^\.vec ses arguments ordinaires,
qu'il appuie de nombreux textes bibliques, il explique pourquoi
les Catholiques veulent ramener à eux les dissidents, et pourquoi
ils ne les rebaptisent pas ''^.
Ces explications données, il se tourne de nouveau vers Eme-
ritus, et déclare qu'il compte bien le ramènera l'Eglise : « Toutes
mes peines, je crois qu'elles seront fructueuses. Le Seigneur
notre Dieu a voulu que nous venions vers vous, il nous a or-
donné de chercher Emeritus, il nous a mis face à face ; aidés
par vos prières, guidés par Dieu, nous pourrons trouver le
cœur d'Emeritus, nous réjouir de sa conversion, remercier Dieu
de son salut, ce salut qu'il peut obtenir seulement dans l'Eglise
catholique... Il pense maintenant qu'il sera grand parmi
les siens, s'il reste intraitable, si on l'appelle un martyr du
parti de Douât. A Dieu ne plaise ! Au nom du Seigneur, déra-
cinons de son cœur ce genre d'orgueil... Hors de l'Eglise du
Christ..., il peut verser son sang, mais il ne peut obtenir la cou-
ronne du martyre 3. » Sans aller jusqu'au martyre, l'évéque
schismatique mettait évidemment sa gloire dans sa fidélité intran-
sigeante à son parti, et protestait amèrement contre les persé-
cutions qui le frappaient avec toute son Eglise.
Là-dessus encore, Augustin croit devoir s'expliquer. La per-
sécution ? Mais ce sont les Donatistes qui en ont donné l'exemple,
dès le temps de leur rupture, par leurs attaques et leurs in-
1) Sermo ad Caesareensis Ecclesiae pie- 2) Sermo ad Caesareensis Ecclesiae ple-
bem, 1. bem, 2-5.
3) Ibid., 6.
178 LITTÉRATURE DONATISTE
trigues contre Cœcilianus, l'évêque catholique de Carthage. Ce
sont eux qui ont provoqué l'intervention de l'empereur Cons-
tantin, attirant ainsi sur leus tête les coups du pouvoir séculier.
Tous ces faits ont été établis naguère à la Conférence de Car-
thage. Témoin les discours prononcés par Emeritus lui-même
dans cette conférence : « Nous lisons le procès-verbal, nous y
trouvons ses propres déclarations, certifiées par sa propre signa-
ture à la suite de ses paroles... Assurément, ses ancêtres ont
persécuté C;ecilianus, l'ont poursuivi devant l'empereur, ont
ciierché à le faire condamner ^ » Parla, les schismatiques ont
justifié d'avance les mesures de répression qui ont pu les at-
teindre. C'est donc en vain qu'Emeritus se plaint d'être persé-
cuté. D'ailleurs, la persécution est légitime contre les ennemis
de l'Eglise. Moins que personne, les Donatistes ont le droit de
protester, eux qui les premiers ont fait appel au pouvoir civil,
et qui toujours ont usé de violence contre les Catholiques 2.
Toutes ces objections écartées, l'orateur revient à son point
de départ, en déclarant qu'il ne cessera pas de poursuivre le
rétablissement de l'unité religieuse et la conversion d'Emeri-
tus : « Tout cela, je l'ai dit à votre Charité, à cause de vos pa-
roles : « Ou ici, ou nullepart »... Vous avez entendu, il a entendu.
Ce que Dieu a fait dans sonàme,lui seul le sait. Nous, en effet,
nous frappons extérieurement l'oreille; mais Dieu sait parler
intérieurement, il prêche intérieurement la paix, et ne cesse de
prêcher jusqu'à ce qu'on l'écoute. Grâce à sa miséricorde, avec
l'aide de vos prières, notre peine sera fructueuse. Pourtant,
si Emeritus ne veut pas aujourd'hui entrer en communion avec
nous, nous ne devons pas nous lasser, nous devons le presser
autant que nous le pouvons, et, même alors, nous ne devons
pas nous lasser. Nous pouvons être ajournés; mais renoncera
nos instances, nous ne le pouvons pas, nous ne le devons pas. A
notre aide viendra ce Dieu qui vers nous, ici, a conduit Emeri-
tus : et nous pourrons enfin nous réjouir avec vous de le voir
dans l'unité et dans la paix'^. » Ainsi finit ce sermon, qui, assu-
rément, n'était pas banal. Malheureusement, comme le redou-
tait l'orateur, tous ses raisonnements et toutes ses exhortations
n'avaient pas eu de ]»rise sur le farouche schismatique.
Si révc(jue donatistc de Ca?sarea était fort têtu, l'évêque
catholique d'IJippone était très tenace. Son sermon à peine ter-
1) Sermo nd Cacsareem^is Ecclcsiuc l'If- 2) Sermo nd Caexarrensis Frclrsiae ple-
bem, 7. l>cm, 8.
3) Ibid., 9.
EMEUITUS DE C.ESAREA 179
miné, Aug-ustin s'occupa d'organiser, pour le surlendemain,
une conférence contradictoire. La difficulté, pour lui, était
d'amener à cette conférence l'intransigeant sectaire qui devait
lui donner la réplique. On y réussit pourtant. Les anciens fidèles
d'Emeritus, les convertis comme les non-convei'tis, se mirent
eux-mêmes en campagne. Ils saisirent cette occasion de faire
trancher définitivement, devant eux, le débat qui depuis si long-
temps inquiétait leur conscience et troublait leur vie. Ils se tour-
nèrent vers Emeritus, et le pressèrent de s'expliquer publique-
ment, lui représentant qu'il ne pouvait se dérober à la discus-
sion, promettant de revenir à lui, s'il réfutait victorieusement son
adversaire. Bref, Emeritus dut se résigner : il promit de venir '.
La conférence eut lieu le 20 septembre, dans VEcclesia Ma-
jor ou cathédrale de Caesarea-. Dans l'église se pressait un
très nombreux public: « le tout Caesarea ». Au fond du sanc-
tuaire, sur les bancs de l'exèdre d'où ils dominaient la foule,
siégeaient d'innombrables évêques. Près de Deuterius,le métro-
politain de Ciesarea, on reconnaissait les trois légats du pape,
les trois Numides : Augustin d'Hippone, Alype de Thagaste,
Possidius de Galama'^ Autour d'eux se groupaient presque
tous les évêques catholiques de la province de Maurétanie Césa-
rienne : notamment, Rusticus de Gartenna, Palladiusde Tigava^.
Dans l'exèdre encore, bien en face d'Augustin, mais un peu à
l'écart, un homme attirait tous les regards : l'avocat du Diable,
l'évêque schismatique, Emeritus. En avant de l'abside, à un
niveau inférieur, autour de l'autel, se tenaient les prêtres, les
diacres, les clercs inférieurs, tout le clergé du diocèse"'. Dans
le reste du sanctuaire, dans les nefs ou les tribunes, jusqu'aux
portes de l'église, s'entassaient les laïques : fidèles ou curieux,
vieux Catholiques, schismatiques de la veille, plus ou moins
.sincèrement ralliés, même des Donatistes restés donatistes^'.
L'événement du jour avait fait salle comble. Parmi les assis-
tants, beaucoup étaient venus là par scrupule de conscience : ils
cherchaient sincèrement la vérité, résolus à en finir avec les
1) Possidius, VHa Augustini, 14 ; Au- PaUadio Tigabitano, et ceteris episco-
gustin, Gesta curn Emerilo, 2; Contra pis, in exedram processissciit... )>{i6Jd.,
Oaudentiuni, I, 14, 15. 1).
2) « Duodecimo Ralendas octobres, i) Retract., 11,77 iGesla cum Emerilo,!.
Caesareae in Ecclesia Majore » (Augus- 5) u Praesentibus presbyteris et dia-
lin, Gesta cura Emerito, 1). conibiis et universo clero ac frequen-
3) (( Cum Deuterius episcopus njcLro- tissima plèbe » (Gesta cum Emerito, 1).
politanus Caesareensis, una ciiin Aiypio 6) Gesta cum Emerito, 1-2 ; Contra
Tagastensi, Augustino Hipponensi, Pos- Gandentium, 1, 14, 15 ; Retract., II, 77.
sidio Calamensi, Ruslico Garteiinitauo,
180 LITTÉRATURE DONATISTE
Aàeux malentendus et les querelles d'Eglises '. D'autres avaient
été poussés là par la curiosité : ils voulaient assister à cette
controverse inattendue, qui «publiquement, dans leur ville, allait
mettre aux prises, avec deux grands orateurs, les deux g-randes
Eglises africaines. Clercs et laïques, tous se rendaient compte
que la discussion annoncée intéressait l'avenir religieux de la
cité, du diocèse, de toute .la province.
Pour que rien ne fût abandonné au hasard, pour qu'aucune
contestation ne fût possible api'ès coup, on allait procéder sui-
vant les règles admises alors pour les conciles ou les conférences
solennelles : des sténographes étaient là, prêts à enregistrer
toutes les paroles, à noter tous les gestes, même le silence-.
Grâce à ce procès-verbal sténographié, qui nous est parvenu
intact, nous pouvons suivre encore toutes les péripéties de cette
conférence restée célèbre.
Au milieu du silence général, on vit dans l'abside se lever
l'évêque d'Hippone. Contre son habitude, il débuta sur un ton
assez solennel, que justifiaient d'ailleurs les circonstances. Il
réclama l'attention de tous, amis ou adversaires latents: « Mes
très chers frères, vous qui dès l'origine avez été catholiques,
et vous qui avez abandonné l'erreur des Donatistes pour venir au
Catholicisme, vous qui avez iippris à connaître la paix de cette
sainte Eglise catholique en vous y attachant d'un cœur sincère,
et vous qui peut-être doutez encore de la vérité de l'unité catho-
lique, vous tous, écoutez-nous, nous qu'inspire seulement notre
charité envers vous ^. »
Après cet exorde solennel, l'orateur raconte sur un ton pres-
que familier, avec quelques détails pittoresques, les événements
de l'avajit- veille. Et d'abord, la rencontre avec Emeritus, l'en-
trée dans l'église: « Avant-hier, dit-il, quand est venu dans cette
ville notre frère Emeritus, encore évê(|ue des Donatistes, on nous
annonça tout à coup qu'il était là. Dans un esprit de charité,
dont Dieu est témoin, nous désirions sa présence : aussi avons-
nous volé aussitôt pour le voir. Nous l'avons trouvé debout sur
la place. Après les salutations réciproques, nous lui avons fait
observer (ju'il était pénible et anormal pour lui de rester sur la
place, et nous l'avons invité à venir avec nous vers l'église. Il
n'a fait aucune difficulté pour y consentir. Nous avons cru alors
qu'il ne repousserait pas la communion catholique, puiscpi'il
1; l'dssidius, \ila Am/ustini, 14 ; Au- (Aiij^iistiii, Geala cuin Emcvilo, 3). — CA.
guslin, Gcsiu ruin Emerito, 2-8. I>ii>>itliiis, ]'itii Aiiyuslini, 14.
2) « Dixil riulariu (|iii t-xcipic-ljat... » 3) Au;^ii^liii, (iesla cum Einerilo, 1.
EMEIUTUS IlE C.ESAHEA 181
était venu à nous spontanément, et qu'il n'avait pas hésité à se
diriger vers l'église. Mais lui, môme à l'intérieur de l'église
catholique, a persisté dans ses erreurs d'hérétique.» Suit un
résumé du sermon de l'avant-veille : « Alors, continue Augus-
tin, alors, j'ai harangué votre Charité, comme vous daignez
vous en souvenir. J'ai dit bien des choses, que vous avez enten-
dues, et que sans doute, autant que possible, vous vous rappe-
lez. J'ai parlé beaucoup delà paix, beaucoup de la charité, beau-
coup de l'unité de la sainte Eglise catholique, cette unité que
Dieu a promise et réalisée. » Malgré toutes ces exhortations,
le schismatique n'a pas renoncé à son attitude intransigeante :
« Même après notre sermon, poursuit l'orateur, Emeritus a
persisté dans son obstination. Pourtant, nous n'avons pas cru
devoir désespérer : d'aucun homme, tant qu'il vit dans son corps,
on ne doit désespérer, croyons-nous. Et, si j'ai dit avant-hier
([ue je ne désespérais pas_, ce n'est pas pour désespérer aujour-
d'hui '. » C'est précisément parce qu'il espère encore, que l'ora-
teur a provoqué la réunion de la présente conférence.
Cette conférence, Dieu seul sait ce c|ui doit en sortir. Mais,
de toute façon, elle achèvera de rétablir la paix dans l'Église
locale. Elle aura pour résultat, soit de convaincre Emeritus lui-
même et de constater sa\Conversion, soit, tout au moins, d'éclairer
définitivement les derniers schismatiquesdela ville ouïes ralliés
sur la vanité des protestations de leur ancien évêque. Après les
grands débats de Garthage et la condamnation de son parti,
Emeritus a répété mainte Fois, dans ses sermons ou ses con-
versations, que les Donatistes n'avaient pu s'expliquer alors en
toute liberté, qu'ils avaient été injustement frappés par un juge
partial. Qu'il parle donc maintenant, tout à son aise, devant ses
compatriotes de Csesarea, devant ses anciens fidèles, et pour
eux. Bien entendu, ses déclarations n'engageront pas son parti,
dont il n'est plus mandataire. Qu'il parle en toute franchise,
sans réticence aucune, sans crainte, pour le salut de ses fidèles,
de ses compatriotes, de ses amis, de ses parents ~.
A ce moment, tous les regards sont fixés sur l'évêque schis-
matique ; anxieusement, on attend sa réponse. Comme il ne
parait pas entendre, Augustin lui demande ironiquement pour-
quoi il est venu, et le somme de s'expliquer: « Allons, frère
Emeritus, tu es présent. Tu as assisté aux séances delà Confé-
rence. Si tu as été vaincu alors, pourquoi es-tu venu maintenant.*^
1) Gesta cum Emerito, 1. — Cf. Sermo 2) Gesta cum Emerilo, 2.
ad Caesareensis Ecdesiae plebem, l et 9.
182 LITTÉRATURE DONATISTE
Mais, si tu crois n'avoir pas été vaincu, dis-nous pourquoi tu te
considères comme le vainqujeur. Tu as été vaincu, si tu l'as été
par la vérité. Mais si tu penses avoir été vaincu parle pouvoir
et vainqueur par la vérité, eh bien ! il n'est pas ici, ce pouvoir
par lequel tu crois avoir été vaincu. Que tes concitoyens appren-
nent de toi pourquoi tu te prétends vainqueur. ^lais, si tu re-
connais que la vérité a triomphé contre toi, pourquoi repousses-
tu encore l'unité ' ? ^> Sur l'entêté schismatique, qu'on aurait
pu croire sourd, ce mot seul d'unité va produire un effet mira-
culeux.
Cette fois, donc, Emeritus va répondre, mais pour déclarer
qu'il ne répondra pas. Entre les deux adversaires s'eno^age ce
court dialogue : « Les Gesta indiquent, dit Emeritus, si j'ai été
vaincu ou vainqueur, si j'ai été vaincu par la vérité ou opprimé
par le pouvoir -. » — « Pourquoi donc es-tu venu ? » reprend
Augustin. — « Pour te dire ce que tu demandes », réplique Eme-
ritus. — « Je te demande, insiste Augustin, pourcjuoi tu es
venu ; je ne te le demanderais pas, si tu n'étais pas venu. »
Gomme le greffier, naïvement, se tourne vers Emeritus, atten-
dant sa réponse pour la sténographier, le Donatiste renvoie le
pauvre homme à ses tablettes, d'un mot impérieux, énigmatique
et sec, en trois lettres : « Fac '^ «. Et c'est le dernier mot que
prononcera l'orateur schismatique, redevenu sourd et muet.
De ce mutisme trop prudent, x\ugustin va naturellement
triompher. Cette réponse qu'il ne peut arracher à son adversaire,
c'est lui-même qui va la donner. Regardant le Donatiste bien en
face, il lui assène ce coup de massue : « Puisque la vérité t'a
imposé silence, ce n'est donc pas sans motif ([ue tu es venu :
tu voulais tromper les fidèles'». » Long silence, note le sténo-
graphe •''. Lassé d'attendre la riposte, Augustin prend à témoin
les assistants : « Vous voyez, mes frères, comme il continue à
se taire. Je vous engage à faire des vœux pour sa conversion,
mais je vous conjure de ne pas le suivre dans la mort^ ». Puis,
constatant que l'adversaire se dérobe définitivement," Augustin
se résigne à parler tout seul.
Dès lors, la conférence tourne au sermon. Le Donatiste ayant
invoqué les Gesta de Carthage, l'évêque d'Ilippone va com-
1) Gesta cuin Emerito, 3. siac causa venisli, iii>i quia istos deci-
2) « Gesta indicant, si vicliis siim peru v(jluisti »(///((/., 4).
uul vici, si verilale victiis siiin aiil pu- 6) x (^uiuquf diu reliccrcl... » (ibid.,
leslalc opi)rcssus siiin » (ibid., 3). 4).
3) Geslu curn Einerilu, 3. (1) Gesta cuin Emerito, 4.
4) « Si ergy sub verilale lacuisti, imu
EMERITUS DE C.ESaREA 183
menter pour le public ce dossier de 411. Il explique aux assis-
tants comment la question a été tranchée à Carthaere. Il eno-asre
l'évêque catholique de Ca^sarea à Taire lire cha({ue année dans
son église, comme on le fait ailleurs, les procès-verbaux de la
grande Conférence. En attendant, il va signaler un document
qui s'y rapporte ^
Sur la demande d'Augustin, son ami Alype de Thagaste com-
mence la lecture de la lettre synodale adressée à Marcellinus eu
411, avant la Conférence, par les évéques catholiques ~. On se
souvient que les signataires de cette lettre s'engageaient à dé-
missionner, s'ils étaient vaincus, et, dans le cas contraire, à
partager leurs diocèses avec les Donatistes ralliés. Voulant
insister sur cette abnégation de ses confrères, Augustin inter-
rompt la lecture du document, pour raconter comment les évéques
catholiques, avant l'ouverture de la Conférence, et presque à
l'unanimité, avaient décidé de renoncer à leur dignité, s'ils per-
daient leur cause devant le juge '^. Puis, Alype achève la lecture
de la lettre : lecture coupée encore par quelques observations
d'Augustin ''. Enfin, l'évêque d'Hippone résume l'histoire des dé-
mêlés entre Primianistes et Maximianistes, telle qu'on l'avait
établie à la Conférence de Carthage. Il montre comment les Do-
natistes se sont condamnés eux-mêmes parleur conduite envers
leurs propres schismatiques ^.
Au milieu de tous ces exposés de faits, AugustiiS ne perd pas
de vue Emeritus, dont il rappelle ou prévient les objections
pour les réfuter. De temps en temps, il le met en scène : « Grâce
à Dieu ! s'écrie-t-il, jeparleen présence d'Emeritus lui-même'^. »
En passant, il lui décoche un trait ou lui lance un défi : «Tenez,
le voilà, Emeritus ; il m'écoute ; si je mens, qu'il me réfute,
qu'il me force à prouver ". » Ailleurs, il l'interpelle directement,
non sans ironie. Par exemple, il rappelle qu'Emeritus a rédigé
la sentence de Bagai, et il ajoute : « Allons, frère Emeritus, tu
as bien embrassé ton frère Felicianus, après l'avoir condamné et
foudroj^é de ton éloquence : maintenant, reconnais comme ton
frère notre Deuterius, qui en outre est ton parent par la nais-
sance 8. » Pendant toute cette conférence, même quand il ne
1) Gesta cum Emerito, 4. 6) « Deo gratias, quia ipso pracsenti;
2) Gesta ciiin Einerllo, 5. — Cf. Col- loquor » (ibid., 8).
lat. Carlhaij., I, 16; Augustin, Brevic. 7) « Ecce hic est, audit me: si men-
Collal., I, 5 ; Epist. 128. tior, redarguat, x^robare me compel-
3) Augustin, Gesta cum Emerito, 6. lat » {ibid., S).
4) Ibid, 7. S) Jbid., 10.
5) Ibid., 8-11.
184 LITTÉRATURE DONÂTISTE
nomme pas le Donatiste ou ne semble pas le voir, c'est encore
à lui que songe l'orateur. ^
La conférence finit sur une manifestation de charité chrétienne,
([ui dut étonner et déconcerter un peu le schismatique : une
prière pour Emeritus. L'évêque d'Hippone venait de faire appel
à la concorde. Tout à coup, il invita les assistants à prier en-
semble pour la conversion de l'intransigeant Donatiste : « J'ai •
beaucoup parlé, au point de me fatiguer, dit l'orateur. Et pour-
tant notre frère, à cause de qui je vous dis tout cela, et à qui nous
le disons également, et pour qui nous nous donnons tant de mal,
notre frère persiste dans son obstination. Courage bien cruel,
qui se croit fermeté ! Qu'il ne se glorifie plus de son vain et
faux courage... Prions pour lui. Connaissons-nous la volonté de
Dieu ? ft II y a beaucoup de pensées, dit l'Ecriture, dans le cœur
de l'homme ; mais la sagesse du Seigneur dure éternellement '. »
Et toute l'assistance se mit à prier pour le schismatique. Cette
prière en commun dut causer quelque embarras à l'évêque Eme-
ritus. Pria-t-il, lui aussi, pour sa propre conversion ? Ou bien,
seul dans l'église, refusa-t-il de prier ? Le procès-verbal ne le
dit pas.
Il ne dit pas non plus, et pour cause, qu'Emeritus ait capi-
tulé. Sur l'entêté Donatiste, la conférence du 20 septembre
n'eut pas plus de prise que le sermon du 18. Après sa dêfaitr
personnelle^ Ciêsarea, comme après ia condamnation de son
Eglise à Carthage, il resta fidèle à l'ombre de Donat : il voulut
mourir, comme il avait vécu, dans l'impénitence schismatique-.
Cependant, le bruit de sa conversion courut en Afrique : avec
assez de persistance, pour que des discussions pussent s'engager
sur la réalité du fait'^. Deux ans plus tard, au moment où Gau-
dentius, évêquc donatiste de Thamugadi, menaçait de se brûler
vif plutôt que de céder, le tribun Dulcitius, commissaire impé- ^
rial, l'engageait à suivre l'exemple d'Enieritus, son collègue de a
Csesarea, qui, disait-on, avait l'ait sa paix avec l'Église catho- H
lique. Contre cette assertion du tribun, Gaudentius protestait
avec indignation : « Sur notre saint Emeritus de (îa^sarea, lui
écrivait-il, vous vous trompez certainement ; c'est une fausse
nouvelle «pii vous est parvenue '. » Discutant à son tour avec
1) Gesla cum Emerilo, 12. — Cl'. /Vo- adliiic pcriinax consislil » {ibid., 12 .
verb., lî), 21. H) Cuntra Gaiulenlium, I, 14,15.
2) (( Kli.'iin j)ost seriiiuiieiii iinslriiin 4) « De sanclo Riiiui"it<j Cneswconsi
i;iim :idliuc in illa sua [jcrdurarcl per- l'.ilsa ad \os pro cerli» l'aiiia perveiiit »
liiiacia... » (Augustin, Gcsta ruin Jùiie- {ibid., I, 14, 1.")).
rilo, 1). — (( l'A taniun IVatcr nosicr...
EMERITUS DE G.ESAHEA 185
Gaiideiitius, Augustin reconnaissait que la nouvelle était in-
exacte, et qu'Emeritus n'était pas devenu catholique K
D'ailleurs, l'entêtement de l'évéque schismatique ne changeait
rien au cours naturel des événements. La conférence de 418
avait eu pour conséquence la déroute définitive du Donatisme à
Cœsarea et dans toute la région. Eclairés enfin par le mutisme
désemparé de leur évêque, les derniers dissidents s'étaient
presque tous ralliés à l'Eglise catholique. x\ugustin prenait plai-
sir à noter l'effet produit sur la population par l'attitude d'Eme-
ritus : « Si Emeritus était passé à la paix catholique, vous auriez
dit de lui, non pas que, par l'effet de la commisération divine, il
avait ouvert les yeux à la lumière de la vérité, mais que, par
faiblesse humaine, il avait plié sous le poids de la persécution.
Si l'on s'était emparé de lui pour l'amener de force, vous auriez
crié bien haut, suivant votre interprétation arbitraire, qu'il s'était
tu, non par impuissance de répondre, mais pour échapper à ses
persécuteurs. Mais il est venu de lui-même : donc, s'il s'est tu,
ce n'est assurément pas sa parole qui s'est dérobée, c'est sa cause.
S'il a refusé de passer à l'unité catholique, c'est l'effet de la
confusion qui a rendu intraitable son âme orgueilleuse. Mais
cette obstination, si elle a entraîné sa perte et son supplice à
venir, a été fort utile pour l'affermissement et le salut des autres.
En effet, si ceux-ci avaient vu Emeritus entrer en communion
avec nous, ils auraient soupçonné que l'homme avaiteu peur. Mais
ils l'ont vu, en même temps, et rester dans le parti de Donat et
devenir muet en face des Catholiques : alors, son silence leur
est apparu comme une éloquente condamnation de son parti.
Quand on l'a vu demeurer immobile en dépit d'une entière liberté
de parole et de langage, ne déposait-il pas contre vous pour notre
cause, témoin compétent, ce fameux Emeritus, cet Emeritus,
dis-je, resté notre ennemi et devenu muet ~ ? » i\.insi, pour la
propagande catholique, le mutisme impuissant del'évêque schis-
matique avait eu plus d'efficacité que n'en aurait eu sa conver-
sion.
En raison des circonstances, surtout à cause de la réputation
des deux adversaires, cette conférence de Cœsarea eut dans
toute la contrée un long retentissement. Deux ans plus tard, on
discutait en Numidie sur la réalité de la conversion d'Emeritus.
Augustin lui-même, qui, en dépit de son humilité chrétienne,
1) « Falsa quidem de illo fama jac- Possidius, Vita Auguslini, 14.
tata est, quod catholicus factus sit » 2] Avignstin, Contra Gaudenlliun, 1,14,
(ibid., I, 14, 15). — Cf. Retract., II, 77 ; 15.
186 LITTÉRATURE DONATISTE
n'était pas insensible aux succès de son éloquence, Augustin
aimait à se rappeler et à rappeler aux autres sa victoire écla-
tante sur le Donatiste de Cêesarea. Ce triomphe, il en évocjuaitle
souvenir, A^ers 420, au cours de ses controverses avec Gauden-
tius : « Donc, écrivait-il, Emeritus vint à Cœsarea, quand j'y
étais. Il y vint, non point appréhendé par la main et le flair d'un
policier, non point amené là par la volonté d'autrui. Non, il y vint
poussé par sa propre volonté : il voulait me voir. Je le vis, nous
nous dirigeâmes ensemble vers l'église catholique, où afflua une
très grande foule. Là, il ne put rien dire pour sa défense ou
la vôtre ; il refusa d'entrer en communion ; malgré le délai
accordé, il s'obstina; convaincu d'erreur, il resta muet ; il se
retira sans être inquiété '. » Longtemps après, dans ses Rétrac-
tations, l'évêque d'Hippone rappelait encore sa victoire mémo-
rable sur le schismatique de Ca'sarea, et, parmi ses traités ori-
ginaux, réservait une place aux Gesta cum Emerito -. Au len-
demain de la mort d'Augustin, son biographe, interprète fidèle
de sa pensée, consacrait tout un chapitre aux conférences de
(]œsarea, et recommandait la lecture du procès- verbal -^ Evi-
demment, ces conférences avaient marqué une date, même dans
la vie d'Augustin et dans sa carrière de polémiste, si pleine de
grands événements.
Ce fut une' date aussi, pour d'autres raisons, dans la vie
d'Emeritus : la date d'une déroute définitive, qui, pour l'Eglise
de Donat, équivalait à une banqueroute, et, pour l'un de ses chefs,
à une désertion ou un suicide. Les résultats furent si lamen-
tables pour l'évêque schismatique et pour ses derniers fidèles,
([u'on ne peut s'empêcher de se demander comment un homme
d'esprit avait pu s'exposer bénévolement à une si cruelle mésa-
venture. On se souvient qu'Augustin, au milieu de la conférence
de (ja.'sarea, voyant sonadversairese-dérober, lui disait ironique-
ment, à plusieurs reprises : « Pourquoi donc es-tu venu ' ? »
De même, aujourd'hui, en face du dossier de cette affaire, on se
demande encore au sujet d'Emeritus : « Pounjuoi donc est-il
venu ? »
En rapprochant, en éclairant l'un par l'autre certains mots
échappés alors ou plus tard à Augustin, on peut avec quelque
vraisemldance répondre à cette question indiscrète.
1) Viisiislia, Conlra Gaudentiiim, I, 4) « Nobis dignetur diccrc (juarc ad-
14, 1.".. — Cf. I, 1"), Ifi ; 32,41 ; :W, 'A ; voiicrit » (Augustin, Gesla cani Emerilo
11, 4 il "). 2). — « Qunre vonisli?... Quare ergo
2) Hctracl., H, 77. venisli ?... Roquiro (piarf xciioris »
3) Possidius, ]'ila Auguslini, 11. (ibid., 'i).
EMERITUS DE C.ESAREA 187
Au moment où l'évêque d'Hippone arrivait en mission à Cœ-
sarea, Emeritus, dépossédé de sa chaire épiscopale et proserit
en principe par un gouverneur qui ne cherchait pas à l'arrêter,
Emeritus se tenait caché aux environs de ki ville. Ce qui le
poussa à y rentrer, c'est presque sûrement la curiosité : une cu-
riosité que justifiait la réputation d'Augustin, et qu'avivait la
hantise de vieux souvenirs. «Il voulait me voir — Videre nos
voluit », dit Augustin lui-même, avec une amusante bonhomie
d'homme célèbre '. En 411, pendant les séances orageuses de la
(«onférence de Carthage, Emeritus avait souvent combattu
Augustin, lui avait hardiment tenu tête. Depuis qu'il avait vu
s'écrouler son Eglise et qu'il était lui-même hors la loi, il vivait
sur le souvenir de ces journées-là, qui avaient été les grands
jours de son éloquence. Depuis sept ans, avaient grandi encore
la renommée d'Augustin et l'autorité de sa parole. L'occasion
se présentant, le vieux comhattant de 411, maintenant proscrit,
voulut revoir celui qui, avant d'être son vainqueur, avait été son
loyal adversaire et son rival '-.
Etant venu pour vqir, il resta pour entendre. Avant d'être
schismatique, avant même d'être évêque, il était orateur. Comme
tel, il prenait un plaisir infini aux jeux de la parole ; il admirait
l'éloquence, même chez ses contradicteurs. Encore une fois,
une dernière fois avant de mourir, il voulut entendre le confrère si
éloquent, qui jadis l'avait charmé en l'exaspérant. Or l'évêque
d'Hippone, pendant ce séjour à Cœsarea, ne parlait que dans
l'église et pour les fidèles ■^. Fasciné par ses souvenirs de Car-
thage, sans prendre le t(imps de la réflexion, sans songer à son
imprudence, le schismatique suivit le grand orateur, si séduisant
et si courtois, dans le seul endroit où il pouvait alors l'entendre :
dans l'église catholique '*. Il le regretta sans doute, quand il se
vit le point de mire d'un sermon '^. Il resta pourtant, par respect
humain, par bravade, par crainte du jugement des Donatistes
intransigeants ou ralliés dont les regards ne le quittaient pas.
Pour les mêmes raisons et devant les instances de ses anciens
1) « Venit ergo Emeritus Caesaream, pum Donaiislarum post CoUationem. Cf.
illic positis et praeseiitibiis nobis. Ve- Relract., H, 72.
iiil aiituin iiou apprehensus cujiisquain 8) De docirtna christiana, l\, 24, 53.
sagacitatc, non adductus alteriiis potes- 4) <( Facta inviceni salutatione, aduio-
lale, sed excitatus propria voluntate : niiimus... ut ad ecclesiam nobiscum
videre nos volait » (Contra Gaudeiilitiin, veniret. At ille nobis sine ulia recusa-
I, 14, 15). lione consensit » [Gesta cuin Emerito,
2) Uappei(jns d'ailleurs que depuis la 1).
(Conférence de Carthage, vers 416, Au- 5) Sermo ad Caesarcensis Ecclesiaeple-
gustin avait dédié à Emeritus l'un de bem, 1.
ses livres : le Liber ad Emeritum episco-
188 LITTÉRATURE DOiNATISTE
fidèles, il se résigna à revenir, le surlendemain, pour la confé-
rence solennelle que proposait Augustin '. Et ce jour-là encore,
en dépit de ses mécomptes, il eut du moins le plaisir amer d'en-
tendre l'orateur ennemi qu'il admirait malgré lui.
Mais pourquoi n'a-t-il pas répondu ? A en croire Augustin, si
Emeritusn'a rien dit, c'est qu'il ne trouvait rien à dire'-. On ne
peut guère s'en tenir à cette explication ironique, par trop simple.
Nous aA^onsvu Emeritus à l'œuvre en 411. Il aurait pu reprendre
à Ciesarea la thèse et les arguments qu'il avait développés
jadis à Cartilage ; en tout cas, quand il voulait plaider une
cause, bonne ou mauvaise, il n'était pas homme à rester court.
Donc, s'il n'a rien répondu à Gœsarea, c'est qu'il n'a pas voulu
répondre. Il ne l'a pas voulu, pour une raison qu'Augustin lui-
même, et au moment même, indiquait indirectement : n'étant
pas mandataire de son parti, Emeritus craignait de l'engager
ou de le compromettre par ses déclarations personnelles, dans
cette conférence improvisée, devant cette foule, en présence de
tant d'évêques catholiques "^ Peut-être aussi, dans sa résolution
de se taire, entra-t-il quelque découragement : il savait trop bien
que la bataille était perdue d'avance '*.
Par là, sans doute, on peut expliquer l'attitude du Donatiste
dans la conférence de 418. Mais, cette attitude, rien de tout cela
ne la justifie. En venant à Cai^sarea pour voir Augustin, en en-
trant dans l'église catholique pour l'entendre, en y revenant pour
la conférence, Emeritus commit évidemment une série d'impru-
dences, puisqu'il était résolu à ne pas céder, et même à ne pas
discutei'. De ces fautes de tactique, il fut cruellement puni:
frappé, non seulement dans sa foi de Donatiste, qu'exaspéraient
les railleries d'Augustin, ou dans sa conscience d'évêque, qui
voyait le mal fait par lui-même à son parti, mais encore dans
son orgueil d'orateur et dans sa vanité de bel-esprit, dont la re-
nommée sombrait sous le flot des sarcasmes. Uien de plus
piteux, assurément, que son attitude à la conférence deCa>sarea:
lui qui, en 411, s'était montré un orateur plein de ressources, à
la faconde intarissable, et qui depuis n'était dcAcnu ni sourd
ni muet, il s'était condamné lui-même, ce jour-là, par les mala-
1) Possidius, ri/a Aitrjuslini, 14 ; Au- » Nullas vinihi modo pars mca partes
guslin, Gesta cuin Emerito, 1-2 ; Cnnlni dcfeusioiiis imposiiil » {Gesta cum l'mi'-
Gaudenlium, 1,14,1.5. /i/o, 2).
2) Aiiu:iistiii, Gfsla ram Emvr'Uo, 1-4; 4) Telli' est rimprcssion que laissoiil
Contra Gau<lcnliuiii, I, 14, 1.5 ; fh'lnict., plusieurs de ses mots {Ssriiin ad C'ncsw-
11, 77. recnsis Ecclesiae plebem, 1 ; Gesta cum
3) (( Hoc proplorea dixi, no iden loqtii Emerito, '^).
nolit (Euicrilus) quia potest tlioerc :
EMERITUS DE C.ESAREA 189
dresses et les inconséquences de ses résolutions, à jouer publi-
quement un rôle malencontreux de sourd-muet '. Et cela, dans sa
ville épiscopale, devant ses derniers fidèles, en face d'Augustin
ironique et triomphant, dont les sténographes notaient tous les
mots pour égayer l'Afrique attentive.
Ainsi, l'éloquence d'Emeritus finit dans le mutisme. Sa mé-
saventure est comme un symbole. Au moment où l'Eglise de
Douât s'écroule sous les coups du pouvoir temporel, Téloquence
donatiste sombre partout dans le silence. A la Conférence de
Carthage, la victoire des Catholiques avait été facilitée par le
mutisme de Primianus, chef de l'Eglise schismatique, et par
l'enrouement subit de Petilianus, son principal avocat '. Dans la
conférence de Caisarea, Augustin enlève ses derniers fidèles à
Emeritus, naguère le plus bavard des orateurs de la secte, mais
soudain, volontairement ou non, devenu muet.
1) « Clinique diu reticeret... » {Gesta 14, 15). — « T;uiquain imiliis audi\il >»
cum Einerito, i). — c( Convictus obmu- {Retracl., il, 77).
tiiit... ille Eineritus, inqu.im, et iniini- 2) Collai. Carlhag., III, 541-542.
eus et mvitus » (Contra Gaudentiuin, 1,
VI. 13
I
CHAPITRE V
GAUDENTIUS DE THAMUGADI
Biographie de Gaudentius. — Thamugadi donatiste. — Gaudentius est élu
en 398 évêque schismatique de Thamugadi. — Son rôle à la Conférence de
Carthage en Mi. — Son attitude intransigeante après la proscription du
Donatisme. — Sa résistance désespérée aux édits el au commissaire del'em-
pereur. — Il menace de se brûler dans son église avec ses fidèles. — Ses
lettres au tribun Dulcitius. — Ses polémiques contre Augustin. — Son
caractère.
Gaudentius de Thamugadi est un exemple frappant du ca-
price qui préside, non pas seulement aux réputations littéraires,
mais encore, tout simplement, à la survie des noms dans l'his-
toire. On saurait à peine que cet évêque a existé, si un jour,
dans un accès de fanatisme macabre, il n'avait imaginé ou me-
nacé de se brûler vif '. Il n'en fallut pas plus pour rendre popu-
laire, dans toute l'Afrique, ce mort- vivant. Comme le bûcher
épiscopal fut long à s'allumer, le supplicié volontaire eut le
temps d'engager toute une controverse, où intervint Augustin.
Et voilà comment l'évêque schismatique de Thamugadi est en-
tré dans l'histoire, même dans la littérature.
On sait peu de chose sur sa vie ; mais, dans tout ce que nous
savons de lui, son nom est inséparable du nom de sa ville épis-
copale. Thamugadi, la cité de Gaudentius, c'est notre Timgad,
miraculeusement sorti de terre depuis trente ans. Tout autour
du Timgad primitif, de la colonie de Trajan, aux rues droites et
régulières dessinant une sorte de damier, les fouilles récentes
nous ont révélé une autre ville, aussi vaste sans doute, mais ir-
régulière et moins ancienne: le Timgad des faubourgs, qui était
surtout un Timgad chrétien"-. On y a déblayé déjà une douzaine
de basiliques ou de chapelles, dont quelques-unes avec des dé-
1) Augustin, Contra Gaudentium, 1,1 ; Recueil des Rapports annuels de l'Ecole
Retract., H, 85. pratique des Hautes-Etudes, Section
2) Voyez notre mémoire intitulé des Sciences religieuses, année 1S)11).
Timgad chrétien, Paris, 1911 (dans le
192 LITTÉHATUUE DONATISTE
«
pendances considérables et de riches décorations en mosaïque;
on y a trouvé jusqu'à un monastère. Toutes ces ruines attestent
que le christianisme s'est largement développé dans la ville de-
puis le début du quatrième siècle. Il y avait là une Eglise
importante. Il y en avait même deux : une communauté schis-
matique, en face de la communauté catholique.
Pendant tout le quatrième siècle et le début du cinquième,
Thamugadi fut Tune des places fortes du Donatisme. A plu-
sieurs reprises s'y sont déroulés des événements d'importance
pour riiistoire de la secte. C'est là, dans l'enquête sur Silvanus
de Gonstantine, le 8 décembre 320, que vinrent s'entre-déchirer
les schismatiques pour la grande joie de leurs adversaires'. A
la fin du quatrième siècle, c'est là que régna l'un des plus fa-
rouches parmi les Donatistes, un évêque guerrier, despote et
brigand : ce terrible Optatus, surnommé « le Gildonien », qui
prit part à la révolte du comte Gildon, et qui, pendant dix ans,
fit gémir ou trembler l'Afrique-. Ses satellites disaient de lui:
« Il a Dieu pour compagnon — Habet comiteni Deum » ; ce
que d'autres traduisaient ainsi : « Il a pour dieu le comte '^ »
Optatus avait fait de Thamugadi son château-fort, le repaire
de ses Circoncellions, l'entrepôt de son butin. De là, il rayon-
aait sur la Numidie pour la piller ou l'exploiter. De là, il partit
un jour pour sa campagne de Proconsulaire, où il imposa la
paix primianiste aux xMaximianistes récalcitrants^. Là vinrent
lui rendre hommage, à l'occasion de son anniversaire épiscopal,
la pkipart des évoques de son parti, leur primat en tète '. Là
enfin, dans un concile, en 397, fut réglée l'affaire du Maximia-
nisine''. En ces temps-là, Thamugadi semblait devenu la capi-
tale du Donatisme. D'ailleurs, il en était l'un des centres par l'im-
portance de la communauté. Quand on leur disait que l'Eglise ca-
tholi<}ue rayonnait sur le monde entier, les schismati(iues de
Numidie répliquaient avec une fierté naïve : « Notre l'église aussi
est grande. Que vous semble de liagaï et de Thamugadi^? »
; \) Gesla apitil Zenopliituni, <l,iris IMp- 4) Epist. 5H, 3, 6; Coiiliu lillerns Pc-
pendjx d'Oplat, ii. 1, p. 18.")-r.<7 Ziwsa. liUuni, 1, 10, 11; II, 83, IHt ; Contra
Cf. Oplat, 1, 14 ; Augustin, Episl. 43, 6, Crc.'iconiiim, III, GO, 66 ; Gcsla cuin Emc-
17 ; .53, 2, 4; Contra Cresconiuni, III, 28, rito, !».
32 l'I siiiv. ; l\, ,">6, 6(i. — Sur reiuiiirlc 5) Efiist. 108, 2, .ô ; Contra litteras
de Tliamiigaili, xujez plus li.uil, loiiic PelUiniii, il, 23, .")3.
IV, p. 228 et suiV. 6) Coiilra Ep'astiiliim Parmeniani, I, 4,
2) Augustin, (Montra litlenia PclU'utni, it; 11,3, 7; Conlrii <:resconiiini, III, 16,
J, 24, 26 ; II, 23, Ô3-55.; 37, 88 ; 3i), 94 ; 18 ; IV, 2.-), 32 ; .'.1, 61 ; Contra Gau-
p2, 120; 83, 184 ; 1U3, 237, denlium, I, .S!t, 54.
3) /fcù/., H, 23, 53 ; 28, 65 ; 33, 78; 7) Enurr. Il in J'saim. 21, 26.
37', 88 ; 103, 237.
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 193
Toute la vie de Gaudentius s'est écoulée dans cette aimable
cité de Thamugadi, dont l'ironie des choses avait fait une ville
de sectaires, la ville d'Optatus. Gaudentius y était né sans
doute, vers 355. Nous ne savons rien de sa jeunesse, ni de son
éducation, ni de sa famille. Selon toute apparence, il fréquenta
les écoles de grammairiens et de rhéteurs; car ses ouvrages et
son style ne sont pas d'un ignorant. Mais il ne semble pas s'y
être beaucoup passionné pour les études libérales ; il n'y devint
ni un orateur, ni un érudit, ni un très habile écrivain. Son es-
prit était ailleurs : tourné dès l'abord vers les choses de la reli-
gion. Presque sûrement, il fut élevé dans un milieu de sectaires
fanatiques, où l'on ne vivait que pour la foi, la foi donatiste, et
où Ton vénérait la mémoire de Donat. De ce milieu, il garda
toujours l'empreinte. Pour lui, toute la science était dans la
Bible, et dans la Bible donatiste : aux Livres saints, ce qu'il
demandait surtout, c'était la justification des principes et des
prétentions du parti. Avec ces préoccupations et ce tour d'es-
prit, il dut entrer de bonne heure dans le clergé, et y gravir
rapidement les degrés de la hiérarchie. Il vit alors autour de
lui des choses étranges, qui auraient pu révolter sa conscience
d'honnête homme, mais que sans doute il excusait dans l'inté-
rêt de la secte, ou qu'il couvrait ingénument d'un voile dans la
candeur d'une conviction de plus en plus fanatique. On aime-
rait, pourtant, à savoir ce qu'il pensait de son évêque, que
toute l'Afrique considérait comme un forban. Il fut prêtre ou
diacre dans le clergé d'Optatus; il l'était encore, quand il fut élu
évêque de Thamugadi.
On peut fixer la date de cette élection. Gaudentius fut le suc-
cesseur immédiat d'Optatus K Ce dernier, qui avait été le lieu-
tenant de Gildon, fut atteint naturellement par la défaite du
comte rebelle. C'était au début de l'année 398 : Optatus fut im-
pliqué dans les poursuites, arrêté, emprisonné, et mourut en
prison presque aussitôt'. Gaudentius le remplaça vers la fin
de 398.
Durant les douze premières années de son épiscopat, il paraît
s'être contenté de gouverner en paix sa grande et riche com-
munauté. S'effacer, se laisser oublier, c'est ce que pouvait faire
de mieux le successeur d'Optatus. Rien n'indique que Gauden-
tius ait été atteint par l'édit d'union de 405, qu'il ait été alors
dépossédé de son siège, exilé ou inquiété. Il fut protégé proba-
]) Contra Gaadentluin, 1, 38, 52; 39, 2) Contra litterns Petiliani, 11,^2, 20d;
54. Epbt. 7(5, 3.
194 LITTÉRATURE DONATISTE
blement par l'ombre d'Optatus, les agents de l'empereur ne se
souciant guère de s'aventurer dans ce nid de sectaires qu'était
Thamugadi. Il avait pour collègue ou pour rival, dans la com-
munauté catholique, un certain Faustinianus, qui ne semble pas
avoir été très belliqueux. Quand les deux évêques rivaux se
trouvèrent face à face à la Conférence de Cartilage, ils ne s'adres-
sèrent mutuellement aucun reproche'. On peut donc supposer
qu'ils n'avaient pas eu de querelles, qu'ils n'avaient pas cher-
ché à s'enlever réciproquement leurs basiliques ou leurs fidèles,
préférant se consacrer au bien de leurs communautés respec-
tives, se supportant l'un l'autre, affectant de s'ignorer. C'était
le cas dans bien des villes; et plus tard, même après la proscrip-
tion théorique du Donatisme.des conciles se plaignaient de cette
tolérance-.
En 411, Gaudentius sort un peu de l'ombre, pour un instant.
Il fut un des sept adores ou avocats-mandataires du parti
donatiste à la Conférence de Carthage-^ Assurément, il ne dut
cet honneur ni à sa réputation ni à ses talents ; inconnu comme
il l'était encore, il fut choisi à cause du siège qu'il occupait, en
souvenir d'Optatus, en raison de l'importance de Thamugadi
dans le monde des schismatiques. D'ailleurs, il ne fit rien pour
justifier ce choix. A côté de ses bruyants confrères Emeritus
et Petilianus, il ne joua dans les controverses qu'un rôle très
effacé, presque muet : il n'y prit qu'une ou deux fois la parole '•.
Pendant les neuf ou dix années qui suivirent, il mena une
existence de proscrit. La défaite de son parti à la Conférence
avait eu pour conséquence un édit d'union, dont, cette fois, le
gouvernement poursuivit sérieusement l'exécution. Partout, on
supprimait les communautés donatistes, on confis([uait leurs ba-
siliques et tous leurs biens, on frappait d'exil les clercs récalci- d
trants. Mais la secte était trop solidement enracinée en Numidie, 9
pour qu'on put l'en extii-per comj)h"3tement. L'un des prinei[)aux »
centres de résistance fut la Numidie méridionale et la région de
l'Aurès. Sans doute, dans cette contrée comme ailleurs, les
conversions plus ou moins volontaires furent très nombreuses * ;
on vit inême des Circoncellions se rallier à l'Eglise catholi({ue,
et, du même coup, renonc(!r au brigandage poui- se remettre à
cultiv(!r les cham[)s ''. Des évêques scliismati<iues furent touchés
\) Collai. Carlhari.,\,\m. dentium, I, H, 4; lU-IrncL. Il, 8.").
2) Codex canon. Fcdei. ufric, cati. 4) Ci, Ihil. Carlha;!., I, l--'8 : III, 102.
12:^-124. .5) Auîj;iislin, Conlrn (hiudanliiuu, I, 11,
3) Cotlut. CiirUiay., I, 148 el 208 ; II, 12 ot siiiv. ; 33, 42-43.
2 et 12 ; 111, 2 ; Aii^nistiii, Conlra Guu- G) //;«/., 1, 2!», àS.
GAUDENTIUS DE ÏHAMUGADI 195
de la grâce, d'autant mieux qu'on leur facilitait la transition en
leur conservant leur dignité et leurs fonctions; parmi eux, on ci-
tait un certain Gabinus ', qu'on doit probablement identifier
avec un Donatiste présent à la Conférence de 411, Gavinus,
évêque de Vegesela-. Néanmoins, les intransigeants étaient
nombreux aussi. Beaucoup d'évêques se cachaient dans les cam-
pagnes, où souvent leurs fidèles n'osaient leur donner asile •\
D'autres évêques se brûlaient vifs ^. A Thamugadi, la persécu-
tion sévit comme partout, mais avec des intermittences, avec
des périodes de tolérance relative, qui s'expliquent probablement
par la lassitude des persécuteurs, et qui permettaient aux schis-
matiques un retour offensif. C'est ainsi que Gaudentius, après
avoir été obligé de quitter sa ville épiscopale, put y revenir et
rentrer en possession d'une au moins de ses basiliques. Dans
l'intervalle, il s'était tenu caché aux environs de la cité 5. Il était
de ceux qui refusaient de s'incliner devant l'édit d'union et
l'ordre de l'empereur. Il résistait, la tète haute, protestant contre
les persécutions et invoquant la liberté de conscience ''. Vers
418, il assistait à un concile des dissidents, tenu en Numidie '.
Enfin sonna pour lui l'heure, sinon de la revanche, du moins
de la gloire. Il reparut brusquement en pleine lumière, vers
420, dans une affaire qui fit grand bruit en Afrique, et qui le
mit aux prises avec le tribun Dulcitius, puis avec Augustin.
Le tribun Dulcitius, qui fut l'un des correspondants d'iA-U-
gustin^, avait été chargé par l'empereur de faire exécuter en
Numidie les lois contre les Donatistes ^. Il promulgua succes-
sivement deux édits, l'un très menaçant, l'autre moins rigoureux
de ton, où il sommait les schismatiques de rendre leurs églises
et de se soumettre 'o.
Quand on reçut à Thamugadi notification de ces édits, Gau-
dentius était absent, caché sans doute aux environs ". Dès que
la nouvelle lui parvint, il rentra dans la ville, s'enferma dans
sa basilique avec ses fidèles, et déclara qu'il s'y brûlerait plutôt
que de la rendre'-. Inquiet de ce fâcheux contre-temps et du
scandale qui pouvait en résulter, Dulcitius adressa à l'évêque
1) Augustin, Contra Gaudentium, I, 11, 8) Epist. 204. — L'évc<iiic d'flip-
12 et suiv. pone dédia plus lard à Dulcitius un
2) Collât. Carthag., I, 135 et 187. ouvrage intitulé De Mil Dulciti qaues-
3) Augustin, Contra Gaudentium, I, tionibus liber. Cf. Retract., Il, iU.
14, 15 et suiv. ; 18, 19. 9) Contra Gaudentium, 1, 1 ; Episl.
4) Ibid., I, 37, 47. 204, 3 ; Retract., Il, 85.
5) Ihid., I, 16, 17. 10) Epist. 204^, 3.
6) Ibid., ], 19, 20. U) Contra Gaudentium, l, 10, ]l; 16, 17.
7) Ibid., I, 37, 47-48. 12) Ibid., I, 1 ; Retract., II, 85.
19G LITTK1VA.TUHE DONATISTE
donatiste-une lettre modérée de ton, bien que ferme au fond, où
il cherchait à le détourner de sa résolution désespérée '.
A ce message du tribun, Gaudentius fit une double réponse,
pour notifier sa décision irrévocable. Le jour même, au courrier
qui avait apporté la lettre de Dulcitius, il remit un billet, où il
annonçait en termes énergiques son refus catégorique. Puis il
rédigea à loisir une longue lettre, où il cherchait à justifier sa réso-
lution par des citations bibliques et des arguments de tout genre-.
Ces lettres redoublèrent l'embarras du tribun. Répugnant à.
employer la force, pris entre la crainte du scandale et la néces-
sité d'appliquer la loi, Dulcitius eut l'idée de consulter l'oracle
de l'Afrique chrétienne, l'évêque d'Hippone. Il écrivit à Augus-
tin, lui demandant son avis sur la tactique à suivre ; il lui en^
voyait les deux lettres de Gaudentius, en le priant de les ré-
futer ■'. •
Augustin conseilla au commissaire impérial de poursuivre
l'application de la loi, mais avec modération, sans mettre à mort
ni menacer de mort les Donatistes rebelles^. Il promit d'écrire
la réfutation demandée '. Peu de temps après, il s'acquitta de sa
promesse, en publiant l'ouvrage qui est devenu le livre I Contra
Gaudentiuiiï .
Dans l'intervalle, Gaudentius avait sans doute réfléchi. En
tout cas, il avait ajourné l'exécution de ses menaces'. Il ne vou-
lut pas se brûler avant d'avoir réfuté la réfutation de l'évêque
d'Hippone: d'autant mieux que son adversaire l'avait mis au
défi de répondre^. Gaudentius tenta de se justifier dans une
sorte de pamphlet, qui avait la forme d'une lettre à Augustin ~.
Celui-ci répliqua par une longue lettre à Gaudentius : c'est le
livre II Contra Gaudentiuni.
Ici s'arrêtent nos renseignements sur cette curieuse affaire.
A la fin de son deuxième livre, Augustin avait de nouveau mis
l'évêque donatiste au défi de lui répondre'*^. Nous ne savons si
Gaudentius a répondu une seconde fois, ni s'il s'est brûlé avec
ses fidèles dans son église de Thamugadi. Depuis sa fière dé-
claration au tribun, bien des mois avaient passé au milieu des
correspondances et des polémiques. Ajourné toujours, l'héroïsme
tournait au burlesque.
1) Epim. 20i, 3; Retract., Il, 85; 4) Episl. 20A, 2-3.
Conlru (iiiudeiiliuin, 1, 1 ; II, 11,12, etc. ô) Ihid., 204, 9.
2) ('onirii (iuudenlinin. I, 1; 11, 12: (îj Contra Guudenlliim, 1, 3'.l. 0+.
HcIritcL, 11, S"). 7| Helnicl., Il, 85 ; Honlra Gauden-
3) lipisl. 2IJJ, 1 cl y ; lielnicl., Il, linin, II, l.etc.
85. 8) Contra Gaudentimit, 11, ]:5, 14.
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 197
Nul doute, cependant, que l'évêque de Thamugadi ait eu réel-
lement l'intention de se brûler. La résolution farouche de ré-
sister jusqu'à la mort, s'accorde bien avec le caractère de
l'homme. Quant à la forme du suicide, elle lui était suggérée
par l'exemple de plusieurs collègues, qui tout récemment, eux
aussi, avaient fini volontairement sur un bûcher '. Si l'évêque de
Thamugadi a longtemps ajourné son suicide, c'est l'effet des
circonstances. D'abord, le martvr attendait ses bourreaux, troD
discrets, qui ne se montraient pas. Puis, l'orgueilleux sectaire
préférait ne pas disparaître avant d'avoir eu le dernier mot dans
ses controverses, où lui paraissaient engagés l'honneur et l'in-
térêt de son parti.
Tout dans sa vie, comme dans son œuvre^ s'explique par
l'ardeur concentrée de sa conviction religieuse. Cette foi vi-
brante était comme l'aimant de sa pensée, de ses résolutions,
de ses actes. Tout, chez lui, était fonction du caractère, et le
caractère lui-même était fonction de ce sentiment exclusif : le
dévouement aveugle à son Eglise, un fanatisme intégral-. Mé-
diocrement instruit, étranger à toute curiosité, Gaudentius était
l'homme d'un seul livre : la Bible donatiste, c'est-à-dire la Bible
telle qu'on la comprenait dans son monde, telle que la présen-
tait la tradition déjà séculaire du parti de Donat. Hors de là,
pour l'évêque de Thamugadi, la vie intellectuelle n'existait pas ;
il parait n'avoir rien écrit avant son héroïque aventure, et à
cette aventure se rapportent entièrement les trois ouvrages de
lui que nous connaissons. Elevé dans un milieu fanatique et
fermé à toute autre influence, confiné ensuite dans ce même mi-
lieu par ses fonctions de clerc ou d'évêque et par l'étroitesse de
son intransigeance sectaire, il n'a vécu que pour sa foi, pour
son parti. Honnête homme, d'ailleurs, et très différent en cela
de son prédécesseur Optatus ; sans ambition, sans intrigue, ne
demandant qu'à vivre en paix dans l'horizon borné de son
Eglise; et, ce qui surtout était rare dans la secte, tolérant
pour autrui. Mais candide, un peu naïf, dans son aveugle entê-
tement. Avant tout, buté dans sa foi de sectaire; brave homme,
inoffensif et quelconque en apparence, mais capable de pousser
sa placide intransigeance jusqu'à l'héroïsme, et l'héroïsme jus-
qu'au martyre volontaire '^.
1) Contra Gaudentiiim, I, .37, 47. 3) a Haec igitur fides nos hortatur ut
2) Il prêtait à son Eglise toutes les libenter pro Dec in ista pcrsecutione
vertus [Collai. Carthag., III, 102). Et il raorianiur » (Contra Gaudenlium, I, 36,
était prêt à tout pour la défendre (Au- 46). — « Incendium quo se ac sues
gustin, Contra Gaudenliiun, 1, 6, 7 ; 20, cuin ipsa in qua eral ecclesia consu-
29 ; 36, 46). mcre minabatur » (lielracL, II, Sô).
198 LITTÉRATURE DONATISTE
Mieux que les grands» hommes de son parti, mieux que les
plus éloquents ou les plus brillants de ses collègues orateurs ou
écrivains, Gaudentius de Thamugadi peut être considéré comme
une sorte de personnification du parti de Donat. Il est le type
presque symbolique des milliers de braves gens, un peu bornés,
qui composaient le gros de la secte et en faisaient la force ; sur-
tout des centaines d'évêques, ignorants du monde et de la
science, qui administraient les communautés schismatiques, tout
à leur tâche, ne connaissant que leur Eglise, mais prêts à mou-
rir pour elle '. Entre les protagonistes du parti et la tourbe des
Girconcellions ou des vulgaires coquins de la secte, Gaudentius
représente bien le Donatiste moyen : honnête homme, d'ins-
truction médiocre, d'esprit quelconque, désirant la paix à la
condition de ne pas céder, restant dans l'ombre jusqu'au jour
où gronde la persécution, mais se dressant ce jour-là pour af-
firmer sa foi, sincère et naïf dans son intransigeance, têtu tou-
jours, têtu jusqu'à la mort.
* II
Le dossier de Gaudentius. — Date de l'affaire. — Reconstitution du dos-
sier. — Premier édit de Dulcitius. — • Second édit. — ■ Lettre de Dulci-
tius à Gaudentius. — ■ Double réponse de Gaudentius à Dulcitius. —
Lettre de Dulcitius à Augustin. — Envoi d'une copie des deux lettres
de Gaudentius. — Réponse d'Augustin à Dulcitius. — Premier livre
d'Augustin Contra Gaudentium. — Lettre de Gaudentius à Augustin. —
Réponse d'Augustin dans le second livre Contra Gaudentium.
A l'aA'^enture pittoresque de Gaudentius, à ses démêlés avec
le tribun Dulcitius, à ses polémiques avec Augustin, se rap-
porte un dossier assez considérable, que nous pouvons i-econs-
tituer, et que l'on doit connaître pour s'orienter dans les ou-
vrages de l'évêque donatiste '-. D'ailleurs, ce curieux dossier
présente un véritable intérêt pour l'histoire des controverses
d'Augustin, comme pour l'histoire du Donatisme et de Tancion
Thamugadi.
La date d(;s incidents et du dossier ne p(!ut être déterminée
qu'approximativement. Dans l'ouvrage d'Augustin qui s'y rap-
porte, on relève des allusions nombreuses, non si!ulement à la
1) Voir le défilé piUorcsque ol les Dosxicr de Gnudmliiix, l'-vrijin- ilonnlir^lc.
propos truculents de tous ces évèques de Tluimugadi, restiliilion ou Ira-^mLiils
donatistcs à la Conférence do Carlha^e de ses ouvrages et des documents (jui
(CoUiit. Curduig., I, ll(;-14:î ; 14y-21()). s'y rattachent, Paris, l'.lO? (dans la Revue
2) Voyez notre nicnioirc intitulé: Le de pliUohjijie, 1907, p. 111-133).
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 199
grande Conférence de 411 ', mais encore à la conférence de Cœ-
sarea, qui en 418 mit l'évêque d'Hippone aux prises avec Eme-
ritus'. D'après les Rétractations, les deux livres d'Augustin
Contra Gaiidentium sont postérieurs à tous ses autres ou-
vrages contre les Donatistes, même à beaucoup de ses traités
contre les Pélagiens ; ils sont mentionnés par l'auteur après les
Gesta cuni Emerito de Tannée 418'', et avant un traité contre
les Pélagiens que l'évêque d'Hippone dédia au pape Bonifatius,
mort en 422^. L'affaire de Gaudentius se place donc entre 418
et 422 ; elle dut commencer vers 420, et les dernières pièces du
dossier ne doivent pas être postérieures à 421.
A cette affaire se rapportent dix documents qui se sont suc-
cédé dans l'ordre suivant : 1" premier édit de Dulcitius ; 2" second
édit; 3" lettre de Dulcitius à Gaudentius; 4" première réponse
de Gaudentius à Dulcitius ; 5° seconde réponse de Gaudentius à
Dulcitius ; 6" lettre de Dulcitius à Augustin, avec copie des deux
lettres précédentes ; 7" réponse d'Augustin à Dulcitius ; 8» pre-
mier livre d'Augustin Contra Gaudentium ; 'è" réponse de Gau-
dentius à Augustin ; 10" second livre d'Augustin Contra Gau-
dentium.
Trois de ces documents (n. 7, 8 et 10) sont conservés dans
l'œuvre d'Augustin. Nous avons pu en reconstituer entièrement
deux autres (n. 4 et 5) ; et nous avons réuni des fragments im-
portants de deux autres encore (n. 3 et 9). Des trois autres
pièces (n. 1, 2 et 6), nous connaissons seulement, et en gros, le
contenu.
Nous passerons successivement en revue les dix pièces du
dossier, pour en indiquer sommairement la nature et la portée.
Nous mentionnerons d'un mot, à leur rang chronologique, les
trois ouvrages de Gaudentius, qui seront étudiés plus loin.
1° Premier édit de Dulcitius'-^.
Par cet édit, le tribun Dulcitius rappelait aux Donatistes les
clauses des lois qui les avaient frappés après leur condamnation
à la Conférence de 411; il les sommait de se soumettre, et les
avisait des mesures qu'il comptait prendre pour assurer l'appli-
cation de ces lois. L'édit était rédigé en termes assez menaçants,
d'un ton qu'Augustin jugeait un peu déplacé et de nature à
1) Augustin, CoAj/rfl GaadeiUium, 1,3, 5) Episl. 204, 3; Retract., II, 85 ;
4 ; 11, 12 ; 33, 42 ; 37, 47 ; 39, 54 ; II, 3 Contra Gaudentium. I, 1 ; 11, 12 ; 19,21 ;
et 4 ; 10, 11 ; 11, 12 ; 13, 14. 31, 40 ; 33, 43 ; 39, 53 ; H, 12, 13. — Les
2) Ibid., 1, 14, 15 ; 32, 41 ; 39^ 54. fragments de cet édit sont réunis dans
3) Retract., II, 77 et 85. notre Dossier de Gaudentius, p. 114-1 10.
4) tbid., II, 87.
200 LITTÉUATL'KE DONATISTE
exaspérer les Donatistes. Il nous est connu seulement par les al-
lusions d'Augustin.
2° Second é dit de Dulcitiuf:^.
Par ce second édit, Dalcitius se proposait de corriger le mau-
^-ais effet produit en Afrique par le ton menaçant du premier
édit. Tout en restant ferme sur le fond, le tribun se montrait
plus conciliant dans la forme. Il invitait les Donatistes à se
soumettre sans résistance, à fuir au besoin, et laissait voir
qu'il cherchait à éviter l'emploi de la force.
3" Lettre de Didcitiiis à Gaudentiiis'-.
Dulcitius dut être avisé par ses agents, ou par les magis-
trats de Thamugadi, de l'accueil fâcheux fait à ses édits par les
Donatistes de cette ville, un des centres de la secte rebelle. Il
sut que l'évéque schismatique de la cité parlait de se brûler
dans son église plutôt que de la livrer '^ Par humanité ou par
crainte des complications ou du scandale, il essaya de la dou-
ceur. Il écrivit donc à Gaudentius pour tenter de le ramener,
pour l'exhorter à s'incliner devant la loi, pour lui démontrer que
l'Ecriture elle-même lui ordonnait de se soumettre. Nous con-
naissons par Augustin le contenu et bien des fragments de cette
lettre, qu'avait réfutée Gaudentius. Elle était assez modérée de
ton, et se composait de trois parties: exhortation à rentrer dans
l'Eglise catholique ; exhortation à abandonner le projet de sui-
cide ; textes de l'Ecriture, fixant le devoir du chrétien.
4" Première réponse de Gaudentius à Dulcitius'*. — Voyez
plus loin.
b" Seconde réponse de Gaudentius à Dulcitius'. — Voyez
plus loin.
6" Lettre de Dulcitius à Augustin^'.
La double réponse de Gaudentius mit Dulcitius dans un grand
eml)ari'as. Le tril)un était décidé à ai)pli([U('r la loi, et cependant
il iiésitait à employer la force. C'est alors qu'il imagina de
consulter par lettre l'évoque catholique d'IIippone, qui, pendant
1) Augustin, Epist. 204, 3; Co/i//v/ 11, 11, 12 ; Ih'Irncl., II, S"). — Texte de
,Gaudenliiim, I, 11, 12 ; 19, 21 ; 31, 40; celte lettre h la lin de notre tome \,
33, 43 ; 39, Ô3 ; II, 12, 13. Appendice II.
2) fietnirl., Il, 85 ; Episl. 204,3; Con- '>) Aiijïiistin, Caiilra Gimdcnlinm, I, 1 ;
Ira (iaudettliiim, I, 1 et siiiv. ; 10, 11 et 9, 10 et siiiv. ; llelrail.. Il, 85; Epist.
siiiv. ; II, 11, 12. — Fragments de cette 204, (5. — Texte complet de celte lettre,
lettre ilaiis nuire Dossier de Ciaudenlius, tome V, Appendice IL
p. 117-1 i;i. G) Aiisuslin, Epist. 204, 1-4 et 9 ; lie-
3) Aiigu.slin, Contrit (îaudriiliiiiii. I, 1 ; Inirl., II, 80. — Fragments de cetle
Hetract., Il, 85. lettre dans notre Dossier de Gaudentius,
4) Contra Gaudentinm, I, l,2rlhui\.; j). 125-126.
GA.UDENTIUS DK THAMUGADI 201
plus de vingt ans, avait mené la campagne contre le Donatisme '.
Cette lettre de Dulcitius est perdue. Mais nous en connaissons
le contenu par la réponse d'Augustin. Le tribun exposait à son
correspondant les débuts de l'affaire, analysait ses deux édits et
sa lettre à Gaudentius; puis, il parlait des deux réponses de
l'évèque dissident, annonçait l'envoi d'une copie de ces deux
lettres, et priait Augustin de réfuter les arguments du Dona-
tiste ; enfin, il demandait conseil sur les mesures à prendre.
7° Lettre cV Augustin à Dulcitius-.
C'est la réponse à la lettre précédente. Elle est conservée tout
entière dans la correspondance d'Augustin. Il suffira d'en
donner ici une analyse sommaire : folie des Donatistes, qui se
tuent eux-mêmes (chap. 1) ; on doit appliquer néanmoins la loi
(chap. 2); cette loi, d'ailleurs, n'ordonne pas de mettre à mort
les Donatistes, et Dulcitius a déjà montré de la modération dans
ses dernières mesures (chap. 3) ; Augustin a déjà, et bien sou-
vent, combattu les Donatistes (chap. 4-5) ; il réfutera seule-
ment ici l'argument tiré par Gaudentius de la mort volontaire
de Razius dans le livre des Macchabées (chap. 6-8) ; dès qu'il
en aura le loisir, il discutera en détail les deux lettres de Gau-
dentius (chap. 9).
8'^ Premier livre cC Augustin « Contra G audentium'' ».
Ce livre contient la réfutation, annoncée dans la réponse à
Dulcitius, des deux lettres de Gaudentius. Il nous est parvenu
intact parmi les œuvres d'Augustin. En voici l'analyse très
sommaire. Dans un préambule, l'auteur expose l'origine et les
péripéties de l'affaire ; il indique la méthode qu'il suivra''. Puis,
il reproduit et discute, phrase par phrase, les deux lettres du Dona-
tiste-'. En terminant, il développe son objection favorite, tirée
du schisme maximianiste, et défie Gaudentius de lui répondra^;
9" Lettre de Gaudentius à Augustin'. — Voyez plus loin.
10'^ Second livre d' Augustin « Contra Gaudentium^ ».
Ce deuxième livre, qui nous est parvenu entier, contient la
réponse d'Augustin à la lettre de Gaudentius. Il a dû être com-
posé quelques mois après le livre I Contra Gaudentiuni, au-
quel il fut joint par Augustin lui-même'-', et auquel il reste joint
1) Augustin, Retract., Il, 85. Retract., II, 85. — Fragments de cette
2) Epist. 204. lettre dans notre Dossier de Gaudentius,
3) Cf. Retract., II, 85. p. 127-132.
4) Contra Gaudentium, I, 1. 8) Cf. Augustin, Retract., H, 85.
5) Ibid., I, 1, 2 et suiv. ; 9, 10 et suiv. 9) « Hinc factum est ut hi nostri ad
6) Ibid., I, 39,54. illuin duo libri essent » (ibid., II, 85).
7) Contra Gaudentium, II, 1 et suiv. ; ' , ' . . o • "'
202 LITTÉH\TUHE DONATISTE
dans les éditions modernes. En voici le contenu. L'évêque
d'Hippone constate, tout d'abord, que le Donatiste n'a pas ré-
pondu à ses objections 1. Puis, il reproche à son contradicteur
ses affirmations téméraires sur la doctrine de Cyprien, dont au-
raient hérité les schismatiques - ; l'insuffisance de ses explica-
tions sur la pratique du second baptême ou sur l'exception ad-
mise en faveur des Maximianistes '^, sur la légitimité du schisme
et sur la doctrine donatiste du baptême ^ Augustin répond en-
suite à une critique sur l'interprétation d'un passage de la lettre
écrite par Dulcitius^\ Il justifie l'intervention des empereurs
dans les affaires religieuses". Enfin, il exhorte l'évêque de
Thamugadi à rentrer dans l'Eglise universelle, que n'ont pu
compromettre les fautes de quelques pécheurs, même les pré-
tendus crimes de prétendus traditeurs ; et il engage Gaudentius,
en cas de réponse nouvelle, à ne plus se perdre en vaines diva-
gations".
Avec le second livre d'Augustin Contra Gaudentiiun, se
clôt pour nous le dossier de Gaudentius, comme l'histoire de
ses aventures. Nous ne savons si le Donatiste a relevé une
deuxième fois le défi de son adversaire, qui, de nouveau, le som-
mait ironiquement de répondre, et qui lui-même songeait à re-
prendre la question dans un traité plus étendu^.
De ces dix pièces, toutes intéressantes à divers titres, qui
constituent le dossier de Gaudentius, ti'ois seulement doivent
nous arrêter ici, parce qu'elles sont de la main de Gaudentius
lui-même: les deux lettres au tribun Dulcitius, et la réplique à
Augustin.
III
Les œuA'res de Gaudcnilius. — L'orateur. — Discours à la Conférence
(ie ili. — Sermons à Thamugadi. — Les lettres dt' Gaudentius à Dulci-
tius. — Commenl ou peut les reconstituer complètement. — La première
lettre. — La seconde lettre. — Traité sur le devoir des Donatistes eu
temps de persécution. — Préambule. — Gaudentius veut justifier par
1) Conlra Gaudentiiim, II, 1. denliiis : <( Ad Gaiulcntiuiii Donatisla.-
2) Ihid., II, 2 et siiin. rum episcoimm cpisliila una » \lndic.
3) Ihid., II, 7. nper. AïKjiialini, 8). C'csl sans doute le
i) Ihid., II, 8 et siiiv. liNre II Conlra Caiidenliiim, (jiii a la
.5) Ihid., II, 11, 12. forme d'une lettre. Fins liant, en effet,
6) Ihid., Il, 12, 13. parmi les traités d'Augnstin, Possidius
7) Ihid., II, 18, 14. ne cite qu'un sent li>re Conlra Gauden-
8) Ihid., Il, 1; 13,14. — Possidins liant.
merilionae une lettre d'Augustin à (Jau-
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 203
des textes de l'Écriture sa réponse antérieure. — Les Donatistes ne doi-
vent pas suivre le conseil qu'on leur donne de se rallier ou de fuir. —
Le cas de Gabinus et d'Emeritus. — La fuite. — Revendication de la
liberté de conscience et de culte. — Éloge des martyrs donatistes. — Un
chrétien a le droit de se donner la mort pour échapper aux persécuteurs.
— Les autorités civiles ne doivent pas intervenir dans les affaires de
l'Église. — Les Donatistes sont prêts à mourir pour leur foi. — La lettre
de Gaudentius à Augustin. — Occasion de cette lettre. — Fragments et
reconstitution partielle. — Principaux thèmes. — Autorité de Cyprien,
dont l'Église donatiste suit la tradition. — Justification du schisme. —
Attaques contre les traditeurs. - — Justification du baptême donatiste. —
Réponse aux objections sur le schisme maximianiste. — Protestation
contre l'intervention des empereurs dans les affaires religieuses. —
Attaques contre Augustin. — Gaudentius écrivain et polémiste. — Inté-
rêt historique de ses œuvres. — La littérature à Timgad.
x\vant de devenir un polémiste, Gaudentius avait été un
orateur. Du moins, il aurait pu l'être : entendons par là qu'il
avait eu bien des occasions de montrer son éloquence, mais
que, ces occasions, il semble les avoir toujours manquées.
Dans la Conférence de Garthage, au même titre qu'Emeritus
ou Petilianus, il fut un des sept avocats-mandataires de son
parti'. Mais, par contraste avec ces deux collègues, il y fut
d'une discrétion extraordinaire. Durant ces interminables débats,
il ne prit la parole que deux fois.
La première fois, il ne prononça que deux mots. C'était le
l""" juin 411, pendant la vérification des signatures. L'évêque
catholique de Thamugadi, Faustinianus, venait de s'avancer à
l'appel de son nom, et de répondre : « Présent ». — « Je le
reconnais — Agnosco illiim », dit Gaudentius-. Et ce fut tout
pour ce jour-là, si le procès-verbal est complet.
A la seconde séance, Gaudentius n'ouvrit pas la bouche. A
la troisième, le 8 juin, il se mit un peu plus en frais, sans se
fatiguer pourtant. Il intervint dans la controverse, mais une
seule fois. Les deux partis se disputaient le titre d'Église catho-
lique. Augustin venait de s'expliquer sur ce point, quand Gau-
dentius demanda la parole et prononça ce petit discours : « Le
nom de catholique, suivant nos adversaires, se rapporterait à
l'extension de l'Eglise dans les provinces ou les nations. En
réalité, ce mot de catholique désigne la plénitude des sacre-
ments, la perfection, la pureté, non l'extension chez les nations.
En tout cas, nos adversaires devraient prouver qu'ils sont en
1) CoUat. Carthag., I, 148 et 208 ; II, dentium, 1, .S, 4 ; II, 4 ; Relract., II, 85.
2 et 12 ; 111,2 Augustin, Conlra Gau- 2) Coliat. Carthag., I, 128.
204 LITTÉHATURE DONATISTE
communion avec toutes^les nations, avant de revendiquer le
titre de catholiques. ^Ims^ tout d'abord, ils doivent dire ce
qu'ils ont demandé à l'empereur, ce qu'ils ont obtenu', »
L'évêque de Thamugadi n'avait pas inventé cette interprétation
ingénieuse du mot catholique ; elle était de tradition, et, pour
des raisons faciles à comprendre, fort à la mode chez les schis-
niatiques africains, comme chez d'autres adversaires de la
grande Eglise universelle. L'intervention de Gaudentius n'était
donc pas de nature à orienter la discussion vers des horizons
inexplorés. L'orateur s'en aperçut probablement, puisqu'il ne
renouvela pas sa tentative. Après cet effort unique, qui était
surtout un effort de mémoire, il rentra dans Tombre et le
silence derrière les protagonistes de son parti.
Pendant les vingt-deux ans de son épiscopat, l'évêque de Tha-
mugadi dut parler bien souvent dans sa chaire. Mais, de toutes
les homélies qu'il a pu prononcer jusque vers l'année 420,
aucune trace ne s'est conservée. Les seuls sermons de lui, sur
lesquels nous ayons quelques données, datent du temps où il
songeait à se brûler dans son église'. Avec lui, dans la basi-
lique, s'étaient volontairement enfermés nombre de fidèles,
décidés à partager son sort. Naturellement, dans ces jours de
fièvre dévote où l'on attendait les persécuteurs, l'évêque exhor-
tait souvent les compagnons dé son martyre volontaire. D'abord,
il voulait s'assurer que tous étaient bien résolus à le suivre
jusqu'au bout dans la mort. Pour éprouver leur vocation, peut-
être aussi par scrupule, il les engageait à se retirer, à sauver
leur vie par la fuite. C'est lui-même qui l'atteste : « Quant à
ceux qui sont avec nous, écrivait- il alors, j'atteste Dieu et tous
ses sacrements, que je les ai exhortés, que j'ai fait tous mes
efforts pour les décider à partir. J'ai invité ceux qui voudraient
sortir, à le déclarer publiquement sans rien craindre. Car nous
ne pouvons pas retenir les gens malgré eux, nous qui avons
appris que personne ne doit être contraint à la fidélité
envers Ditîu'\ » On peut supposer que bien des schismatiques
de Thamugadi se laissèrent convaincre, qu'ils profitèrent de la
permission pour aller prier ailleurs. Mais la plupart restaient
groupés autour de leur évêque et du bûcher. Ceux-là, Gauden-
tius les soutenait de sa parole : il leur prêchait la vérité dona-
tîste, les droits de la conscience, le devoir de résistance à l'op-
pression, la légitimité du suicide en face des persécuteurs, la
1) Collai. Carlha'j., III. 102. lirlracl.. Il, Mo.
2} AugLislin, Con(ra Gaudentiiun, I, 1 ; 3) Cunlra Caudcnliuin, 1, 7, 8.
GAUDENTIUS DE ÏHAMUGADl 205
grandeur du sacrifice et la récompense à escompter, le Paradis
ouvert aux martyrs. Quelle qu'ait pu être la valeur de Gaudea-
tius comme sermonnaire, on doit regretter qu'aucun sténo-
graphe n'ait recueilli ces sermons improvisés : le thème ne
pouvait être banal dans ce cadre original, dans cette église parée
pour l'incendie, en face de ces fanatiques du martyre par le feu,
devant ce bûcher de délivrance, prêt à flami)er dès l'apparition
des bourreaux.
Si nous connaissons mal le sermonnaire et l'orateur de
concile, en revanche, nous pouvons apprécier le polémiste.
Nous possédons aujourd'hui deux ouvrages complets de Gau-
dentius, ses lettres à Dulcitius, et des fragments d'un troisième,
sa lettre à Augustin.
On se rappelle les circonstances : la persécution annoncée à
Thamugadi, les deux édits de Dulcitius, les menaces de Gau-
dentius, la lettre où le tribun cherchait à apaiser l'évêque, à le
détourner de sa farouche résolution '. Le jour où Gaudentius
reçut à Thamugadi la lettre de Dulcitius, il y répondit, séance
tenante, par une fin de non-recevoir : un billet assez court,
écrit à la hâte, qu'il remit au courrier du tribun, et où il noti-
fiait sèchement son refus d'obéir. Le lendemain, il entreprit de
rédiger une seconde réponse, beaucoup plus longue, où il déve-
lopperait à loisir ses raisons 2.
Nous avons pu reconstituer d'un bout à l'autre le texte inté-
gral des deux lettres : texte qu'Augustin a reproduit et réfuté
phrase par phrase, sans la moindre lacune, dans son premier
li\re Cont/-a GaudentiiunK -
La restitution est certaine. Augustin déclare lui-même qu'il
a cité méthodiquement, au cours de sa réfutation, toutes les
parties des deux lettres, tous les mots, sans rien omettre :
« Avec l'aide du Seigneur, dit-il, j'ai entrepris de réfuter les
lettres de Gaudentius; et ceux-là mêmes qui ont l'esprit lent,
ne pourront douter que j'aie répondu sur tous les points. En
effet, je transcrirai d'abord les paroles de Gaudentius, puis j'y
joindrai ma réponse ; mais non comme je l'ai fait, quand je
répondais cà la lettre pastorale de Petilianus. Alors, pour chaque
passage, quand sont reproduites les paroles de Petilianus,
j'avais mis : « Petilianus dit — Petilianus dixit » ; quand c'est
1) Episl. 204, 3 ; Contra GaudeuLiuin, II, notre restitution des deux lettres.
I, 1 ; BetracL, II, 85. A cette édition se rapportent, dans les
2) Retmct.,Il, 85; Contra Gaudentium, pages suivantes, les numéros des clia-
I, ] et suiv. ; y, 10 et suiv. pitres des Epislulae ad Diilciiiam.
B) A'oir plus haut, toine V, Appendice
VI. 14
20G LITTÉHATLKE DONATISTE
moi qui parle : « Augitstin répondit — Augustlnus respon-
dit '. » Gela m'a valu une accusation de mensonge, mon adver-
saire déclarant que jamais, de vive voix, il n'avait discuté
avec moi. Gomme si, vraiment, il n'avait pas dit ce qu'il a
écrit, parce que ces mots, au lieu de les lui entendre pronon-
cer, je les ai lus dans son ouvrage ! ou comme si, moi, je ne
lui avais pas répondu, parce que je n'ai point parlé en sa pré-
sence et que j'ai répondu par écrit à ses écrits ! Que faire avec
des gens animés d'un tel esprit, ou portés à attribuer ces
mêmes dispositions aux personnes à qui ils désirent faire con-
naître leurs ouvrages? Enfin, même à ces gens-là, donnons
satisfaction. Ici, chaque fois que je reproduis les paroles de
(iaudentius, je ne mettrai pas : v Gaudentius dit — Gauden-
tiiis dixit », mais : « Texte de la lettre — Verba epistulae ».
Quand c'est moi qui réponds, je ne mettrai pas : « Augustin
répondit — Augustinus respondit », mais : « A cela, voici
la réponse — Ad liaec responsio ». Commençons donc à réfu-
ter ainsi la première lettre de Gaudentius, la plus courte-. »
Conformément aux indications de l'auteur, on voit alterner,
jusqu'au bout du livre, le Verba epistulae et le Ad Juiec re-
sponsio -K Quand la double réfutation est terminée, Augustin
fait encore remarquer à Gaudentius qu'il a reproduit et discuté
le texte entier des deux lettres : « J'ai pleinement répondu, dit-
il, à tes lettres, sans omettre un seul passage — nullias loci
praelerniissione''. » On ne saurait être plus explicite. D'ail-
leurs, la lecture des deux pièces, telles que nous les avons
reconstituées, suffirait à prouver que la restitution est absolu-
ment complète, y compris les en-tête et les salutations finales.
La première lettre à Dulcitius est un simple billet. L'en-tête
est ainsi conçu : « A l'honorable et (si tu le veux) au t>rès
désiré tribun et notaire Dulcitius, moi, Gaudentius, évéque''. »
Après cette formule de salutation, Gaudentius accuse réception
de la lettre du tribun, où il relève une contradiction : « La
lettre de Ton Honneur, dit-il, m'a été remise par des gens que
leur caractère et leur vie rendent manifestement chers à tous.
Dans cette lettre. Ta Grandeur a dit bien des choses que je
passe maintenant sous silence. Je relève seulement une contra-
diction qui a échappé à la pénétration de ton esprit : tu n'au-
1) AugiisUii, Conlni /i//t'/v/,s Petiliani, 4) Conlni GaïKlciiliuin, I, :{9, 5H.
II, 1, 2 ft siiiv. 5) (iaiidcnlius, Kphtula I ad Dulcilium,
2| Contra (i(nidi'nliuin, 1,1. 1.
3) ll>i(t., I, 1, 2 et sui\.
GAUDENTIUS DE THAML'GADI 207
rais pas dû, dans la même lettre, nous déclarer et tout à fait
innocents et franchement coupables. Si tu nous crois criminels,
vous devez fuir la société de gens compromettants. Si tu nous
crois innocents, comme tu l'as dit toi-même, eh bien! nous
devons, nous, fidèles au Christ, résister joyeusement aux per-
sécuteurs '. » L'évêque déclare ensuite qu'il est décidé à mou-
rir dans son église, si l'on veut appliquer l'édit : « Dans l'église
où nous sommes, le nom de notre Dieu et de son Christ, comme
tu l'as dit toi-même, a toujours été célébré en toute vérité.
Nous y restons donc, ou vivants, tant qu'il plaira à Dieu, ou
pour y mourir, comme il convient à la famille de Dieu. C'est
ici, dans le camp du Seigneur, que se terminera notre vie :
à une condition, toutefois, c'est que la violence s'en mêle, et
alors cela pourra bien arriver. En effet, personne n'est
assez fou pour se hâter vers la mort, sans qu'on l'y pousse 2. »
Gaudentius ajoute que, d'ailleurs, il ne force personne à
l'imiter ; il a même invité les fidèles à se retirer : « Quant à
ceux qui sont avec nous, j'atteste Dieu et tous ses sacrements,
que je les ai exhortés, que j'ai fait tous mes efforts pour les
décider à partir. J'ai invité ceux qui voudraient sortir à le décla-
rer publiquement sans rien craindre. Car nous ne pouvons pas
retenir les gens malgré eux, nous qui avons appris que per-
sonne ne doit être contraint à la fidélité envers Dieu '^ »
Telle est la réponse proprement dite, dictée par Gaudentius
à l'un de ses clercs. Mais l'évêque ajouta de sa main, en guise
de salatation, ce souhait de circonstance : « Je te souhaite de
ne pas éprouver de mal, de réussir dans l'exercice de tes fonc-
tions publiques, et de cesser d'inquiéter les chrétiens 4. » Les
premiers mots du compliment final devaient avoir surtout pour
objet de faire passer les derniers.
Après avoir notifié au tribun sa résolution, Gaudentius en-
treprit de la justifier. C'est l'objet de la seconde lettre, écrite à
loisir, où il exposait copieusement ses raisons et les appuyait
de nombreux textes bibliques. Cette seconde lettre, de propor-
tions assez considérables, est une sorte de traité sur le devoir
des Donatistes en temps de persécution.
Le cadre est le même que dans le billet antérieur. L 'en-tête '
est presque identique : « A l'honorable, au très cher et très
désiré Dulcitius, moi, Gaudentius, évêque ^. » Dans un petit
préambule, d'intention ironique, est personnellement visé le
1) Gaudentius, Êpistala lad Dulciliam,2. 4) Gaudentius, Epistala lad Dulcithim ,5-
2) Ibid., 3. 5) Gaudentius, Epislula II ad Dulci-
3) Ibid., 4. tium, 1.
208 LITTÉRATUllE DONATISTE
tribun. Dulritius avait ^éclaré qu'il s'était félicité d'abord en
apprenant l'absence de l'évèque, mais qu'il s'était ensuite
aît'ligé en apprenant son retour. Là-dessus, (iaudentius plai-
sante assez lourdement : « Les gens, dit-il, qui se connaissent
seulement de réputation, ou qui se connaissent vaguement de
vue, désirent ordinairement lier conversation ; ceux qui s'igno-
rent complètement ne redoutent pas du moins avec horreur de
se trouver face à face. • Toi, tu procèdes autrement dans
tes blâmes : de mon absence tu t'es félicité, de mon retour tu
t'es attristé, à ce que tu déclares dans ta lettre '. » Après ce
préambule ironique, l'auteur annonce sa dissertation.
il se propose, dit-il, de compléter et de justifier sa réponse
précédente, qui a été forcément très sommaire : « L'autre
jour, ne voulant pas me taire, j'ai répondu par lettre. Mais,
les porteurs étant pressés, j'ai dû m'en tenir à de succinctes et
brèves déclarations. Mamtenant, à la lettre de Ton Honneur,
je dois répondre par les paroles de la sacro-sainte Loi di-
vine ''. » C'est donc à coups de textes bibliques, que l'évèque
va combattre le tribun. Aussitôt, en effet, se déchaîne l'ava-
lanche. De chapitre en chapitre rouleront et s'entasseront les
citations massives de l'Ecriture.
Sans s'attarder aux précautions oratoires, Gaudentius va
droit à la question essentielle. Les Donatistes, affirme-t-il, ne
doivent pas suivre le conseil qu'on leur donne de se rallier à
l'Eglise officielle ou de fuir. En vain, le tribun allègue l'exemple
de certains évèques qui se seraient récemment convertis : no-
tamment Emeritus de Gtesarea et Gabinus. En ce qui concerne
Emeritus, le fait est inexact : rien de vrai dans ce qu'on ra-
conte sur sa prétendue conversion '■'■. Quant à (jabinus et autres
ralliés, leur cas est surtout de nature à mettre en pleine lu-
mière toute l'iiiconsé([uence des persécuteurs : « Certainement,
dit Gaudentius, ih^vant le tribunal de Dieu, on est également
criminel, également coupable, si l'on absout un coupable, ou si
l'on tue un innocent. Si donc étaient coupables, avant de ren-
trer eu communion avec vous, ce Gabinus nommé par toi, et
tous les autres naufragés de la foi, compagnons de sa cluite, eh
bien ! suivant les paroles de; Dieu, ils n'auraient pas dû être
absous. Si au contraire ils ont été accueillis par vous cimime
des innocents ou des saints, pourquoi frappez-vous les gens
fidèles à cette foi, d'où vous viennent des saints '.' Pourquoi
1) Gaiidcnlius, l^iiisluhi II ml Diilri- 3) (laudcntius, Epislula 11 dd Dulci-
liuin, 2. liuni, i.
2) Ihid.
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 209
tuez-vous des innocents ^ ? » Singulier sopliisme, qu'Augustin
n'aura pas de peine à démasquer. Rien n'était plus logique que
l'accueil fait aux ralliés : on devait les recevoir comme des
frères, puisqu'on reprochait seulement aux schismatiques do
s'obstiner dans le schisme.
A ceux qui s'entêtaient dans leur fidélité envers l'Eglise de
Donat, Dulcitius avait conseillé de fLÙr, d'éviter les villes, de
se cacher. Et l'astucieux tribun, qui espérait ainsi se tirer
d'affaire, alléguait le précepte de l'Evangile sur la fuite en
temps de persécution. A cette invite, Gaudentius répond que,
le voulùt-on, la fuite est maintenant impossible, puisque la
persécution s'étend partout, jusque dans les campagnes, où l'on
n'ose donner l'hospitalité aux fugitifs : « Dans quels lieux fuir ?
s'écrie-t-il. Au milieu de cette tempête de la persécution, la
tranquillité est troublée partout : où est le port sûr qui pourrait
recevoir et sauver les évêques ?... Jadis, les Apôtres pouvaient
fuir en sécurité, parce que l'empereur n'avait pas ordonné de
proscrire personne à cause d'eux. Maintenant, les hôtes des
chrétiens, épouvantés par les proscriptions, redoutant le péril,
non seulement ne leur donnent pas asile, mais encore craignent
de voir ces fugitifs qu'ils vénèrent en silence"-. » C'était sans
doute exagérer ; tout au moins, c'était présenter l'exception
comme la règle. A notre connaissance, aucun des édits de ce
temps-là n'interdisait d'ouvrir sa porte aux clercs schisma-
tiques. Et l'on a peine à croire que tous ces évêques fugitifs,
nullement inquiétés par la police, Petilianus autour de Constan-
tine, Emeritus autour de Cœsarea, Gaudentius lui-même au-
tour de Thamugadi, aient toujours couché à la belle étoile.
Au reste, les chrétiens n'ont pas à fuir ni à se cacher. Gau-
dentius revendique hautement une entière liberté de conscience
et de culte. Sous aucun prétexte, on ne doit contraindre
l'homme, qui a reçu de Dieu le libre arbitre. Imposer une reli-
gion par la violence, c'est faire injure à Dieu lui-même : « Le
Dieu tout-puissant, qui a créé l'homme à son image, l'a aban-
donné à son libre arbitre... Pourquoi maintenant la tyrannie
humaine m'enlève-t-elle ce que Dieu m'a donné ? Songe,
homme illustre, quels sacrilèges on commet ainsi envers Dieu.
Ce qu'il a accordé, la présomption humaine le ravit; et c'est
pour Dieu qu'elle prétend le faire ! C'est pour Dieu une grande
injure d'être défendu par des hommes. Que pense-t-il de Dieu,
1) Gaudentius, Epistula II ad Dulci- 2) Gaudentius, Epislula II ad Dulci-
tium, 3. tium, 6.
210 ~ LITTÉIIATCKE DO>ATISTE
celui qui veut le défendre» par la violence ? C'est que Dieu ne
peut venger lui-même ses injures '. » Les violences contre les
vrais chrétiens ont été annoncées par le Christ et par les apôtres ■^.
La prétendue paix, que prêchent aujourd'hui les persécuteurs,
est une « paix de guerre » ; leur unité est une « unité san-
glante ». Au contraire, la paix du Christ « invite et ne con-
traint pas -^ ». Voilà ce qu'oublie l'Eglise officielle.
Tout en maudissant les persécuteurs, Gaudentius bénit la
persécution, qui est pour son Eglise une garantie de vérité,
pour tous les fidèles une épreuve, pour les privilégiés la con-
dition du martyre : « Nous nous réjouissons, dit-il, de la haine
du monde ; dans ses persécutions, nous ne succombons pas,
mais nous sommes joyeux. Ce monde ne peut aimer les servi-
teurs du Christ, puisqu'il n'a pas aimé le Christ^. » De là, tous
ces martyrs dont s'enorgueillit l'Eglise de Donat. Ceux qui se
sont frappés eux-mêmes, n'en sont pas moins des victimes de la
persécution. Un chrétien a le droit de se donner la mort pour
échapper aux bourreaux : « N'est-ce pas une persécution, ces
A'iolences qui ont acculé à la mort tant de milliers d'innocents
martyrs ? Ces chrétiens étaient, conformément à l'Evangile,
« d'esprit prompt, mais de chair faible •'' ». Pour échapper à une
contamination sacrilège, ils ont trouvé la voie courte du
bûcher, où ils ont sacrifié leur vie, suivant en cela l'exemple
du prêtre Razias dans les livres des Macchabées^. Et leurs
craintes n'étaient pas vaines. En effet, quiconque est tombé
dans les mains des persécuteurs, n'a pas échappé. Mais que
ceux-ci fassent ce qu'ils voudront : à coup sur, ils ne peuvent
être de Dieu, ceux qui agissent contre Dieu '. » Par cette apo-
logie du martyre volontaire, qui était si fort en honneur dans
son Eglise, l'évêque de Thamugadi justifiait d'avance son
propre suicide.
L'empressement avec lecjuel les victimes accueillent le mar-
tyre n'est pas une excuse pour les persécuteurs. Gaudentius
entreprend de démontrer à Dulcitius ([ue « l'office d'exécuteur
ne convient pas à sa sagesse ^ ». Cett(i intervention d'un repn>
sentant de l'empereur est d'autant moins légitime, qu'elle se
produit en faveur d'une Eglise d'idolàlres : les soi-disant Ca-
tholi(|ues sont de véritables païens, qui ont fait de leur Eglise
1) (iamlciiliii^, E]iistul(i II wl Dulci- 5) M;il1iiL'ii, Evanq., 26, 41.
t'mm, 1. . fi) // Miiccluil,., 14. 41.
2) Ibid., 8. 7) CiMidciitiiis, Kjjislitta II ad Dulci-
8) Ibid., !). tiuin, 11.
4) Ibid., lu. S) Ibid., 12.
GAUDENTIUS 1»E THAMUGADI 211
une idole, et qui forcent les ralliés à adorer cette idole. Mais ils
seraient les vrais chrétiens, qu'ils ne seraient pas fondés da-
vantage à réclamer l'appui du gouvernement. Sous aucun pré-
texte, le pouvoir civil ne doit intervenir dans les affaires de
l'Eglise : « Pour instruire le peuple d'Israël, le Dieu tout-puis-
sant donnait mission aux prophètes, jamais aux rois. Le Sau-
veur des âmes, le Seigneur Christ, pour enseigner la foi, a
envoyé des pécheurs, non des soldats. Des milices de ce
monde, jamais Dieu n'a attendu l'aide, lui qui seul peut juger
les vivants et les morts'. » On reconnaît ici la thèse soutenue
par tous les Donatistes : depuis le jour où, sommé par eux
d'intervenir, l'empereur Constantin s'était prononcé contre
eux.
Cependant, continue Gaudentius, il y a des gens qui font
profession d'ignorer les leçons de l'Ecriture. Ce sont les soi-
disant Catholiques, « ces usurpateurs du bien d'autrui, qui
n'écoutent pas même cette parole de Dieu : Tu ne convoiteras
pas le bien de ton prochain. » Ces gens-là, pour mettre la
main sur les basiliques, poussent à la persécution. Dès lors, le
devoir des vrais chrétiens est tout tracé : « Notre foi nous
exhorte à mourir volontiers pour Dieu dans cette persécu-
tion -. » Sur cette héroïque déclaration se termine la lettre.
Ou, du moins, la lettre proprement dite, la réponse au tri-
bun, telle que l'évêque l'a dictée à quelqu'un de ses clercs.
Mais, suivant l'usage, il y ajouta de sa propre main une salu-
tation finale. Dans sa brutalité agressive, cette salutation ne
manque point de piquant : « Je te souhaite de ne pas éprouver
de mal, de découvrir la vérité, d'apaiser ton âme, et de ne pas
mettre à mort des innocents '. » Gaudentius tenait évidemment
à ce trait : il l'avait déjà brandi antérieurement à la fin de
son billet ; mais, dans l'intervalle, il l'avait encore aiguisé.
Quand il signa cette longue lettre au tribun, l'évêque de
Thamugadi croyait assurément qu'il n'écrirait plus à personne.
Désormais, il n'avait plus qu'à attendre les bourreaux et le
martyre. Il vivait dans sa basilique, ne cessant de prier que
pour exhorter ses compagnons d'infortune et de gloire. Le bû-
cher était prêt; des fidèles montaient la garde, pour être sûrs
de ne pas manquer la visite des persécuteurs. Cependant, les
bourreaux ne se montraient pas; et les jours passaient, puis les
1) Gaudentius, Epislula II ad Dulci- 8) Oaudentius, Epistula 11 ad Dulci-
tium, 13. iiuin, L".
2) Ibid., 14.
212 LITTÉRATURE DONATISTE
semaines, puis les mois. ^ Le Donatiste dut penser qu'on l'avait
oublié.
11 n'en était rien, pourtant. Mais le tribun, hésitant toujours
à employer la force, soucieux surtout d'éviter les responsabi-
lités dangereuses, avait trouvé un bon prétexte pour ajourner
l'affaire sans le dire. Afin d'éclairer sa conscience, il avait
consulté Foracle de l'Eglise africaine, l'évèque d'Hippone, qui
était de ses amis. Il lui avait envoyé une copie des deux lettres
de Gaudentius, en le priant de les réfuter'. En attendant, il
faisait le mort. Voilà pourquoi les bourreaux tardaient tant.
Un jour, enfin, l'évèque de Thamugadi reçut un volumineux
ouvrage, où étaient discutées et réfutées d'un bout à l'autre,
phrase par phrase, ses deux lettres à Dulcitius. Vers la fin de
son traité (c'est le livre I Contra Gaudentiuiiï) , Augustin en-
gageait son collègue schismatique à lui répondre, non sans se
moquer un peu de lui : « A cela, disait Augustin, si tu te pré-
pares à répondre quelque chose, lis encore le procès-verbal de
la conférence avec Emeritus... Réponds à cela; tu as le temps de
réfléchir à ce que tu diras. En ceci, du moins, tu nous seras
redevable d'un bienfait : tandis que tu songeras à ta réponse,
tu ne songeras pas à te brûler"-. » Railler un martyr, après
l'avoir contredit ! Vraiment, c'en était trop. On ne pouvait
quitter ce monde sans avoir dit son fait au téméraire. Avant de
se brûler dans son église, Gaudentius voulut avoir le dernier
mot dans la controverse. A son tour, il entreprit donc de réfuter
Aug'ustin.
Ce futl'objet d'un traité, en forme de lettre, qu'il lui adressa '^.
L'ouvrage est perdu ; mais nous en connaissons le contenu, le
plan et divers fragments, par les citations ou les résumés
d'Augustin, qui, dans sa réponse (livre II Contra Gaiidentium)^
a suivi pas à pas son adversaire, discutant ses affirmations ou
ses récriminations ''.
Le traité débutait par un éloge pompeux de saint Cyprien''.
A en croire l'auteur, l'Eglise de Donat était la véritable Eglise
catholique, parce qu'elle était l'Eglise pure et parfaite, telle que
l'avait connue et définie le grand évêque de Carthage'*; et les
Donatistes étaient ses disciples, ses héritiers en toute chose,
1) Aiifiiisliii, Ei)isL 2114, !). dnns noire Dossier de (iaiiilrnliiix, p. 127-
21 Conlni Gainlentiuiii, 1, ;}!), 04. 1:^2.
;}) Hrtmrl.,\\, H'> ; Contra Gaudenliuin, '>) Aiig\istin, Contra Gaiidentium, II,
II, 1 (ilsuiv. , IH, 14.
4) Voyez les fragmciils de cet ouvrage (i) Ibid., K, 2; 13, U.
GAUDEM'IUS DE THAMUGADI 213
notamment dans la doctrine sur le baptême i. Gaudentius invo-
quait à tout propos l'autorité de Cyprien-. Il plaçait son Eglise
et lui-même sous le patronage de l'illustre évêque-martyr,
du Saint que vénéraient tous les partis. C'était une tactique tra-
ditionnelle chez les schismatiques africains : elle ne laissait pas
que d'impatienter les Catholiques, même de les embarrasser un
peu.
L'Eglise de Donat, suivant les prétentions de la secte, se
rattachait donc directement à l'Eglise de Cyprien. Il y avait,
cependant, une grosse difficulté : la rupture avec les chrétientés
d'outre-mer, avec l'Eglise universelle. Gaudentius essayait de
justifier le schisme, mais sans apporter de raisons sérieuses. Il
affirmait la nécessité de cette rupture : « La nécessité, disait-il,
nous a forcés, nous les justes, à quitter les impies-'. » Pourex-
pliquer cette prétendue «nécessité », il rééditait les calomnies
traditionnelles contre Cfecilianus et les traditeurs^. Surtout, il
invoquait des textes bibliques. Il en tirait cette conclusion extra-
vagante, que « même s'ils ignoraient l'existence des pécheurs,
et dans le monde entier, des chrétiens avaient pu être perdus par
les péchés d'autrui '' ». Sur ce point, l'évêque de Thamugadi
s'écartait de la doctrine officielle de la secte, qui subordonnait
du moins à la connaissance des péchés la solidarité avec les
pécheurs.
Sans s'inquiéter de ce que ses amis pourraient en penser, il
poussait son idée jusqu'aux extrêmes conséquences. Il formulait
ainsi sa théorie générale : « Tout pécheur est perdu par ses
propres péchés, et tout chrétien peut l'être par les péchés d'au-
trui, même s'il les ignore. » Avec cette théorie, on se demande
comment il pouvait y avoir encore un seul chrétien. Gaudentius
affirmait, en effet, que « seule dans le monde avait poussé
l'ivraie », et que « dans le monde presque entier avait disparu
le froment*^ ». Ce « presque » avait naturellement pour objet de
réserver, même au prix d'une contradiction, les droits et privi-
lèges du parti de Donat. Partout ailleurs, il n'y avait plus de véri-
tables chrétiens ; car « former avec les coupables une seule et
même société, c'est en même temps schisme et hérésie" ». En
dehors de son Eglise, Gaudentius n'apercevait que des coquins
et leurs complices plus ou moins inconscients.
1) Augustin, Co/W/'rt G((Uf/('/U((/m, II, 8. 4) Augustin, Conlra Gauderdiuni, II,
2) Ihid., II, 2 et suiv. ; 8 et sniv. ; 13, 14.
13, 14. ô) Ibid., 11,4.
3) Ibid., 11,3. 6) Ibid., H, 5.
7) Ibid., II, 9, 10.
214 LITTÉRATURE DONATISTE
*
Du schisme, il passait à la question du baptême. Il procla-
mait que u sur cette question on devait suivre les conciles
d'Agrippinus et de Cyprien ' ». Ce sacrement ne pouvant être
conféré que par l'Eglise, l'évêquedonatiste reprochait aux Catho-
liques d'être illogiques en ne rebaptisant pas les hérétiques
convertis. Mais il s'embrouillait lui-môme dans ses explications
sur le cas des !Maximianistes ralliés au Primianisme, comme
Felicianus de Musti, dont le baptême avait été déclaré valable.
11 cherchait à se tirer d'affaire, en prétendant que Felicianus
était de ceux auxquels on avait accordé un délai-. Malheureu-
sement, c'était là une erreur défait, dont la constatation suffisait
pour ébranler toute la théorie.
Mal à l'aise sur ce terrain, Gaudentius se retournait contre
Augustin pour lui chercher noise. L'évêque d'Hippone, en déve-
loppant la thèse catholique, avait cité un texte de saint Paul sur
la vérité qui pouvait se trouA^er parfois chez les païens eux-
mêmes. Là-dessus, Gaudentius prenait feu. 11 sommait son ad-
versaire de montrer « ce que rx\pôtre n'avait pas retranché
dans le sacrilège des Gentils, ce qu'il ne condamnait pas dans
leur rite profane -^ ». C'était triompher trop aisément, en dépla-
çant la question.
Sur un autre point, Gaudentius cherchait encore querelle à
l'évêque d'Hippone, qu'il accusait même de mauvaise foi. Il lui
reprochait d'avoir mal interprété un passage de la lettre de
Dalcitius. Dans sa première réponse, le Donatiste avait prétendu
que le tribun lui-même reconnaissait dans son Eglise « l'Eglise
de vérité ». Augustin, commentant ce passage, avait fait
remarquer que le mot « vérité » ne se trouvait pas dans la lettre
du tribun^. Devant cette observation, Gaudentius s'emportait:
« Tu te trompes, s'écriait-il, tu te trompes, ou plutôt, tu trompes.
Voici les paroles du tribun : « Respecte ce grand édifice de la
« maison du Seigneur, où tu as invoqué souvent le nom de Dieu
M et de son Christ : qu'on ne dise pas que cet édifice, confié à tes
« soinSj'a été brûlé par ta religion. » Comprends donc que /'e/i-
^io/z signifie vérité, comme superstition signifie mensonge'. »
On voit qne Gaudentius avait tort de se fâcher : il avouait lui-
même implicitement que la critique de son contradicteur était
parfaitement fondée.
L'ouvrage se terminait par des protestations contre l'inter-
1) Aiigiislin, Contrit liuiKlenliiint . Il, 8. -Il ^lll:l^^till, C<iiilru Gnutlfiitiuin, 1,6,
2) n>i<l., II. 7. 7.
à) liid.. Il, J(», U. :>) ll'id.. Il, 11, 12.
GAUDEiNTIUS DE THAMUGADI 215
vention de l'empereur et de ses agents dans les affaires reli-
gieuses. C'était l'occasion de nouvelles atta([ues personnelles.
L'évèque d'Hippone, pour justifier par les Livres saints l'action
du pouvoir civil, avait rappelé entre autres l'exemple du roi de
Ninive, qui avait prêté son concours au prophète Jouas pour la
conversion de ses sujets '. A ce propos, Gaudentius traitait
Augustin d'imposteur : « Pourquoi, lui disait- il, pourquoi trom-
per les malheureux ? C'est à Jouas que Dieu a donné des ordres,
c'est le prophète que le Seigneur a envoyé vers le peuple ; au
roi, il n'a donné aucune mission de ce genre-. » Au lieu d'éclater
en injures, le Donatiste aurait mieux fait de relire l'histoire de
Jouas : il y aurait vu que l'auteur de la méprise, l'imposteur,
comme il disait, c'était lui-même. Jusqu'au bout, il avait joué
de malheur dans ses charges contre son confrère d'Hippone.
Toujours prompt à la riposte, Augustin n'a pas manqué de
relever ces erreurs, comme de signaler tous les points faibles
de l'ouvrage dirigé contre lui: le vague des réponses, les am-
plifications oiseuses, les dissertations à côté, les lieux communs,
l'effort pour se dérober, les affirmations téméraires, les coups
portant à faux, l'injure substiTUée au raisonnement 3. A plusieurs
reprises, l'évèque d'Hippone a parlé durement du factum que
lui avait adressé l'évèque de Thamugadi. Il lui écrivait : « J'ai
reçu ta réponse, Gaudentius : si toutefois l'on doit appeler cela
une réponse. Situ as tenu à me répondre, c'est que tu craignais,
en te taisant, de nous autoriser à dire que tu avais été confondu.
Mais répondre n'est pas la même chose que ne pas se taire. Si
c'était la même chose, ta réponse serait merveilleuse. Mais tu
n'as obtenu que ce résultat: maintenant, ceux-là mêmes, qui
pouvaient espérer de toi quelque chose, savent que tu n'as rien
trouvé à répondre, et que pourtant tu as répondu pour ne pas te
taire. Donc, en voulant empêcher que l'on ne pût te dire vaincu,
tu as montré que tu l'étais. Pour le prouver, il suffit de tes
propres ouvrages, s'ils sont lus par des lecteurs intelligents qui
les comparent attentivement aux miens ^. » Dans les derniers
mots qu'il ait adressés à Gaudentius, Augustin précise sa cri-
tique : a Si tu songes à répondre, garde-toi d'oublier le sujet
et de te perdre en propos superflus. Considère ce qui a été dit :
réponds à ce qui a été dit, non pas en cherchant à l'éluder falla-
cieuseraent, mais en discutant avec raisons à l'appui. Dans ta
1) Augustin, Contra Gaudentium, 1,25, 3) Augustin, Contra Gaudentium, \l, 1
28; 34, U. —Cf.Joiia.9, 3,6-9. et suiv. ; 13, 14; Retract., II, 85.
2) Augustin, Contra Gaudentium, H, 4) Contra Gaudentium, II, 1.
12, 13.
216 LITTÉRATURE DO^ATISTE
/
dernière réponse, si prolixe, tu n'as pas dit grand'chose, ou
plutôt, tu n'as rien dit : si cela parait nécessaire, et si le Sei-
gneur me le permet, je le démontrerai plus en détail dans un
autre ouvrage ^ » C'étaient, on le voit, de vrais coups de massue.
D'après les derniers mots cités, Augustin supposait donc que
Gaudentius répondrait de nouveau ; et lui-même songeait à
reprendre la discussion dans un traité plus étendu. Cependant,
rien n'autorise à croire -qu'aucun des deux adversaires ait
recommencé l'attaque : autrement, nous le saurions par les Rc-
Iractations-^ qui sont postérieures de plusieurs années. D'ail-
leurs, l'évèque d'IIippone avait alors des préoccupations plus
pressantes : c'était le temps de ses grandes controverses contre
les Pélagiens'^. Quant au Donatiste, il se décourageait sans
doute à constater l'échec assez piteux de ses ripostes. Et puis,
son bûcher l'attendait toujours, dans cette basilique pleine de
candidats anxieux au martyre : ce bûcher, où il allait chaque
jour admirer son héroïsme, où il voyait briller comme des
reflets du Paradis, et où peut-être il n'est jamais monté.
Abstraction faite des critiques et des railleries d'Augustin, on
doit i-econnaître que le dernier ouvrage de Gaudentius ne conte-
nait rien de décisif ni de bien nouveau. Le fond est à peu près
le même que dans les lettres à Dulcitius, où la matière, déjà,
n'était pas neuve. Dans tout ce qui nous est parvenu du Dona-
tiste de Thamugadi, on trouve simplement le fond commun de
toute la controverse donatiste. Sans doute, on pourrait presque
faire la même observation pour les meilleurs des polémistes de
la secte ; mais, le fond d'idées restant le même, il y a la ma-
nière de s'en servir. Petilianus et d'autres, qui avaient de l'ori-
ginalité dans l'esprit, renouvelaient sans y songer la contro-
verse en rajeunissant les vieux thèmes. Gaudentius ne renou-
velait et ne rajeunissait rien du tout. 11 faisait miroiter le cliché
dans toute son horreur, quand il ne le brisait pas par ses mala-
dresses.
Les seules choses ([ui lui appartiennent en propre dans ses
polémiques, ce sont, en effet, ses maladresses et ses erreurs. Il
commet de lourdes bévues. Il cite, sans les vérifier, des textes
bibliques qu'il interprète de travers''. Il allègue, sans les con-
trôler, des faits historiques qu'il connaît mal et qu'il altère •'.
Quand il se mêle d'exposer la doctrine, il la fausse en -y faus-
1) Contra Gaudentium, 11, Ui, 14. I, 2S, :V2 ; 3(t, 'M ; 'M, :Ui cl siiiv. ; II, 4 ;
2) fielracl., Il, »:,. 10, 1] ; 12, IS.
:?) Ihid., Il, 87-88 ; '.i2-'.r^. 5) Contra Caudenthim. Il, 7 ; 1:5. 14.
4) Epist. 204, (j ; Contra Gaudeniuuu,
G.VUDRNTIUS DE THAMUGADI 217
sant les proportions, ou en poussant jusqu'à l'absurde les théo-
ries donatistes. Il laisse alors échapper des déclarations impru-
dentes, qui sont en désaccord avec les principes soutenus par
ses amis à la Conférence de 411, et qu'auraient sûrement désa-
vouées les habiles du parti. Par exemple, il étend la solidarité
chrétienne à tous les péchés commis dans le monde entier,
même aux péchés ignorés commis par des inconnus : ce qui
était une hérésie, même au point de vue des Donatistes'. Il
n'est guère plus heureux, quand il développe les plus beaux
thèmes, de tradition dans les controverses de la secte : reven-
dication des droits de la conscience, liberté de croyance et de
culte, protestations contre les persécutions, contre toute inter-
vention du pouvoir séculier. Même alors, il compromet sa cause
par des affirmations erronées, des chicanes intempestives ou
les récriminations mesquines de sa rancune ~.
On pourrait être tenté de faire exception pour un élément de
ses polémiques, qui, à première vue, peut sembler plus person-
nel et original : l'apologie du martyre volontaire '^ Cependant,
ici, l'originalité n'est qu'apparente; elle vient des circonstances,
non de l'homme. Elle risquerait même de paraître banale, si
l'on se représentait bien le polémiste dans son milieu de fanati-
ques, si l'on se souvenait de la place qu'avait toujours tenue le
martyre volontaire dans les dévotions de la secte. Même quand
il parle de se brûler vif, l'évêque de Thamugadi ne fait encore
qu'imiter des confrères : et des confrères qui, eux, s'étaient
réellement brûlés i. Et puis, vraiment, il parle trop de son sui-
cide : surtout pour un homme qui, avant de se jeter dans le feu
(s'il s'y est jeté), eut le temps d'écrire trois ouvrages.
Passons condamnation sur la banalité du fond, sur les erreurs,
les maladresses ou les rodomontades. Mais la méthode de polé-
mique ne vaut guère mieux. Malgré ses airs d'apôtre bourru,
Gaudentius manque de franchise et de netteté dans la contro-
verse. Il songe plus à se dérober qu'à se défendre; il élude les
questions embarrassantes, ou y fait des réponses évasives ; il
querelle ses contradicteurs sur des détails insignifiants ; il
multiplie les chicanes, les accusations vagues, les récrimina-
tions, les injures ; et, naturellement, il n'admet pas qu'il ait pu
se tromper j. On ne sait jamais exactement où il en est dans
ses dissertations, et l'on ne sait pas toujours ce qu'il veut dire;
1) Contra Gaadcnlium, If, 4-5. Epist. 204, 6.
2) Ibid., I, 19, 20; 24, 27 et suiv. ; 26, 4) CoiUra Gaudenlium, I, 37, 47.
29 ; 34,44 et suiv. ; II, 12, 13. .5) Ibid., II, 1 et suiv. ; 13, 14 ; Re-
3) Ibid., I, 28, 32; 30, 34 et suiv. ; tract., Il, 85.
218 LITTÉKÂTURE DONATISTE
on n'oserait affirmer qu il l'ait su lui-même. A tout moment,
il semble oublier ce dont il voulait parler; mais il parle de tout
à propos de tout, parfois en termes sibyllins. Si, dans les lettres
à Dulcitius, il traite à peu près la question posée par le tribun,
en revanche, dans la lettre à Augustin, il va comme au hasard,
dissertant à coté, polémiquant dans le vide, mêlant aux atta-
ques personnelles ou aux critiques de détail tous les lieux com-
muns du parti, avec des- considérations vagues et intempes-
tives sur l'Eglise de Donat. Lui qui affecte de dédaigner l'argu-
mentation de ses contradicteurs, il ne raisonne guère pour son
compte. Aux raisonnements ou aux faits, il oppose des textes
bibliques, qu'il comprend de travers, des digressions où il
s'égare, des dilemmes qui cachent mal des sophismes, des sub-
tilités inintelligibles, des aphorismes ou de tranchantes affirma-
tions, sans compter les injures'. L'évêque de Thamugadi, déci-
dément, est un médiocre polémiste.
C'est un écrivain presque aussi médiocre. S'il était passé par
les écoles, il n'y avait pas appris l'art de la composition. Sa
longue lettre à Augustin, si Ton en juge par les analyses et les
appréciations du destinataire, était d'une singulière incohérence :
mélange informe d'amplifications et de chicanes, de hors-d'œuvre
et de lieux communs -, Les deux lettres à Dulcitius semblent
d'abord mieux ordonnées. Cependant, la composition y est en-
core très heurtée. L'auteur n'y marque jamais la transition
d'une idée à l'autre : il procède par bonds, et ne retombe pas
toujours sur ses pieds 3. Quant à la langue, elle est quelconque.
C'est le latin courant des Africains de ce temps-là : manié par
un homme qui, visiblement, était un demi-lettré, qui ne respec-
tait pas toujours la propriété des termes, et qui abusait des
formes analytiques ou autres tours populaires''. On remarque
une certaine maladresse dans la construction des phrases, sou-
vent embarrassées, parfois obscures ''. Dans le style, oii manque
ordinairement la précision et toujours l'élégance, on voit alterner
la platitude et la recherche. Tantôt l'idée se traîne dans une
période verbeuse, sans couleur et sans vie ; tantôt elle prend
quel([ue relief dans une antithèse, dans une formule, dans un
trait, même dans un trait d'esprit, malheureusement d'une ironie
assez lourde. A l'occasion, ce style a du mouvement. Mais
1) Contra Gaudeiitium, 1,28,32; 30, 3) Gamlciiliiis, £/>is/(i/</ // <i,l Dulci-
40 ; II, 1 et suiv. ; 4 cl siiiv. ; 10, 11 et tiuin, 2-:> ; 12-14.
suiv. ; 12, 13 et siùn. 4) Ibid., :VG ; 8-9 ; 12-15.
2) Conlra Gaudeiitium, II, ] cl suiv. ; 5) Ibid., 2-3 ; 11-12.
13, 14.
GAUDENTIUS DE THAMUGADI 219
d'ordinaire, quand il n'est pas plat, il est tendu et raide dans
l'âpreté du ton '.
Aussi bien comme écrivain que comme polémiste, Gauden-
tius n'a droit qu'à une place très modeste dans la littérature du
pays, même de la secte. Ce n'est pas à dire que ses œuvres
soient entièrement négligeables. jNIédiocres en elles-mêmes, elles
présentent cependant un véritable intérêt historique : non seu-
lement pour l'étude du Donatisme ou des polémiques d'Augus-
tin, mais pour la connaissance de la civilisation africaine en
ces temps -là. Elles nous révèlent un aspect assez curieux de ce
Thamugadi chrétien, qui, de nos jours, est sorti de terre. Elles
nous font assister aux péripéties d'une persécution, qui ne paraît
pas avoir été bien terrible, mais qui ne manquait ni d'imprévu
ni de pittoresque. Enfin, dans ce Timgad désert des archéolo-
gues, aux églises vides, aux longues rues bordées de portiques
silencieux, elles nous font entrevoir des hommes, même un drame
de la conscience humaine, avec un coin de littérature.
]) Gaadeutius, Epistala II ad Dnlcilium, 3 ; 9-10 ; 13-14.
0
CHAPITRE VI
FULGENTIUS LE DONATISTE
I
Le donatisto Fulgentius. — Ce qu'on sait de lui. — Il était Africain et
vivait au temps d'Augustin. — Il n'est mentionné que dans un traité
anonyme dirigé contre lui. — ■ Le dialogue Contra Falgentiam donatistam.
— Comment on peut reconstituer l'ouvrage de Fulgentius. — Date approxi-
mative de cet ouvrage.
Sur le doiiatiste Fulgentius, on ne sait rien de précis. On a
pourtant tout lieu de croire qu'il est l'auteur d'un traité Sur le
baptême^ longtemps oublié, disparu pendant des siècles, et
récemment reconstituée
D'après le contenu de l'ouvrage, on voit que l'auteur était
Africain, qn'il vivait au temps d'Augustin, et qu'il était pro-
bablement clerc dans l'Eglise schismatique. A ces indications
sommaires se réduisent nos données sur la biographie de ce
Fulgentius donatiste, qui, assurément, ne peut être identifié
avec aucun des évêques homonymes, avec aucun des autres
écrivains du même nom.
Si nous connaissons l'existence du donatiste Fulgentius, si
même nous pouvons restituer son traité Sur le baptême^ c'est
grâce à un dialogue anonyme, où il est nommé, cité, combattu,
réfuté phrase par phrase.
Parmi les ouvrages attribués à saint x\ugustin, figure le dia-
logue intitulé Contra Fulgeiitium donatistam'^. Assurément,
l'attribution est plus que suspecte ; mais l'opuscule est sûre-
ment d'origine africaine, et du temps d'Augustin. On ne sau-
rait admettre l'hypothèse d'érudits anciens, qui y voyaient une
1) Revue de philologie, 1907, p. 245-250.
— Voyez plus haut, tome V, Appendice
III. A notre édition se rapijorlent les
renvois au De baptisino de Fulgentius.
2) CoiiLra Fulgeiitium Donatistam in-
certi auctoris liber, dans Ja Patrol. lut.
VI.
de Migne, tome 43, p. 763-774. — Edi-
tion critique de Petschenig, Vienne et
Leipzig, l'.UO (dans le Corpus scriptor.
eccles. lat. de l'Académie de Vienne,
tome LUI, p. 289-310).
If)
222 LITfÉUATURE DONATISTE
œuvre de Vigilius, pieux faussaire et évèque de Thapsus à la
fin du cinquième siècle K Sans parler des autres raisons d'écar-
ter cette opinion, on ne s'explique pas quel intérêt cette contro-
verse antidonatiste aurait pu présenter pour des contemporains
de ^^ig•ilius, sous la domination des Vandales ariens. Au con-
traire, par le sujet et le contenu, par la méthode de discussion,
par l'allure du développement, le Contra Fiilgentiuiu se rat-
tache étroitement aux polémiques du temps d'Augustin.
On en peut même fixer la date approximative, d'après les
indications chronologiques que contient l'opuscule. L'auteur
fait allusion au schisme des Alaximianistes et à leurs querelles
avec les Primianistes, enti'e 392 et 410 -. Il mentionne égale-
ment les procès-verbaux de la Conférence de 4113. \\ connaît
les documents authentiques produits à cette conférence ; il est
même le seul qui nous ait conservé le texte littéral du vote de
Marcianus au concile schismatique tenu à Carthage en 312 *.
D'autre part, il ne fait allusion ni aux conquérants vandales, ni
aux persécutions des Ariens contre les Catholiques, ni même
iiux dernières mesures de rigueur prises contre les Donatistes
vers 420, lors de l'affaire de Gaudentius à ïhamugadi"'. D'après
cela, l'ouvrage a été écrit sûrement après 411, et probablement
avant 420, c'est-à-dire dans les années qui ont suivi la célèbre
Conférence de Carthage où fut condamné le schisme africain.
On s'accorde à penser que le dialogue n'est pas d'Augustin.
D'abord, il ne figure pas dans les Rétractations, où sont énu-
mérés à leur date tous les traités, même postérieurs, contre les
Donatistes. Puis, le style et le ton ne sont pas dans la manière
de l'évêque d'Hippone. On remarque même des divergences
dans l'interprétation de plusieurs textes bibliques, comme dans
l'appréciation des doctrines''. Pourtant, l'influence directe du
maître, du grand adversaire des Donatistes, se reconnaît par-
tout : dans- les idées, dans la méthode de polémique, dans la
disposition du dialogue, dans le choix d(^s arguments, jusque
dans le détail du style. Tout porte à croire que le Contra Fui-
gentium a été écrit du vivant d'Augustin, peu après 411, par
un clerc de son entourage ou de son école.
Sur les circonstances de la controverse, l'auteur du Contra
Falgenlium nous renseigne avec précision, dès ses premiers
1) Patrol. lai. de Migne, lomo 43, ô) Aiigiisliii, £/)(.<<. 204 ; Coiilru Gau-
p. 7G3. denlium, 1,1; llclnicL. II, S").
2) Conlrn Fuljcnliain, 22 ; 24-2,"). ti) Palrol. lai. do Migiic, loiiie 43,
3) « Miirrelliiii Goslis » (Uml., 22). p. 761 cl siiiv.
4) //'(V., 2(î.
FULGENTIUS LE DONATISÏE 223
mots : « J'ai reçu, frère Fulgentius, le livre {libelluiu) qui m'a
été adressé par Ta Piété ; et je l'ai reçu de bonne grâce. Est-ce
toi-même qui l'as composé, ou le tiens-tu d'un autre? Je ne m'en
inquiète guère. C'est un devoir de notre religion, de ne point
considérer les personnes, mais de chercher en toute chose la
vérité, de la reconnaître après l'avoir trouvée, de la garder
après l'avoir reconnue^ ». Le Contra Fulgentiu/n est donc une
réponse à un traité sur le baptême, qui avait été envoyé à l'au-
teur catholique par le donatiste Eulgentius, et qui était sans
doute l'œuvre de ce Fulgentius. A première vue, l'opuscule a
la forme d'un dialogue. En réalité, c'est une réfutation directe
du traité donatiste, dans un cadre analogue au cadre des ou-
vrages d'Augustin contre Petilianus ou contre Gaudentius.
La plus grande partie du dialogue met en scène un Donatiste
et un Catholique -. Les formules emplo^^ées pour indiquer Jes
changements d'interlocuteur {Donatista di.rit — Cotholicus
respoiidii), rappellent l'alternance des Petilianus dixit et des
Aiigiistiniis respo n di t dsins]e second livre C outra litteras Peti-
liani'^. Ici, comme dans l'ouvrage d'Augustin, le dialogue n'a
d'une conversation ou d'un débat que l'apparence ; il se réduit à
deux monologues qui s'entrecoupent et se poursuivent paral-
lèlement. Seul, le Catholique discute les affirmations ou les
citations bibliques de son adversaire. Le Donatiste continue
sans rien entendre ; il ne répond jamais aux objections. Toutes
ses tirades se relient étroitement l'une à l'autre : ce sont sim-
plement les fragments successifs du traité donatiste. Il suffit de
mettre bout à bout ces fragments, pour reconstituer tout l'opus-
cule. En effet, le plan du traité ainsi restitué correspond exacte-
ment à l'analyse qui en est faite au début par l'auteur catholique'*.
Cependant, la fin du Contra Fidgentiiun diffère sensiblement
du reste. Brusquement, les interlocuteurs changent, ou plutôt,
ils sortent de l'anonymat : le Donatiste est remplacé par Ful-
gentius lui-même, et le Catholique par Augustin-'. Même chan-
gement dans l'allure du dialogue, qui désormais est plus coupé,
plus vif. Ce n'est plus un monologue donatiste, interrompu de
temps à autre par les objections d'un Catholique ; c'est presque
une véritable discussion, où le sourd parait entendre, écouter
son adversaire et même lui répondre ^.
1) Contra Fulgentiuin,!. 4) Contra Fuhjentium, 1.
2) IbUL, 2-20. 5) <( Fulgentius dixit — August u
3) Augustin, Contra litteras Petiliani^ respondit » (ibid., 21 et suiv.).
H, 1, 2 et suiv. — Cf. Contra Gauden- G) Contra Fiilgentiiun, 21-26.
tium, I, 1.
224 LlTr»R\TLHK DONATISTE
On est tenté d'abord de supposer que les deux parties ne sont
pas de la même main. Pourtant, ni dans le ton, ni dans le sys-
tème d'argumentation, ni dans la langue, on ne relève rien qui
justifie cette hypothèse. L'introduction brusque des noms de
Fulgentius et d'Augustinus doit être le fait d'un copiste. Le
sujet traité à la fin (indignité des Catholiques) est annoncé dès
le début, dans l'analyse préalable de l'ouvrage donatiste'. Le
changement dans l'allure du dialogue peut s'expliquer par la
différence des questions. Jusque-là, c'étaient des exposés de
doctrine, des réfutations fondées sur des textes bibliques : on
pouvait procéder par tirades. Vers la fin, on arrive à la ques-
tion de fait et de personnes : les Catholiques sont-ils des pé-
cheurs ? La discussion prend aussitôt un tour plus vif ; mais
elle a toujours pour point de départ, et pour limite, les phrases
de l'opuscule à réfuter. Bref, dans les derniers chapitres, l'au-
teur du Contra Fulgentiiim reproduit encore le texte du traité
donatiste, avec quelques modifications insignifiantes, nécessi-
tées par le dialogue.
S'il eu. fallait une dernière preuve, on la trouverait dans la
comparaison des nombreuses citations bibliques faites par les
deux adversaires. Sauf quelques variantes sans importance,
l'interlocuteur catholique suit toujours la Vulgate, dont l'usage
commençait à se répandre en Afrique dans le premier tiers du
cinquième siècle. Au contraire, le Donatiste, comme tous les
sectaires de son Eglise, s'en tient aux vieux textes «africains»,
ceux du temps de saint Cvprien'. On observe le même contraste
entre les citations des Catholiques (textes italiens revisés ou
Vulgate) et les citations des Douatistes i^vieux textes africains),
dans les ouvrages polémiques d'Augustin et dans les procès-
verbaux de la Conférence de 4113.
Avec les fragments épars dans le Contra Fiilgentium, on
peut donc reconstituer le texte entier de l'opuscule donatiste,
dont l'ouvrage catholique est une réfutation.
Ainsi que nous l'avons dit, l'auteur du Contra Fnlgcntiunt
avait reçu de Fulgentius le traité donatiste. 11 supposait, mais
sans en avoir la ])reuve, que l'opuscule avait été composé par
Fulgentius lui-même '. En tout cas, il procède et discute comme
1) <i Et peccalort's oniiiiiu) imii da- 12-llVz^ Kiilgcnlius, Dt'6«p(iSHio,5) ; etc.
buiit » (ihid., 1). — Toutes ces citations sont conformes
2; Par exemple : Jérûniie, 2, Vii (cité au texte i)il)Ii(pic- tle s. Cyprien.
par Fulgentius, Dr l>iipli.-<mo, 2) ; Isaïe, 3) Voyez plus liaul, Ujinc I, p. 130 et
33, 14-lH, et Jérémic, ]">, 18 (== Fui- suiv. ; p. 157 et sui^.
gentii'is, ï)c ba[jlismo, 3) ; — Canlic, 4, 4) Contra Fulgenlinm, ].
FULGENTIUS LE DO^NATISTE 225
si Fulgentiiis était l'auteur. Telle était aussi l'opinioa des pre-
miers copistes, qui paraissent avoir imaginé le titre Contra
Fiilgentium donatisiani^ et qui, à la fin du dialogue, ont iden-
tifié l'interlocuteur donatiste avec Fulgentius '. Nous n'avons
pas de raison pour rejeter cette tradition, pas plus que nous
ne pouvons la justifier. Nous ne connaissons d'ailleurs, au
temps d'Augustin, aucun Donatiste du nom de Fulgentius :
nom commun en Afrique, où ont vécu Fulgentius de Ruspaj et
Fulgentius Ferrandus. Le personnage qui nous occupe ne de-
vait pas être un évêque ; car il ne figure pas, dans les longues
listes d'évêques donatistes, au procès-verbal de la grande
Conférence de Carthage. C'était probablement un prêtre ou un
diacre de la secte.
Le traité de Fulgentius Sur le baptême, qui ne renferme
aucune indication chronologique, peut néanmoins être daté
indirectement. L'auteur du Contra Fulgcntium avait reçu du
Donatiste lui-même l'opuscule qu'il réfutait, et qui venait de
paraître'. Les deux ouvrages sont donc, à peu près, du même
temps. Or, nous avons vu que le Contra Fiilgentiuni a été
sûrement écrit après 411, et probablement avant 420. L'opus-
cule de Fulgentius a dû être compbsé aussi entre les années
412 et 420.
II
Le Libellas de baptisino de Fulgentius. — Titre et forme de l'opuscule. —
Sujet. — Conti'overse sur le baptême. — Commentaire de textes bibliques.
— Contenu et plan de l'ouvrage. — Théorie du baptême. — La source
de vie. — Réfutation de la doctrine catholique sur les sacrements. —
L'onction. — Indignité des Catholiques. — Pourquoi on doit les rebap-
tiser. — Caractères de l'ouvrage. — Le fond. — La mise en œuvre. —
Langue et style. — Violence du ton. — Allure populaire de la polémique.
— Intérêt historique de ce pamphlet.
Du livre de Fulgentius, le titre n'est pas indiqué par le Con-
tra Fulgentiiim ; on ne peut donc restituer ce titre que d'après
les vraisemblances. L'opuscule traitait presque exclusivement
du baptême : comme l'ouvrage analogue de Petilianus, il devait
être intitulé De unico baptismo ou De baptisnio '^. Il est qua-
lifié de libellas ; et il avait la forme d'une lettre^.
1) Contra Fulgentium, 21-26. Pellliaitnm, ] ; Retracl., JI, 60.
2) Ibid., 1. i) Contra Fulgeiilium, l.
?) Augustin, De unico baptismo contra
226
MTfÉHATUHE DONATISTE
Le sujet, c'était l'éternelle controverse, entre Donatistes et
Catholiques, sur la question du ])aptème. La discussion se pour-
suivait surtout à coups de textes bibliques. Ici, la transcription
et le commentaire de ces textes occupent une place tellement
prépondérante, que tout y semble subordonné, jusqu'au plan de
l'ouvrage.
Voici comment l'auteur du Contra Fulgentium, s'adressant
<à Fulgentius lui-même, résume le contenu du traité donatiste :
« Je vais indiquer brièvement ce que tu as développé ingénieu-
sement dans ta lettre. Donc, tu as dit : « Ilyaun seul baptême,
que le Samaritain, c'est-à-dire l'hérétique, ne possède pas. Il y a
un seul jardin clos, qui est l'Eglise, où est une source close,
interdite à tout profane. Il y a une seule huile, qui est l'onc-
tion très sainte, que corrompent les mouches mourantes, et que
ne donneront nullement les pécheurs ^. » Cette analyse corres-
pond bien au contenu de l'opuscule, tel que nous l'avons recons-
titué. Le plan, assez artificiel, est fondé sur le commentaire de
certains passages de l'Ecriture, dont l'interprétation était l'ob-
jet d'incessantes controverses entre les deux Eglises rivales.
Malgré des incertitudes, des redites et quelque confusion, on y
distingue quatre parties : baptême-, source de vie 3, onction'*,
indignité des Catholiques^.
Dès ses premiers mots, Fulgentius pose brutalement la
question du ÎDaptême, en plaçant sa doctrine sous le patronage
du Christ lui-même : « Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ,
docteur et gardien du baptême unique, a voulu empêcher que
les âmes altérées ne fussent entraînées à travers des lacs des-
séchés par l'erreur de l'esprit. Il a proclamé qu'il avait une
source intarissable. Il l'a attesté dans son Evangile... El il ne
permet pas de dire qu'on puisse boire au hasard et partout :
il a distingué lui-même entre les eaux, en condamnant dans sa
source l'origine de l'apostasie Samaritaine ''. » Il y a donc
« deux genres de baptême ^ ». Ou plutôt, il y a un vrai bap-
tême, celui que confère la véritable Eglise, et un faux baptême,
celui qui est administré en dehors d'elle, et qui du vrai a seule-
ment l'apparence. Ce faux baptême, qui est nul, c'est celui des
hérétiques, des schismatiques, même des soi-disant Catholiques.
Fulgimtius s'indigne à l'idée ([u'on puisse })lacer sur le
même i-ang le sacrement authentirjue et sa contrefaçon : « Si,
1) C.onlra Fiiliji iiliiuii , 1.
2) Kiil^ciiliiis, iJf haplisino, 1-4.
3) Ihicl., 5-8.
4) Ibid., 9-14.
.5) FiilgenUus, De l)a[ilisiito, 15-10.
(>) Ibid., 1.
7 <( Viclos orgo duo gcnera cssc bap-
tismalum... » (ibid., 2).
FULGENTIUS LE DONATISTE 227
comme tu l'affirmes, une même foi conTère la même efficacité à
l'un et l'autre sacrement, pourquoi donc Dieu a-t-il établi une
juste séparation entre l'eau de la foi et l'eau de la perfidie ^ ? »
Et il allègae plusieurs passages des Prophètes. Puis il s'em-
porte contre les gens qui ferment l'oreille à la vérité : « Dé-
mence inouïe des perfides, qui refusent de croire aux paroles
divines, et qui, dans l'abîme de leur erreur, ne veulent pas
garder la doctrine simple de l'Apôtre- ! » On devine qui sont
les perfides.
De ces divers témoignages, l'auteur tire la doctrine dona-
tiste : il y a, en réalité, un « baptême unique », qui appartient à
Dieu, donc à son Eglise^. Ce sacrement ne peut être admi-
nistré par des schismatiques ou des hérétiques; et le prétendu
baptême des soi-disant Catholiques n'en est qu'une caricature.
Dans la seconde partie de son opuscule, Fulgentius déve-
loppe la même théorie sous une autre forme : celle d'un sym-
bole emprunté à la Bible, surtout au Cantique des cantiques'*.
Il y a une seule source de vie, qui appartient à la véritable
Eglise, c'est-à-dire à l'Eglise de Donat, et qui est interdite à
tous les profanes, à tous les non-donatistes ^. A l'idée seule que
les Gatiioliques osent approcher de cette source, Fulgentius
entre en fureur : « Si donc, s'écrie-t-il, la véritable Eglise se
glorifie d'une source unique, alors la prétendue Eglise des tra-
diteurs n'est qu'une caverne, elle qui se vante de ses eaux mul-
tiples, elle qui s'enivre de son baptême, puis fornique avec les
rois, suivant le mot de Jean : « Viens, je te montrerai la con-
« damnation de la grande courtisane qui siège sur des eaux mul-
<( tiples ; et tous les habitants de la terre ont été enivrés du vin
«de sa fornication» [ApocaL, 17, 1-2). Je le demande, quelles
sont ces eaux multiples, sinon la pluralité des baptêmes? quelle
est cette courtisane, sinon la caverne des traditeurs., qui s'as-
servit aux plaisirs des rois, qui boit à la coupe des persécu-
tions, et qui, aveuglée par l'ivresse, se mêle aux peuples pour
entraîner dans la folie ceux qu'elle abreuve'^? » Grisé lui-
même par son éloquence, l'auteur voit trouble. Il prétend assi-
miler les Catholiques, non seulement aux schismatiques, mais
aux hérétiques, même aux Manichéens : « Donc, il est clair que
chez les traditeurs se trouvent les eaux multiples : là, sont les
semences diverses des schismes, les pestes multiformes des
1) Fulgentius, De baptisino, 3. i) Cuiitic, 4, 12-13.
2) Ibid., i. 5) Fulgentius, De baptisino, 5-6.
3) « Hinc sibi Deiis unicum baptisma (')) Ibid., 7.
sse j)roclamat )> (ibid., 5).
228 LITTÉRATURE DONATISTE
hérétiques, les épouvantables immondices des Manichéens. Là,
les âmes sont précipitées au fond d'un lac de boue, et englou-
ties dans le gouffre d'une mort éternelle, qui jette aux flammes
dévorantes l'huile de l'extermination ^ » Comparer quelqu'un
aux Manichéens, c'était, chez les Donatistes, la suprême in-
jure.
Après la source, l'huile et les parfums. Le symbole a
changé, mais non l'esprit, de l'auteur, qui, cette fois, va ap-
peler à l'aide les Harpies-. Le prétexte de cette galante évoca-
tion, c'est le rôle de l'onction dans le sacrement. 11 y a, dit
P'ulgentius, une seule onction valable, celle que donne la véri-
table Eglise, et que ne peuvent donner les pécheurs : « Ecoute
la parole de Salomon : « Les mouches, en mourant, détruisent
« la suavité des parfums » [Eccles., 10, 1). L'huile a son parfum
propre, qui, s'il est touché par un coquin, se corrompt malgré
tous les soins. Vous, traditeurs, vous traitez l'Esprit-Saint
comme ces oiseaux immondes (les Harpies), qui se précipitent
méchamment sur la table d'autrui et gâtent le parfum de
l'huile par leur contact impur. C'est ce qu'enseigne nettement
le très saint David ; il fixe la règle de notre foi, en nous appre-
nant que l'huile du pécheur n'apporte point le salut et ne doit
toucher la tête de personne : « Que l'huile du pécheur, dit-il,
«ne touche pas ma tête» [Psalm., 140, 5). Il faut donc examiner
avec soin la personne du pécheur, s'il est vrai que le Seigneur
n'a pas parlé du prêtre sacrilège, comme le prétendent les pro-
fanes-^. » Assurément, ce qui manque le plus dans cette dia-
tribe amphigourique sur Fonction liturgique^ c'est l'onction
oratoire.
Ainsi, le baptême et ses rites, la source de vie et l'onction,
appartiennent exclusivement à la véritable Eglise, celle de
Donat. Les pécheurs, comme tous les profanes, n'y peuvent
toucher sans profaner le sacrement et le rendre nul. D'où la
fureur de Fulgentius contre les Catholiques, qui osent croire à
la vertu de leur baptême. Il les déclare plus impudents que les
pires des bandits : « Jamais brigand, s'écrie-t-il, n'a montré au
grand jour son butin ; toujours les travailleurs de la nuit ont
eu horreur de cette lumièrç qu'aiment tous les honnêtes gens.
Seul, le traditeur n'(;st pas ébranlé par les menaces de Dieu, et
se pavane dans les vêtements volés à autrui ^. » Il dénonce en
1) Fulgentius, De baplismo, 8. vil;itein iimmmdis laclil)us lu-dent »
2) <( Spirilum sanctmn iiiiiniindis nii- (il/iit., 9).
libus Iraditoros ac-quatis, ((uuil in aliuna 3) Fulgentius, De 6o/)<is/Ho, 9.
mensa iniprohi corruant et olci sua- 4) Ibid., 11.
rULGENTIUS LE DONATISTE 229
Qux des coquins qui « détournent le bien d'autrui », qui « ac-
cumulent les nuées du mensonge », qui « s'avancent par les
replis tortueux des collines ' ». Dans tous les coins de la Bible,
il découvre la preuve de leurs méfaits.
Sans cesse, il fulmine contre leur indignité. Il les traite,
non seulement de pécheurs, mais de schismatiques ou d'héré-
tiques. 11 ne se lasse pas de répéter que leur faux baptême est
complètement inefficace, qu'on doit les exorciser et les rebap-
tiser à leur entrée dans la véritable Eglise : « Je condamne
ton baptême, dit-il, et, pour cette raison, j'exorcise tes fidèles.
A Dieu ne plaise que je les laisse libres de partir ! car Dieu a
dit : « Forcez-les tous d'entrer, pour que ma maison soit
« pleine » (Luc, 14,23). 11 a dit tous; il n'a fait exception pour
personne. Je vous apprendrai c^ue mon Eglise est la plus sûre.
Je dirai qu'elle se compose d'une élite. Je montrerai que la véri-
table Eglise est celle qui souffre la persécution, non celle qui
persécute. Je prouverai, suivant le mot de l'Apôtre [EpJies.,
5, 27), que mon Eglise, seule, n'a pas de rides ni de taches-. »
En terminant, il résume les principaux griefs de son parti
contre l'Eglise officielle : « Tu as livré les Ecritures, tu as sa-
crifié aux idoles. Ton père l'a fait ; je dis ton père, Caecilia-
nus : il a livré, il a sacrifié, il a commis tous les crimes. Toi,
son fils, tu n'as pas livré, sans doute, mais tu nous as persé-
cutés... Vous êtes des schismatiques, vous qui avez sacrifié et
livré les Ecritures ^ ». Sur ce refrain de liaine s'arrête brus-
quement, comme essoufflé, le théoricien forcené du baptême do-
natiste.
D'un bout à l'autre du traité, dans chaque partie, presque
dans chaque paragraphe, on voit se mêler ou se succéder ré-
gulièrement trois' éléments divers, mais toujours les mêmes :
citations de l'Ecriture, commentaire de ces textes, attaques
contre les Catholiques. Dans aucun de ces compartiments, on
ne rencontre rien d'original, rien qui appartienne vraiment à
l'auteur : sauf, peut-être, l'allusion aux Harpies ^. Ces textes
dont Fulgentius fait si grand état, ces textes sur le baptême,
sur la source de vie, sur l'onction, ce n'est pas lui qui les avait
découverts ; ce n'est même pas lui» qui avait imaginé de les
transformer en engins de guerre. Il les avait pris tout simple-
ment dans le vieil arsenal, ouvert à tous, de la controverse do-
natiste. Avant lui, bien d'autres polémistes s'en étaient servis,
1) Fulgentius, De baptismo, 12. 8) Fulgentius, De haplhmo, 16.
2) Ibid., 14-15. 4) Ibid., 9.
230 LITTÉRATURE DONATISTE
avec plus ou moins de succès : surtout Parmeniaaus, le primat
de Cartilage, dans le grand ouvrage qu'a réfuté saint Optât'.
Le commentaire, assez maigre, souvent obscur, que Fulgen-
tius donne de ces textes, ne contient non plus rien de personnel,
pas même les obscurités. Quant aux déclamations sur l'indi-
gnité des Catholiques, elles étaient de tradition chez tous les
écrivains de la secte : malgré la violence des invectives et
l'àpreté du ton, elles s'étalent ici dans leur banalité naïve 2. Des
trois éléments dont se compose l'opuscule de Fulgentius, on
serait embarrassé de dire lequel était le moins neuf. Et voilà
pour le fond.
Dans ces controverses de sectaires, où les thèmes et les
moyens étaient presque imposés d'avance par la tactique et les
traditions du parti, l'originalité du polémiste pouvait s'affirmer
du moins par la mise on œuvre. Malheureusement, par l'usage
qu'il fait de ses matériaux, Fulgentius traiiit une singulière
maladresse. On ne sait s'il a voulu composer un A'^éritable
traité, ou un simple recueil de textes bibliques, méthodique-
ment classés et commentés. Toujours est-il que les citations
de l'Ecriture ont envahi tous les coins de son opuscule. Maté-
riellement, elles occupent la moitié du livre 3. Logiquement,
elles dominent la pensée de l'auteur, décident du plan, règlent
la marche des discussions. Ordinairement, dans ce genre d'ou-
vrages, les textes bibliques viennent à l'appui des raisonne-
ments ou des théories ; ici, on dirait qu'ils sont toute la théorie,
tout le raisonnement. D'après cela, on s'attend du moins à ce que
l'exégèse, une exégèse personnelle, ingénieuse ou rajeunie,
règne en maîtresse dans le développement de la controverse.
Par surcroît de malechance, l'exégèse est ici très superficielle et
banale, notoirement insuffisante, toujours trop sommaire, souvent
nulle. En vain l'auteur accumule les textes ; il tient au nombre,
plus qu'à la qualité ou à la valeur rationnelle. Ces textes,
c'est à peine s'il les interprète ou les explique. Il se contente
de les brandir en menaçant l'ennemi. De chacun d'eux, il se
fait une arme, dont il tourne aussitôt la pointe contre les Ca-
tholiques détestés''. D'ailleurs, il frappe souvent à côté; il di-
minue lui-même ses chances de toucher juste, par le retour
trop ponctuel et la violence presque rituelle de ses invectives,
qui trahissent trop évidemment le parti-pris, et qui par là met-
1) Optai, I, r. ; II, ll-i;5 ; IV, 1 el suiv.; des (■Ii;ii)itres , iilicrs. Cf. ihiil., H-4 ; (1-
V, 1 et suiv. 7 ; 10 ; 13.
2) Fiilgoriliiis, Dr hiiplismo, lô-lG. I) Fiilgeulius, Uc bujjlisini),i ; ()-S ; 12;
3) Les citiilioiis ijibliqucs romplisseiil 11.
FULGENTIUS LE DOiNATISTE 23 1
teiit en défiance. Même, ces textes cfui sont le tout de sa pensée
et son seul moyen d'attaque, il ne sait pas toujours les classer,
les disposer en ordre de bataille. 11 n'évite pas le désordre ni
les doubles emplois; d'où bien des répétitions, des redites, de la
confusion '. On ne peut dire que le polémiste brille par la clarté :
c'est peut-être pour cela qu'il a toujours l'air de rendre des
oracles.
Il ne rachète guère, par les mérites de la forme, la banalité
du fond et les maladresses de la mise en œuvre. La langue ne
présente rien de particulier, ni dans le vocabulaire ni dans la
syntaxe, sauf un goût prononcé pour les tours analytiques, les
constructions populaires, les mots sonores, les grands mots et
les gros mots-. Le style est d'un demi-lettré qui se croit un fin
lettré, qui cherche l'effet, et qui trouve surtout l'obscurité ou le
ridicule. Çà et là, quelques formules assez l)ien frappées,
quelques traits bien aiguisés. Mais trop d'expressions abstraites,
et trop abstraites, qui sont loin d'être lumineuses ; des anti-
thèses forcées, purement verbales; des métaphores incohé-
rentes. Des comparaisons banales : trop de sources et de
fleuves, trop de lacs et de gouffres, trop de cavernes et trop
de brigands 3. Un mauvais goût agressif : des façons déplai-
santes d'insister sur les images tirées de l'odorat ou autres
sens, sur les parfums, sur l'huile et les mouches, sur les coui--
tisanes, sur les ripailles et l'ivresse, sur les odeurs immondes^.
Un style constamment tendu, redondant et déclamatoire, em-
phatique et A^erbeux, vulgaire dans sa préciosité. Et, dominant
tout cela, cette impression de monotonie, que dégagent tant
d'œuvres donatistes, malgré les tons violents chers à la secte.
Dans le st^de comme dans la pensée, dans l'exégèse comme
dans la polémique, ce qu'il faut noter surtout, c'est l'allure po-
pulaire, au mauvais sens du mot : la brutalité, la violence, les
instincts grossiers, les éclats de colère aveugle, la rancune se
déchaînant en injures. Ce traité sur le baptême, qui d'abord
semble une mosaïque de textes sacrés, est aussi un pamphlet
brutal : une œuvre de haine, de haine fruste et maladroite ■'.
C'est par là que l'opuscule, médiocre en lui-même, prend un
intérêt historique. Sorti de la main d'un clerc quelconque, d'un
1) Fulgentius, De baplàino, 3-4; 7; (ibid., -l). — « Aperta confessio perfido-
9-10 ; 13-14. riun » (ibid., 6). — <( Tradilorum spe-
2) Ibid., 2; 4; 6-9; 11. lunca, inulier foraicaria, iiieretrix »
3) Ibid., 1-2 ; 7-8 ; 11-12. (ibid., 7). — « Falsa Catholica mcnclacii
'4) Ibid., 2 ; 6-7; 9; 14. nebalas con?,tur obtugere » (ibid., ï'2).
5) (( Inaudita dementia perfidorum »
•
232 LITTÉRATURE DONATISTE
demi-lettré, ce pamphlet naïf nous montre la querelle entre les
deux Eglises, entre les évêques, se prolongeant dans la caste
inférieure de la hiérarchie ecclésiastique; et là, au contact des
milieux populaires, s'envenimant encore dans l'ardeur exaspérée
des conflits quotidiens, des haines instinctives, des rancunes et
des préjugés du vulgaire.
i
CHAPITRE VII
ANONYMES DONATISTES.
TRAITÉS, PAMPHLETS, CHRONIQUES
Traités anonymes. — Ouvrage remis à Augustin par le Donatiste Centurius.
— Recueil de textes bibliques avec commentaire. — Traité donatiste,
dirigé contre Augustin, et réfuté par lui dans le Contra Donatistam
nescio quem. — Occasion et objet de ce traité. — Ouvrage donatiste sur
Cyprien et le baptême, réfuté par Augustin dans le De baplismo. —
Fragments conservés. — Contenu de l'ouvrage. — La question du
baptême. — Le schisme et l'unité catholique. — Les Donatistes ont pour
eux l'autorité de Cyprien. — Caractère de l'ouvrage.
En dehors des ouvrages dont nous avons parlé jusqu'ici, et
dont les auteurs sont connus en toute certitude, l'Afrique dona-
tiste a produit pendant la même période, qui correspond à l'épis-
copat d'Augustin, toute une littérature anonyme : tantôt ano-
nyme d'intention, de parti-pris^, tantôt anonyme de fait, par
suite de l'insuffisance de nos renseignements -. Cette littérature
ne nous est guère connue qu'indirectement, de façon très in-
complète et très inégale. Elle présente à peu près les mêmes
o(aractères et les mêmes tendances que les ouvrages étudiés
précédemment. On n'y relève rien de bien original ni de bien
nouveau.
Cependant, elle n'est pas indifférente. D'abord, elle atteste
l'activité polémique des dissidents africains en ces temps-là.
Surtout, elle nous montre la controverse s'étendant à d'autres
milieux sociaux, gagnant de proche en proche les classes
moyennes, presque populaires, de la contrée. Après les chefs
d'Eglise et les polémistes de marque, adversaires presque offi-
ciels des Catholiques, nous voyons à l'œuvre la foule des
1) Augustin, Relract., 1(, 45; 53-54. 5, 9; Ad Donatistas post Collât., 1; 16,
2) De baptisino conlru Donalistas, I, 20; 19, 25; 20, 32; 21, aS ; Epist. 141,
10, 18 ; 11 , 15 ; 14, 22 ; 11, 1, 2, etc. ; 1 ; Relruci., II, iU>.
Ad Culliolicos Epistula contra Donatistas,
234 LITTÉRATURE DONATISTE
obscurs et des inconnus. C'étaient de modestes clercs, même
des laïques, peu lettrés. Mais tous étaient animés des mêmes pas-
sions, des mêmes rancunes, du même fanatisme. Tous étaient
entraînés dans la querelle des Eglises par une ardente convic-
tion : non par leurs fonctions ni par l'ambition d'une gloire
personnelle, mais par un dévouement désintéressé à leur parti,
par le désir de travailler pour la secte. Et cela, sans sortir de
l'ombre, sans même attacher leur nom à leur œuvre.
Abstraction faite des sermons, dont nous parlerons plus
loin', tous les ouvrages dont se compose cette littérature ano-
nyme appartiennent à l'une ou l'autre des trois catégories sui-
vantes : traités, pamphlets, chroniques.
A plusieurs reprises, Augustin eut à réfuter des traités do-
natistes dont il ignorait l'auteur'-. Un jour, vers l'année 400, à
Hippone, un Donatiste se présenta devant la porte de la cathé-
drale des Catholiques. C'était un certain Centurius, un laïque,
qui probablement habitait la ville ou les environs. De la part
de ses amis, il apportait un petit livre, qu'il remit aux clercs,
et qui lui paraissait de nature à éclairer les Catholiques sur
les mystères de la vérité donatiste. Nous ne serions pas surpris
d'apprendre que ce Centurius était lui-même l'auteur, discret ou
lionteux, du libelle ; mais ce n'est là qu'une hypothèse. D'après
ce qu'on nous en dit, l'opuscMle était un recueil assez court,
avec commentaire, des principaux textes bibliques, que les
schismatiques produisaient à l'appui de leurs doctrines et pour
la justification de leur schisme. L'évêque d' Hippone, toujours
aux aguets pour dépister ses adversaires, crut devoir répondre
à leur libelle. Il le fit, « très brièvement », nous dit-il, dans un
traité qui était intitulé « Contre le livre apporté par Centurius,
de la part des Dônatistes — Contra quod adtulil Centurius ci
Donatistis -^ ». Gomme l'opuscule de Centurius, la réfutation.
d'Augustin est perdue. Nous en connaissons seulement le
début '. De ces quelques mots, l'on peut conclure que l'-ouvrage
donatiste touchait notamment à la question du baptême.
(^ut'lques années [)lus tai'd, vers 406, nous entendons })arler
d'un trailé analogue, également écrit par un schismatique dmis
la région d'Iiippone •"'.
C'était après l'édit d'union de 405. En vertu de cet édit, les
magistrats de la cité avaient dissous la communauté des dissi-
1) Cli.ipilre i\, § 2. Siiloinmip: \h aqua aliiria alisliiio te »
2) Aiif^iisliii, Rctmrf., IF. 45 ; .5:ir)4. {ihid., Il, 45).
3) Ibid., Il, 4r.. 5) Ih-tracL, II, -,3:A.
4) (( Uicis co i|iiim1 xriiilum i>l iii
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 235
dents et confisqué leur l)asilique, dont l'évèque calliolique avait
pris possession. Pour justifier ces mesures, pour rassurer la
conscience des ralliés, et pour convaincre les indécis, Augustin
avait composé un ouvrage spécial, intitulé « Preuves et témoi-
gnages contre les Donatistes. — Probationuin et testitno-
niorani contra Donatistas liber ». C'était un recueil de pièces
justificatives, versets bibliques, documents de toute sorte, tirés
des archives publiques ou ecclésiastiques, sur le schisme afri-
cain et la querelle des deux Eglises : le tout expliqué, éclairé,
commenté dans une Introduction. Cet ouvrage de circonstance,
l'évèque d'Hippone avait eu l'idée originale de le faire transcrire
tout entier « sur les murs de la basilique qui avait appartenu
aux Donatistes ' » : si bien que tous les gens de la ville, les
passants amenés là par la curiosité, les schismatiques eux-
mêmes ramenés par l'habitude, étaient comme forcés de s'ins-
truire en lisant les affiches.
Comme bien l'on pense, cet ingénieux moyen de propagande
ne fut pas du goût de tout le monde. Parmi les Donatistes qui
étaient passés par là, ou qui avaient eu connaissance des docu-
ments, beaucoup durent se fâcher. L'un d'eux consigna ses
observations dans un factum adressé à l'évèque catholique. Ce
factum, l'auteur se garda bien de le signer ; mais il ne réussit
pas pour cela à cacher sa qualité de schismatique. « Il s'en
trouva un, nous dit Augustin, qui écrivit contre moi en taisant
son nom ; mais il s'avouait donatiste, tout comme s'il s'était at-
tribué cette qualité 2. » Au factum, l'évèque d'Hippone répondit
par un nouvel ouvrage, intitulé « Contre un Donatiste, je ne
sais lequel — Contra nescio queni Donatistani ^ », La réfuta-
tion est perdue, comme le livre réfuté. D'après les circonstances
et le témoignage d'Augustin, on entrevoit cependant quel était
le contenu du traité donatiste : des discussions sur la portée ou
l'authenticité des documents d'archives, des chicanes sur les
textes bibliques, des récriminations sur la légitimité du
schisme, le tout entremêlé d'invectives contre l'évèque d'Hip-
pone^.
Sur les traités anonymes dont il a été question jusqu'ici,
nous n'avons que des indications assez sommaires. Nous sommes
mieux renseignés sur un autre ouvrage donatiste, relatif au
baptême, qui fut composé en ces temps-là dans la même région.
1) ({ Eumque (libelkim) sic edidi, ut 2) Relracl., II, 53.
in p;irielibus basilicae, quac Doiiatista- 3) IhkL, II, 54.
riun l'iierat, prias propositus legeretur » i) Ibid., II, 53-54.
libid., Il, 53).
236 LITTKllATURE DONATISTE
Vers 400, Augustin publia son gros traité, en sept livres,
qui est intitulé : « Sur le baptême contre les Donatistes — De
baptisino contra DoiKitistas^ ». Il s'attachait surtout à y dé-
montrer que les schismatiques n'étaient nullement fondés à in-
voquer l'autorité de Cyprien, pour justifier leur doctrine sur le
baptême. La question était alors très discutéeen Afrique, au moins
à Hippone. Des Catholiques de cette ville avaient instamment prié
leur évêque de s'expliquer là-dessus '^ L'évêque avait promis
de le faire. Au cours de ses controverses contre Parmenianus,
il annonçait son intention de consacrer à ce sujet une étude
spéciale, approfondie'^. Peu de temps après, il s'acquitta de sa
promesse, en donnant ses sept livres sur le baptême^. D'après
toutes les circonstances de cette publication, émotion des Ca-
tholiques d' Hippone, promesses de l'évêque, importance de l'ou-
vrage, ton et allure de la controverse, réponse à des objections
précises, reproduction et discussion de phrases où était exposée
la thèse contraire, on ne peut douter qu'Augustin, dans le De
baptisnio, ait pris à ])artie un polémiste de la contrée : il y ré-
futait point par point un traité donatiste, tout récemment paru,
trop bien accueilli autour de lui. Dans les sept livres de Tévêque
catholique, on retrouve non seulement la substance de l'ou-
vrage donatiste, mais jusqu'à des fragments du texte ^.
Ce traité donatiste parait avoir été écrit à Hippone ou dans
la région, vers l'année 400, peu de temps avant la réponse
d'Augustin. Comme cette réponse, il devait avoir pour titre
« Sur le baptême — De baptisnw'^^ ». On en peut reconstituer,
à peu près, le contenu. L'auteur s'était proposé d'établir, textes
en mains, que la conception donatiste du baptême était celle de
Cyprien. De là, deux séries de développements : des exposés
de la doctrine des schismatiques, et, parallèlement, des cita-
tions de Cyprien, destinées à justifier la thèse.
Dans ses exposés de doctrine, l'auteur procédait moins en
docteur ou en exégète qu'en polémiste et en homme d'école.
C'est en minant le système adverse, qu'il défendait son propre
système. Dans les prétendues contradictions et inconséquences
des Catholiques, il découvrait un aveu implicite de leur erreur,
un témoignage involontaire en faveur de la vérité donatiste.
Pour démasquer ces inconséciuences et ces contradictions,
1) Relract., II, 44. 4) De baplisino coiiLra Doiiatistas, 1,
2) (( Fl;ij,Ml.inlilMis fratribus « (De hup- 1.
tismo contrii Jjoiialisliis, I, 1). 5) lOid., I, 10, 13 ; 11, là ; 14, 22 ; II,
3) Coiilrn Epislulam Panneniani, II, 1, 2 ; 7, 10; III, 2; olc.
14,32. 6) Ibid., I, 1 ; II, l et siiiv.
TRAITÉS ANONYMES, PAMPIILKTS, CHRONIQUES 2o7
il appelait à la rescousse tous les raisonnements d'écolo.
Par exemple, il opposait à ses adversaires ce dilemme, ([u'il
jugeait triomphant. Oui ou non, le baptême donatiste est-il va-
lable ? S'il l'est, l'Eglise de .Donat est la véritable Eglise ; et,
comme l'Eglise est une, les soi-disant Catholiques sont des
hérétiques ou des schismatiques. S'il n'est pas valable, pour-
quoi les Catholiques ne rebaptisent-ils pas les convertis ? Eu
admettant dans leurs communautés des intrus non baptisés, ils
avouent implicitement qu'ils ne sont même pas des chrétiens '.
Ailleurs, la même objection, ou le même sophisme, reparais-
sait sous une autre l'orme. Les péchés, demandait l'auteur,
sont-ils remis par le baptême donatiste ? S'ils le sont, les Do-
natistes ont avec eux l'Esprit-Saint ; donc, leur Eglise est la
véritable, et les soi-disant Catholiques sont convaincus d'être
des schismatiques. Si les péchés ne sont pas remis, alors le
baptême donatiste ne compte pas ; mais les Catholiques doivent
rebaptiser les convertis. Puisqu'ils ne le font pas, ils recon-
naissent qu'ils ne représentent pas la véritable Eglise-. De
toute façon, ils sont, pour le moins, des schismatiques ; et leur
baptême, à eux non plus, ne compte pas -^
De sa théorie sur le baptême, l'auteur prétendait conclure à
la légitimité du schisme africain. Les Catholiques eux-mêmes
reconnaissant comme valable le baptême de leurs adversaires,
ceux-ci n'avaient aucune raison de se réconciliei" avec l'Eglise
officielle : « Du moment que vous acceptez notre baptême, dé-
clarait le polémiste, que nous manque-t-il ? Pourquoi penser que
nous devions nous rallier à votre communion^ ? » Au reste,
ajoutait-il, les fidèles de Donat ne doivent des comptes qu'à
Dieu^. Ils ont le droit et le devoir de se tenir à l'écart des
pseudo- Catholiques, qui sont eux-mêmes hors de l'Eglise,
comme héritiers et complices des traditeurs ''.
Ces discussions doctrinales, avec leur cortège ordinaire de
récriminations et de sophismes, n'étaient dans le traité dona-
tiste qu'un élément accessoire : une Introduction à la démons-
tration historique qui était l'objet même du livre. La préoccu-
pation principale de l'auteur, c'était de mettre en lumière
l'identité fondamentale de la doctrine donatiste sur le baptême
avec la doctrine de Cyprien ".
1) De bapiismo contra Donalisias, I, 5) De baplismo contra Donatistas, II.
10, 13. 7, 10.
2) IhkL, I, 11, 15. 6) Ibid., VII, 2, 3 ; 25, 4Î).
3) Ibid., I, n, 17. 7J Ibid., I, 1 ; II, 1, 2 ; III, 2 cl sui\.
4) Ibid., I, 14, 22.
VI. ■ 16
238 LITTÉRATURE DONATISTE
Dès les premières pages, le polémiste posait nettement la
question : « Cyprien, disait-il, Gyprien, dont nous connaissons
le mérite si éclatant et la doctrine si autorisée, Cyprien, sié-
geant avec de nombreux évêques ses collègues qui lui appor-
taient leurs suffrages, a fait promulguer dans un concile la
déclaration suivante : Les hérétiques ou les schismatiques,
c'est-à-dire tous ceux qui sont hors la communion de l'Eglise
unique, ne peuvent conférer le baptême, et, en conséquence,
quiconque vient à l'Eglise, après avoir été baptisé par eux,
doit être baptisé dans l'Eglise'. » C'était exactement la thèse
donatiste. Aussi le polémiste couvrait-il de fleurs l'illustre
évêque de Carthage, resté le grand Saint des schismatiques, et
devenu leur prophète. Il ne se lassait pas de le louer, d'invo-
quer son témoignage, de citer ses paroles''. Il passait en revue
tous les ouvrages de Cyprien où était consignée sa doctrine sur
le baptême des hérétiques: la lettre à Jubaianus'^, la lettre à
Quintus', la lettre aux Numides"', la lettre à Pompeius s, les
Actes du grand concile de Carthage où figuraient les votes
motivés et unanimes de tous les évêques ^. De toutes ces cita-
tions, qu'il commentait abondamment avec des cris de triomphe,
il tirait toujours la même conclusion, qui retentissait comme
un refrain : les Donatistes avaient conservé religieusement la
doctrine traditionnelle de l'Eglise africaine ; et c'étaient les
soi-disant Catholiques qui l'avaient réniée, pour tomber dans A
l'erreur et s'égarer dans le schisme. M
Il V avait, pourtant, une difficulté : en ouvrant le concile ^
de 256, C3'prien avait déchiré (ju'il respectait l'opinion de tous
ses collègues sur la question du baptême, et que les divergences
possibles dans les votes ne devaient entrainer personne à une
rupture. Cette déclaration solennelle du chef de l'Eglise afri-
caine, (jui d'avance avait réprouvé toute idée de schisme, ne
laissait pas que d'embarrasser notre schismatique. Celui-ci es-
sayait de se tirer d'affaire, mais par un détour assez fâcheux,
qui était de nature à compromettre sa cause. A l'en croire,
l'évêque de Carthage avait joué au concile une véritable co-
médie : en proclamant son respect de toutes les opinions, il
voulait seulement amener les opposants, s'il y en avait, à se
1) De lidiiHyinii coiilra l)()iialisliif:,\\A,2. 5) iJe baplismo conlr<i Donalislas, V-
2) IOhI., I, 1 ; 11, 1,1-2 : 111,2. 2-:{ ; Vil, 20, 28 et siiiv.
1 ; 17, Sa ; 2.5, 4<» ; 41), 97. (i) Ibid., V, 2.S, 31 et suiv.
8) Ibid., m, 3, 4 et suiv.; IV, 1 et 7) //>/(/., 11,2,3 et sui\. ; VI, (1, *.) et
suiv. ; V, 1 et suiv. suiv. ; VII, 2 et suiv.
4j Ibid., V, 18, 24 et suiv.
THAITPÏS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 239
trahir, et il se réservait de les excommunier ensuite'. Explica-
tion inattendue, qui ne s'accorde guère avec les allures franches
et la droiture de Cyprien, mais qui dénonce chez le schismatique
une conception singulière des prérogatives épiscopales et des
libertés à prendre envers la vérité. Par son hypothèse inju-
rieuse, notre polémiste n'avait que trop justifié, par avance,
cette dure réplique d'Augustin : « Prêter à un tel homme une
telle perfidie, Ten louer même, c'est déclarer que soi-même on
en est capable'. » En voulant trop prouver, le Donatiste avait
découvert le point faible de son argumentation : en admettant
que le grand évoque martyr de Carthage eût pu jouer une odieuse
comédie du mensonge, il avait autorisé ses lecteurs à douter
un peu de sa bonne foi.
Son ouvrage « Sur le baptême » n'en présentait pas moins
un réel intérêt. Même dans l'exposé des doctrines, on surprend
un effort personnel pour renouveler un peu la controverse. La
thèse donatiste y est développée avec des arguments ingé-
nieux, trop ingénieux môme, et qui trahissent les souvenirs
d'école avec un goût prononcé pour le sophisme ^. Mais ce qui
surtout était nouveau, au moins dans une certaine mesure,
c'était l'idée génératrice du livre : l'idée de placer hardiment
la doctrine de la secte sous le patronage de Cyprien ^. Sans
doute, dans l'Eglise de Donat, cette prétenticn était aussi an-
cienne que cette Eglise elle-même ; mais jamais jusqu'alors, à
notre connaissance, elle n'avait été soutenue avec tant d'insis-
tance et de ressources. Par là, elle prenait un relief tout nou-
veau. D'où l'émotion causée à Hippone, même dans les cercles
catholiques-': émotion d'autant plus naturelle, que les Dona-
tistes avaient raison, historiquement, ^'oilà pourquoi Augus-
tin s'émut à son tour. La preuve que l'ouvrage réfuté par lui
avait de l'importance, c'est qu'il a cru devoir le discuter point
par point, dans un long traité en sept livres.
II
Pamphlets donatistes relatifs à la Conférence de 411. — Fragments con-
servés, et contenu de ces pamphlets. — Justification du rôle joué par les
mandataires donatistes à la Conférence. — Histoire des origines du
1) De baptisnio contra Donatistas, III, 3) De hapfismo contra Donalistas,!, 10,
3, 5. 13; 11, 15; 14,22.
2) (c Qui lioc de tali viro quasi cum 4) Ibid., I, 1 ; II, 1, 2 ; II,. 3, 4 ; III,
cjus laude sentiunl,nihil aliud quam se 2 et saiv.
ipsos taies esse profileiitur » (ibid., III, 5) Ibid., I, 1 ; Retract. ^ II, 44.
3, 5|.
240 . LITTÉRATURE DONATISTE
schisme. -- Eloge de Doiiat le Grand. — Attaques contre C.ecilianus de
Cartilage et contre le pape Milliade. — Justification du schisme. — Pro-
testations contre la persécution. — Accusations contre le président de la
Conférence. — Partialité de Marcellinus. — 11 a été acheté par les Ca-
tholiques. — Action de ces pamphlets donatistes sur l'opinion.
Si, dans le monde donatiste, l'auteur d'au traité de contro-
verse oubliait parfois designer son œuvre, à plus forte raison
les auteurs de p:\mplilets aimaient à garder l'anonyme.
Ce genre de littérature avait toujours été en honneur dans la
secte, oîi l'on avait souvent mauvais caractère, et où l'on vivait
ordinairement sur le pied de guerre. Dès l'origine, cet instinct
batailleur s'était révélé dans les pamphlets contre Ca-cilianus
de Cartilage'. Plus tard, à toutes les époques critiques de
l'histoire du Donatisme, on voit la colère ou la sourde ran-
cune des sectaires se manifester par l'éclosion de libelles, qui
souvent contenaient de véritables réquisitoires contre les Ca-
tholiques, même des dénonciations contre des personnes, et qui
se glissaient sournoisement jusque dans les salles d'audience
des magistrats ou dans les bureaux des gouverneurs africains.
Ces libelles diffamatoires, qqs famosi libeili, comme on les ap-
pelait, pullulaient au point que la chancellerie impériale dut
intervenir : cà bien des reprises, sous le règne de Constantin,
puis sous Constance, sous Valentinien, sous Théodose, des lois
spéciales interdirent au.x; magistrats de tenir aucun compte des
dénonciations anonymes contenues dans les famosi libelli ., or-
donnant même d'en rechercher et d'en punir les auteurs-.
Cette guerre de pamphlets, qui avait commencé avec le
schisme, se poursuivait encore à la fin du quatrième siècle et
au début du cinquième. Plusieurs des grands ouvrages étudiés
plus haut étaient de véritables pamphlets : notamment, les
lettres à Augustin, ou contre Augustin, de Petilianus, de Cres-
conius, de Gaudentius 3. Mais il ne s'agit ici que des anonymes.
La mode n'était point passée, de ces libelles diffamatoires dont
les auteurs cachaient bi'avement leur nom : témoin une consti-
tution de rem[)(;reur Théodose ^ Tandis ([uc les protagonistes
du parti de Douât combattaient à visage découvert leur redou-
table adversaire d'ilippone, des pamphlétaires obscurs, et plus
[)rudents, menaient dans l'ombre la petite guerre d'intiuiida-
tion, de dénonciations, de défis, de protestations et d'injures. Ce
1) Acia SaUiniini, l(;-20 Haliize ; Pax- 2) Cod. Thcod., I\, 34, M».
sio JjiJiiali, 2 cl siiiv. ; Augustin, Episl. 3) Aiiçfiistiu, Hetnicl., 11, i"Jl-r)2 ; 85.
43, 5, 1.5; 88, 2 ; 93, 4, 13. 4) Cod. Tlieod., 1\, 34, 9.
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHUONIQUES 241
I
l'ut bien pire après la déroute du parti dans la grande' Onfé-
rence do Garthage : alors, depuis l'été de 411, et pendant plu-
sieurs années, la haine et la rancune des schismatiques éclatè-
rent rag'eusemeut, dans toute l'Afrique donatiste, en une mi-
traille de painpiilets '.
La condamnation du Donatisme à la Conférence, les édits
qui suivirent, et dont les autorités poursuivaient rigoureuse-
ment l'exécution, avaient porté un coup mortel à l'Eglise dissi-
dente, ({ui partout voyait dissoudre ses communautés et tra-
quer ses fidèles. On confisquait les biens et les lieux de cuite;
on exilait les évêques et les clercs qui refusaient de s'incliner ;
on frappait d'amendes et l'on inquiétait de mille façons les
laïques récalcitrants -. Aussi, les conversions se multipliaient''.
Mais les intransigeants, aussi, étaient nombreux : d'autant
plus raidis dans leur intransigeance, qu'ils pi'otestaient ainsi
contre les défections" et les trahisons. Sauf quelques élus tou-
chés de la grâce ou U«s d'une vie errante, les Girconcellions
montraient plus d'ardeur que jamais dans les pratiques tradi-
tionnelles de leur dévotion, pillage ou guet-apens, incendie ou
massacre, sûrs de venger ainsi leur Dieu de sectaires contre le
Diable officiel '. Sans désavouer nettement ces compromettants
collaborateurs, les chefs de la secte agonisante, les éA'éques,
ceux du moins qui avaient pu échapper à l'exil en se cachant,
ou ceux qu'on n'osait aller relancer dans leurs montagnes au
milieu de populations prêtes à l'insurrection, les évoques donc,
et d'autres clercs avec eux, menaient une campagne d'un autre
genre : une campagne de sermons et de libelles ^'.
Ils s'inquiétaient naturellement de voir tant de leurs anciens
fidèles se détourner d'eux ; ils s'inquiétaient aussi d'entendre
dire qu'on les rendait l'esponsables de la catastrophe. Ils cher-
chaient donc à agir sur l'opinion pour réserver l'avenir, à ra
mener les convertis, à convaincre les indécis, en se justifiant
aux dépens de leurs adversaires, surtout aux dépens du juge,
qu'ils accusaient de partialité, d'injustice, de vénalité^. Ils
1) Augustin, Ad Donalistas post Col- i) Episl. 133, 1 ; 134, 2 ; 139, 1-2;
lut., 1 et suiv. ; Epist. 141, 1 : Relract., 185, 7, 30 ; Gesta ciun Emerito, 9.
H, 66. 5) Episl. 141, 1 et 12 ; Brevic. Collât..
2) Contra Gaiulenlium, 1, 6, 7; ]4, 15 ; III, 18, 36; Ad Donatistas post Collai.,
!<;, 17 ; 18, 19 ; 36, 46 ; 37, 50 et suiv. ; 1 ; 4, 6 ; 11, 1.5 et suiv. ; 16, 20 et suiv. ;
In lohannis Evanyelium tracialus, VI, 19, 25 ; 23, 39; 34, À7 et suiv. ; fie/nicL,
25. ' II, 66.
3) Epist. 142 ; 144 : 185, 2, 7 ; 185, 8, 6) Ad DonatUkts post Collai., 1 et
32-33 ; 204, 1 ; 208 ; 209, 2 ; Contra Gau- suiv. ; Gesla cum Emerilo, 2 ; Episl. 141,
dentium, 1,24, 27 ; Sernto 360. 1 et 12.
242 LITTÉRATURE DOXATISTE
avaient deux moyens d'action, qui leur permettaient d'atteindre
deux publics assez différents, la foule et les classes plus ou
moins lettrées. Ils prêchaient tant qu'ils pouvaient, là où ils
pouvaient, dans leur basilique, s'ils avaient réussi à la con-
server, sinon, dans quelque coin mystérieux des faubourgs ou
des campagnes : et toujours sur le même thème, malheurs im-
mérités de leur Eglise qui malgré tout était la véritable Eglise
catliolique," justification de ses défenseurs, protestations contre
la sentence et contre l'iniquité du juge. De ces homélies, qui
n'avaient rien d'évangélique, nous possédons un spécimen dans
les sermons qu'Emeritus de G;esarea prononçait en ces années-
là K Mais ces schismatiques intransigeants ne se contentaient
pas de prêcher, A plusieurs reprises, on nous parle de leurs
« écrits — scripta », de leurs libelles, qui circulaient dans toute
la contrée, et qui partout, dans les cercles de proscrits, appor-
taient le réconfort de leurs protestations ou de leurs espé-
rances ^.
De cette littérature batailleuse, toute frémissante de haine,
divers fragments nous sont parvenus, mais pas d'ouvrages en-
tiers. D'aucun des pamphlétaires, nous ne pouvons dire le nom
ou dégager la physionomie individuelle. Augustin, qui avait lu
plusieurs de leurs libelles, et qui en connaissait d'autres par
ouï-dire, ne distingue pas dans ses réfutations entre les divers
écrits. Nous ne pouvons donc les étudier qu'en bloc. Dans tous,
d'ailleurs, la matière parait avoir été identique : évidemment,
ces tirailleurs de la secte obéissaient à un mot d'ordre du
primat ou du concile. Sur tous les points de l'Afrique, ^ils
disaient et répétaient à peu près les mêmes choses, presque
dans les mêmes termes. Et nous savons assez bien ce qu'ils
disaient.
Leur souci dominant, c'était de justifier le rôle joué à la Con-
férence par les évoques mandataires du parti. Ce serait peut-
être une raison de supposer que, parmi ces [)ampldétaires, figu-
raient des mandataires de 411 : notamment Emeritus et Peti-
lianus -^ Quoi qu'il en soit, les auteurs de libelles s'acharnaient
d'autant plus dans l'apologie de leurs représentants, que la
tâche était plus ingrate : en somme, toute la belle tactique des
avocats, tous leurs discours et toutes leurs cliicanes, avaient
abouti à une déroute complète. On devait donc [trouver (|ue les
1) Serino lul Caesareensis EccU'siac jile- 3) Hetract., ][, 72; Ad Doiuitislas poAl
hem, 8; Ges<« cum Emerilo, 2. Collai., 19, 25; Gcsla ciim EincrUo,2 ;
2) Ad Donntistaf: posl Collai., Ki, 20; Conlra Gaudeiitiiiiii , 1, 37, 47.
19, 25;2U, 32 ; 21, 33.
TRAITÉS AîStONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 243
orateurs n'étaient pour rien dans la défaite, qu'ils avaient
manœuvré pour le mieux. La cause étant excellente aux yeux
de tous les sectaires, les avocats étant d'une habileté incompa-
rable aux yeux de leurs apologistes, on ne pouvait s'en
prendre qu'au juge. Et l'on n'y manquait pas K
Pour démontrer que la cause avait été plaidée à merveille,
les polémistes reprenaient à leur compte l'argumentation des
mandataires du parti sur la question de droit et sur la ques-
tion de fait. Ils racontaient à leurs lecteurs les circonstances
de la rupture ; puis ils leur expliquaient la légitimité du
schisme, qui seul avait permis de sauvegarder la véritable
Eglise catholique.
Leurs récits sur les circonstances de la rupture s'accor-
daient mieux avec la tradition de leur secte qu'avec la réalité
des faits. Ils affirmaient, sans pouvoir le prouver, que leur
grand Donat, devant le tribunal de l'empereur Constantin,
avait fait condamner Giecilianus de Carthage : c'était naturel-
lement l'occasion d'un dithyrambe en l'honneur du fondateur
et organisateur de leur Eglise'-. Ils fulminaient contre Cseci-
lianus et les prétendus traditeurs. Ils poursuivaient même de
leurs anathèmes le président du concile de Rome, le pape Mil-
tiade, qu'ils accusaient d'avoir faibli, lui aussi, dans la persé-
cution; ils en donnaient pour preuve les démarches faites en
son nom, d'après des pièces du temps, par deux de ses clercs,
Gassianus et Straton-^ La conclusion s'imposait : le pape
avait été complice de l'évêque de Carthage, et, seule, l'Eglise
de Donat avait conservé la vraie tradition catholique.
Après avoir justifié le schisme dans ses origines historiques,
on cherchait à le justifier en principe. Ici reparaissaient les
théories donatistes sur la contamination des justes par les pé-
cheurs, sur la nécessité de rompre avec les coupables. A l'ap-
pui de ces théories, on citait force textes bibliques^.
Malheureusement, l'effet de ces textes avait été fort com-
promis d'avance par une déclaration inattendue, qu'avait faite,
à la Conférence de Carthage, l'un des mandataires du parti,
l'un de ses orateurs les plus autorisés. Pressé de s'expli-
quer sur l'affaire du Maximianisme, Emeritus de Cœsarea
avait laissé échapper ce mot malencontreux : « Une causé ne
préjuge pas pour une cause, ni une personne pour une per-
1) Eplsi. Ul, 1 et 12: Ad Donalislas 3) Ad Donalistas post Collai. ,,1S, 17;
post Collai., 1 et sLiiv. ; Gesla cum Eme- Brevic. Collai., 111, 18, 3G.
rlto, 2. 4) Ad Donalislas posl Collai., 20, 26-
2) Ad Donalislas post Collai., 16, 20. 32 ; 21, 33.
244 LITTÉRATURE DONATISTE
sonne '. « Ce mot-là, les dissidents auraient bien voulu le rat-
traper ou l'effacer; car c'était le désaveu, la condamnation
formelle, du principe sur lequel reposait tout le Donatisme.
Mais le mot avait été lâché ; il figurait au procès-verbal des dé-
bats, avec la signature de l'orateur responsable. Ne pouvant
supprimer ou nier cette déclaration si maladroite, on s'évertuait
après coup à l'expliquer, au mieux des intérêts du parti. Voici
comment l'un de nos pamphlétaires essayait de se tirer d'em-
barras : « Nous avons dit qu'une cause ne préjuge pas pour
une cause, ni une personne pour une personne : on l'a rappelé,
et c'est exact. Voici ce que nous entendons par là. A nous ne
porte pas préjudice la conduite de ceux que nous avons rejetés
ou condamnés. Mais ceux qui descendent de l'ordination de
Cœcilianus, ceux que le crime originel de leur prédécesseur
voue au péché, comment ne seraient-ils pas solidaires des
crimes de leur ordinateur ? D'anneau en anneau, la chaîne des
péchés rend nécessairement complices du péché tous ceux qu'elle
lie par le lien de la communion '.» Ainsi, le principe vaut contre
les ennemis de la secte, mais il ne vaut pas pour la secte elle-
même. Devant cette explication ingénue, plus naïve encore que
cynique, on ne peut que répéter avec Augustin : « Oh! l'admi-
rable défense ! — O mira defensio ^ .' »
Forts de ce qu'ils considéraient comme leur bon droit, cer-
tains de représenter la véritable Eglise catholique, les polé-
mistes se plaignaient amèrement de la persécution. Ils protes-
taient contre les violences et contre l'intervention du pouvoir
séculier '* ; ils invoquaient la liberté de conscience, ils se récla-
maient de l'édit de tolérance rendu jadis en faveur de leur secte
par l'empereur Constantin •'. Puis, par une étrange contradic-
tion, ils vantaient le nombre et la puissance de leurs commu-
nautés ; ils proclamaient avec orgueil que leur Eglise comptait
encore « plus de quatre cents éA'êques'^ ». C'était beaucoup
pour une Eglise persécutée. C'était beaucoup plus ([uc la vrai-
semblance n'autorisait à le croire : un concile donatiste, qui sié-
geait en Numidie vers ces temps-là, ne réunit qu'une tren-
taine d'évêques ".
A ces protestations, à ces revendications, à ces apologies de
la secte et des mandataires du parti, se mêlaient d'âpres invec-
1) C.oUnl. Ciirlltwi., III, :-572 : Aiisn;*- ■^) ■•'' l'onalisUis posl Collai., VJ, 2ô.
tiii, lirevic. Collai.', 111, U\, 28; Ad Do- 4) tl>id., 17, 21.
lallslas posl Collât., 2 etsiin. ; 4, tJ. 5) Ibid., 17, 23.
2) Autrnstiii, Ad DoiHitislits jkisI (loi- <i Ihid., 24, 41.
naL, 19, 25. 7) Conira Gaudentium, I, :}7, 17.
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 245
tives, d'un caractère tout personnel : des récriminations contre
l'iniquité du juge. On accusait nettement Marcellinus, le pré-
sident de la Conférence, d'avoir odieusement prévariqué. On lui
reprochait sa partialité : d'autant plus évidente, disait-on, qu'il
était lui-même Catholique, et acquis d'avance aux Catlioliques '.
On prétendait qu'il n'avait pas permis aux avocats des Dona-
tistes de plaider librement leur cause "-. On faisait remarquer
qu'il avait tenu les évoques enfermés, comme en prison'', qu'il
avait rendu sa sentence de nuit, comme honteux de lui-même,
et contrairement aux usages^. On allait jusqu'à insinuer, même
à affirmer, qu'il avait été acheté par les Catholiques ■'. Ainsi,
les malheurs qui frappaient l'Eglise de Douât étaient un
exemple éclatant de l'injustice humaine ; et la cause restait ou-
A'erte devant le tribunal de Dieu, comme devant le tribunal de
Ihistoire.
Sur tout cela, sur- ces invectives, sur ces protestations, sur
ces apologies forcenées, que l'on jette la draperie miroitante et
bariolée, aux tons violents et criards, du style cher aux Dona-
tistes ; et l'on aura quelque idée de ces pamphlets qui couraient
l'x4.frique après la Conférence de Carthage, y surexcitant l'opi-
nion, y inquiétant même un peu les évêques catholiques jusque
dans leur victoire''.
On ne peut douter, en effet, que cette campagne de pamphlets,
complétée par une campagne de sermons, ait eu des résultats.
Augustin lui-même en a noté l'action sur les foules. Il écrivait
au début de 412 : « Comment, Donatistes, comment vous lais-
sez-vous séduire encore par vos évêques ? Pourtant, les ténèbres
de leurs mensonges ont été dissipées parla lumière de la vérité ;
leur erreur a été démasquée, leur obstination a été vaincue.
Comment peuvent-ils vous lancer encore la fumée de leurs
mensonges ? Comment pouvez-vous croire encore des vaincus ?
Ils vous disent que le juge a été corrompu à prix d'argent : la
belle nouveauté! C'est l'habitude de tous les vaincus : quand
ils ne veulent pas se rallier à la vérité, ils accusent mensongè-
rement l'iniquité du juge'. » Quelques mois plus tard, par-
lant au nom d'un concile, il disait encore aux Donatistes :
« Souvent a retenti à nos oreilles un bruit qu'on fait courir.
Vos évêques vous diraient que le juge avait été corrompu* à
1) Possidius, Vita Augusiini, 14. 57; Episl. 141, 1 et 12.
2) Augustin, Gcsla cuni Emerilo, 2-3. 6) Témoin la synodale du concile de
3) Ad Dcnatistas post Collât., 35, 58. Numidie {Epist. 141).
■i)Iljid., 12, 16; 16, 20 ; 35, 58. 7) Ad Donalislas posl Collai., 1.
5) lbid.,'l ; 4, 6 ; 11, 15 ; 23, 39; 34,
246 LITTÉRATURE DONATISTE
prix d'argent pour prononcer contre eux sa sentence; et vous,
vous ajouteriez foi à cette fable, et c'est pour cela que beaucoup
d'entre vous refuseraient encore de s'incliner devant la vérité '. »
L'insistance d'Augustin montre assez qu'on lisait partout en
Afrique les pamphlets sur la Conférence, et que bien des gens
y ajoutaient foi.
Tous ces libelles, qui flattaient les passions populaires, con-
tribuaient évidemment à surexciter le fanatisme des sectaires.
Chaque jour, on apprenait de nouveaux attentats, des crimes
de tout genre. L'une après l'autre, s'écroulaient dans les
flammes les basiliques de Carthage enlevées aux scliisma-
tiques*. Des bandes de Circoncellions terrorisaient les cam-
pagnes, s'en prenant surtout aux clercs et aux convertis, atta-
quant de nuit les fermes, brûlant les maisons et les récoltes,
saccageant les églises, détruisant les Livres saints, tuant ou
mutilant des évêques et des prêtres '. Le 13 septembre 413, les
Donatistes prirent même une revanche éclatante, par le procès
et l'exécution de Marcellinus, leur juge de 411, qu'ils avaient
dénoncé et réussi à compromettre dans la révolte du comte
Heraclianus ^. On peut croire que les attaques des pam|>hlé-
taires furent pour quelque chose dans ce dénouement tragique.
Par toutes ces violences de parole ou de fait, les dissidents
intimidaient leurs adversaires : certains évêcjues catholiques,
redoutant une explosion de fanatisme, hésitaient à rétablir
l'unité dans leur diocèse''.
Contre cette campagne d'intimidation, les chefs de l'Eglise
africaine luttaient de leur mieux. Augustin, en ces années- là,
ne négligeait rien pour éclairer le public. 11 })rêcliait sui' h-
schisme à Carthage, à Hippo Diarrhytos, à Constantine, à Hip-
pone, en bien d'autres villes^'. Il entretenait une active corres-
pondance, notamment avec des convertis'. Il publiait divers
ouvrages, destinés spécialement à renseigner les fidèles des
deux Eglises sur la Conférence de (^arthau'e. Vers la fin
de 411, dans le Brevicalus CoUalionis, il donnait un résumé
clair et précis des débats *^. Plus tard, au nom d'un concile de
Numidie, il rédigeait un « Avertissement aux Donatistes », qui
1) Ephl. 141, 1. G) Aiionstiii, Serin. 10; i)9 ; 112 ; 138 ;
2) Conlra Gaudcnliuiii, 1, 6, 7. KU ; 1<S2-183 ; Enarr. in J\-i(ilm. G7 ;
3) Epist. 133,1; 134, 2; 139, 1-2; 147; Episl. 144, 1-3.
18"), 7. 30 : Gesla cnm Emerilo, 9. 7) Ephl. 86 : 133-i:M : 139; 1-12; 144 :
A) Ephl. 151,3-9; Jérôme, Advev^us 151 ; L*);") ; 185 ; 204.
PelxKjianos, III, C ; Orosc, VII, 42. 8) lietract.. 11. <)5 ; Brevic. Collai.. I.
5) Codex canon. Ecclea. ufric, c;iii. Prai'fat.
123-124.
TRAITÉS AXONYMES, PAMPHLETS, CHROMQUES 247
contenait un abrégé encore plus succinct de la grande contro-
verse '. Enl'in, vers le début de 412, dans le livre intitulé « Aux
Donatistes après la Conférence — Ad Doiiatistas posl Colla-
tioiiem », il ciierchait à convaincre les dissidents que leurs
évêques les trompaient, et répondait avec précision aux alléga-
tions de leurs polémistes -. Cette activité multiple d'Augustin,
dans les années qui suivirent la Conférence de Carthage, est
un hommage indirect rendu par lui aux pamphlétaires du parti
de Donat : sinon à leur talent, du moins à leur énergie et au
succès de leur campagne.
III
«
Chroniques donatistes. — Rôle de l'iiistoire et de la chronique dans les
controverses entre les deux partis. — Les recensions africaines et dona-
tistes du Liber genealogiis. — Origine et forme primitive de l'ouvrage. ^-
Remaniements successifs et additions. — Première recension donatiste
entre 405 et 411. — Epilogue sur les persécutions. — ■ Seconde recension
en 427. — • Troisième recension en 438. — Dernières recensions en 455
et 463. — Comment s'expliquent ces remaniements et la popularité de
l'ouvrage dans les communautés donatistes.
Les chroniques dont nous allons parler, et qni sont conser-
vées intégralement, sont pour nous les seuls témoins de la lit-
térature historique du Donatisme ^.
L'histoire et la chronique ont tenu certainement une place
importante dans les préoccupations des chefs de la secte et
dans l'activité intellectuelle de ses écrivains. En effet, la con-
troverse entre les deux Eglises ne portait pas seulement sur
une question de droit ; elle portait aussi sur une question de
fait. C'est d'abord, et avant tout, dans les circonstances mêmes
de la rupture, que les dissidents prétendaient trouver la justi-
fication de leur schisme ; et c'est sur les événements historiques
qui avaient suivi, sur les circonstances de l'opposition irréduc-
tible entre les deux Eglises rivales, de leurs luttes et de leurs
persécutions mutuelles, qu'ils fondaient leurs revendications,
leurs protestations, leur ferme résolution de repousser toutes
les avances de leurs adversaires et toute idée d,e réconciliation,
de retour à l'unité^. Donc, l'histoire était à la base de la con-
1) Epist. Hl. Mommsen, BerUn, 1892).
2) Retract., Il, 6(5 ; Ad Donatislas post 4) Opt.tt, I, 6-7 ; 13 et suiv. ; II, 3-4 ;
■Collât., 1 et suiv. 14 et suiv.; III, 1 et suiv.; VI, 1 et
3) Ce sont des recensions africaines suiv.
et donatistes du Liber geiiealogus (éd.
248 LITTÉhATURE UON\TISTE
troverse, au moins pour une moitié. Saint Optât et saint Augus-
tin ne s'y sont pas trompés. Ils n'ont cessé de bataille)' sur le
terrain des faits. En même temps qu'ils discutaient la concep-
tion donatiste de l'Eglise, ils reconstituaient, pièces en mains,
riiistoire des orio-ines du schisme, et toute l'histoire de l'Eo'lise
dissidente depuis Donat le Grand jusqu'à Parmenianus et Pri-
mianus'. Les schismatiques étaient bien forcés de suivre leurs
adversainîs sur ce terrain. •Comme on l'a Vu parla plupart des
ouvrages étudiés plus haut, ils discutaient abondamment, eux
aussi, sur les circonstances de la rupture, et des persécutions,
et des querelles entre sectaires. Ainsi que les Catholiques, ils
cherchaient des documents dans les archives de leurs Eo-lises
ou dans les archives publiques. A la Conférence de 411, les
deux partis firent assaut de documents"-. On reprochait même
aux schismatiques de produire trop souvent des pièces fausses
ou suspectes, fabriquées ou altérées pour les besoins de la
polémique 3. INIais l'industrie des faussaires est encore un hom-
mage indirect à la vérité historique : elle atteste du moins le
désir d'étayer les affirmations sur des documents d'histoire.
D'après cela, on s'attendrait à trouver chez les Donatistes
une abondante littérature historique. Nous sommes loin de
compte. Jusqu'au début du cinquième siècle, nous ne rencon-
trons dans la secte aucun historien, aucun chroniqueur, aucun
écrivain ni aucun érudit dont la préoccupation principale ait été
létude des documents et des faits. A notre connaissance, et
jusqu'au temps d'Augustin, le seul Donatiste qui, incidem-
ment, ait l'ait œuvre d'historien, c'est Tyconius ; et, par une
ironie" singulière, Tyconius ne s'est servi de Thistoire que
contre ses amis, pour leur démontrer l'inconsistance de leurs
d jctrines par les inconséquences de leur politique, par le spec-
tacle de leurs dissensions intérieures et de leurs décisions con-
tradictoires''. Après Tyconius, et jusqu'à la disparition com-
plète de la secte, la littérature historique est restée tout aussi
stérile dans l'Eglise de Donat. Elle n'y est pas représentée alors
j)ar un seul nom. Et l'on ne peut guère, ici, mettre en cause
Tinsuffisance de nos renseignements : s'il v avait eu alors
quel<[ue historien donatiste, nous le saurions presc[ue "sûrement
]>ar Augustin, qui était au courant de tout, et qui nous fait con-
1) Oiilal, [, 13-27 ; II, 4 cl 15-lî»; lil, !». 27 ; 44, 2, 4 : 44, 3, 6 ; Hrevic. Collât.
H-4. m, 17, 32 ; 18, 34-30 ; 2(1. 38.
2) Voyez plu> liaul, loiiic l\", p. 3^8 4) Gciiiiadiiis, De vir. ///., 18 ; Augiis-
ct sui\. lin, Coiilra Fpisliilam l'annriiioni, \, l ;
3) Optai, I, 22 ; Aii-ii>liii, Hpisi . 43, 11, 22, 42 ; III. 3. 17 [Kpisl. 93, 10, 43-44.
\
TRAITÉS ANONYMES, PAMPllLKTS, CHRONIQUES 249
naitre SOUS tant d'aspects l'Eglise dissidente. Bref, toute l'œuvre
historique du Donatisme se réduit pour nous à ces chroniques
du cinquième siècle que nous allons étudier, et dont jusqu'ici.
par une étrange distraction, la critique lapins érudite ne semble
pas avoir reconnu l'origine donatiste.
C'est un groupe de recensions plus ou moins divergentes
d'un même ouvrage, qui a été en honneur pendant plus d'un
demi-siècle dans les cercles schismatiques de Carthage, et qui,
à plusieurs reprises, y a été remanié ou complété. Avant d'étu-
dier en elles-mêmes, et dans leurs rapports mutuels, ces re-
censions diverses, il est indispensable d'expliquer avec préci-
sion comment elles nous sont parvenues, sous quelles formes,
dans quels manuscrits, et pourquoi elles sont certainement
l'œuvre de schismatiques africains.
Parmi les vieilles chroniques chrétiennes des premiers siècles,
figure l'ouvrage connu sous le nom de Liber Geiiealogas '. Tel
est le titre ordinaire. Mais la Chronique, primitivement, parait
s'être appelée Origo Jiumani generis ; et, plus tard, dans les
chfféreuts manuscrits, elle porte aussi d'autres titres, comme
De aenerationibus ou Genealomae ~. D'ailleurs, sous ses
diverses formes, elle présente à peu près les mêmes caractères.
(]'est un recueil de généalogies, extraites de l'Ecriture, depuis
Adam et Eve jusqu'à Joseph et Marie, les parents du Christ.
A ces compilations bibliques se mêlent des synchronismes tirés
de l'histoire profane, auxquels s'ajoute, dans un groupe de ma-
nuscrits, un long épilogue sur les persécutions. Considéré dans
son ensemble, l'ouvrage offre des rapports AYecle Liber genera-
tionis, adaptation latine de la Chronique d'Hippolyte. Mais il
en diffère sur bien des points par le contenu ; et il s'en distingue
complètement par les origines, par les destinées, par la tradi-
tion manuscrite.
Quatre manuscrits du Liber genealogus sont à retenir poui-
l'histoire du texte : un Codex Taurinensis^ du septième siècle ;
un Codex Lucensis, daté de l'année 796 ; un Codex Sangallensis,
du neuvième siècle ; un Codex Florentinus^ connu seulement
par deux copies florentines du dixième et du onzième siècle-^.
D'un manuscrit à l'autre, varient les dimensions du texte, les
additions, les interpolations. Ce qui est surtout à noter ici, ce
sont les indications chronologiques qu'on relève dans les trois
1) Liber (jenealo(jus, éd. iMommsen ; 2) Liber (jenealogua, p. 160. — Cf.
dans les Chronica minora, loiae I (Ber- p. 15t.
lin, 1892), p. 160-196. 3) Ibid., p. 156-159.
250 LITTÉRATURE DONATISTE
derniers manuscrits, et qui nous fournissent des renseignements
précis sur la date des rédactions correspondantes : consuls de
l'année 427, dans le Sangallensis ; consuls de 438, dans le
Florentinus ; seizième année du règne de Genséric (=455 de
notre ère), et mort de Yalentinien III (également en 455), dans
le Lucensis, puis, dans des additions postérieures du même
manuscrit, vingt-quatrième année du règne de Genséric (=463
de notre ère) '. Dans l'histoire du texte, on peut donc distinguer
au moins cinq recensions successives. Une seule n'est, pas
datée : celle du Taurinensis. Les quatre autres s'échelonnent,
au cinquième siècle, sur une période de trente-six ans. Celle du
Sangallensis est de 427 ; celle du Florentinus, de 438. Enfin,
dans le Codex Lucensis, se mêlent de"ux recensions successives :
l'une de 455, l'autre de 463.
Voici, maintenant, les conclusions du dernier éditeur sur la
date de l'ouvrage primitif et sur l'auteur-. Le Liber Genealo-
gus paraît avoir été composé en Afrique dans le premier tiers
du cinquième siècle : soit en 427, soit entre 405 et 427. En
effet, la plus ancienne reeension datée est de 427 ; et la dernière
des persécutions mentionnées est la persécution de 405 contre
les Donatistes •'. Quant à l'auteur, c'est sans doute Q. Julius
Hilarianus, dont nous possédons deux petits traités écrits
en 397, le De duratione niundi et le De ratione Paschae. La
tradition manuscrite semble favorable à cette attribution. Le
Taurinensis contient à la fois le Z)e ratione PascJiae d'Hilaria-
nus et le Liber genealogus. En outre, le De ratione Paschae
a été pillé par l'auteur du Liber Paschalis, de 455, qui, dans
le Codex Lucensis, précède le Liber genealogus. En résumé,
notre chronique aurait été écrite en Afrique, par Hilarianus,
soit en 427, soit entre 405 et 427.
A notre avis, ces conclusions du savant éditeur doivent être
rectifiées sur un point, et largement complétées sur d'autres.
Dans ce que nous savons d' Hilarianus, rien ne nous le montre
en rapport avec l'xA.frique. De plus, l'un des manuscrits, le
Taurinensis, ne renferme absolument rien d'africain : rien sur
l'histoire de ce pays, ni sur le règne de (jenséric, ni sur la per-
sécution contre les Donatistes^. Evidemment, on doit établir
une distinction nette entre la reeension du Taurinensis et le
groupe de recensions qui se sont succédé en Afrique de 427 à
1) Liber (jenriilogus, c. I2S: 141: VM) ; I) 11 s'agit iiaturcliemciil dv la per-
628. séculion qui suivit l'édil d'union de^
2) Ibid., p. l,->4-l."). 405.
3) Liber (jenealoyus, c. G27.
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 251
403. Enfin, comme nous le monti'erons, la concordance ou les
divergences des quatre recensions africaines sur la plupart des
détails africains, et certaines données chronologiques, nous con-
duisent à intercaler dans la série et à reconstituer dans ses
grandes lignes une première recension africaine, antérieure à
toutes les recensions africaines conservées, et plus ou moins
rejy'oduite dans toutes '.
Le Codex Tanruiensis, nous l'avons dit, ne contient aucune
indication de date, ni rien qui se rapporte au Donatisme ou à
l'Afrique. D'autre part, le texte y est ordinairement plus court
et plus sobre que dans toutes les autres rédactions. Le Taiiri-
nensis représente pour nous la forme la plus ancienne de l'ou-
vrage : une forme antérieure aux additions africaines et dona-
tistes. C'est une recension italienne ou européenne, qui s'oppose
au groupe des recensions africaines. D'ailleurs, c'est une raison
do plus pour attribuer à Hilarianus, que rien ne rattache à
l'Afrique, la première rédaction du Liber génealogas.
Quant à nos quatre recensions africaines, elles dérivent toutes,
par deux voies différentes, d'une première recension faite à
Carthage par un Donatiste entre les années 405 et 411.
Ecartons provisoirement les textes de 455 et de 463, qui sont
des éditions nouvelles, plus ou moins remaniées et complétées,
du texte de 438. Mais la comparaison méthodique des deux
autres recensions, celles de 427 et de 438, montre en toute
évidence qu'elles sont indépendantes l'une de l'autre, tout en se
rattachant à une origine commune : par exemple, dans l'épi-
logue sur les persécutions, on constate entre elles autant de
divergences que de concordances 2. Donc, il nous manque un
intermédiaire : une première recension africaine, aujourd'hui
perdue.
Cette première recension africaine, on en peut déterminer
l'origine, les caractères et les nouveautés, même la date
approximative.
On doit la placer entre 405 et 411. En effet, le rédacteur
mentionnait expressément l'édit d'union de 405 et la persécution
qui suivit contre les Donatistes : persécution dont il fixait
même le début, pour Carthage, au 26 juin de cette année-là 3.
Mais il écrivait sûrement avant l'été de 411; car il ne faisait
pas la moindre allusion à la grande Conférence de Carthage,
aux persécutions bien plus graves qui en furent la conséquence,
1) Cette première recension africaine 2) Liber génealogas, 611-628.
a été faite à Carthage vers l'année 406. 3) Ibid., 627.
252 LITTÉRATURE DONATISTK
aux derniers édits d'union qui portèrent un coup mortel à
l'Eglise de Donat, et que ne pouvait oublier un sectaire afri-
cain. On peut tirer la même conclusion d'un autre passage, sur
le « schisme » entre les deux Eglises, sur les batailles qui
« tous les jours de la vie » se livraient « entre les vrais chré-
tiens et les faux Catholiques' ». Cela encore n'a pu être écrit
qu'avant la Conférence de Carthage et la proscription générale
du Donatisrae. C'est donc -entre 405 et 411, probablement vers
406, qu'a été exécutée cette recension du Liber genealogus.
Elle l'a été certainement en Afrique, et par un Donatiste.
C'est ce que montre clairement, sans parler d'autres passages,
l'examen du long épilogue sur les persécutions qui fut ajouté
alors à l'ouvrage primitif : épilogue qui manc[ue dans le Tau-
rinensis, mais dont tout l'essentiel est passé dans toutes les
recensions postérieures"^. Nul doute que l'addition soit d'un
schismatique africain. Cet épilogue est consacré presque tout
entier à l'Afrique : mention des plus célèbres martyrs de la
contrée, Saturus, Saturninus et Revocatus, Félicitas et Per-
pétua, saint Cyprien, Montanus, Nemesianus de Tubunae ;
iraditio des évêques de Carthage, Mensurius et Ca^cilianfus ;
persécution de 405 contre les Donatistes, et date du début des
poursuites à Carthage'^. (^ue, seul, un Donatiste ait pu rédiger
cet épilogue, c'est ce que prouvent bien le contenu et les allures
sectaires du récit. Ces accusations contre C;<'eilianus et Men-
surius de Carthage, ou contre le pape Marcellinus '* ; cette idée
d'assimiler aux persécutions des païens contre les chrétiens la
persécution des Catholiques contre les dissidents, et cette façon
de terminer une chronique [)ar la mention des lois de 405
contre l'Eglise de Donat"" ; cette prétention de réserver pour les
schismatiques le titre de « chrétiens » ou do « vrais chrétiens »,
en face des « faux Catholiques » de l'Eglise officielle'.' : tout
cela, c'est comme la signature authentique d'un Donatiste.
Ces constatations jettent une vive lumière sui' les origines du
Liber geneaioi^us^ et permettent de compléter, en les rectifiant,
les conclusions admises jus(|u'ici. Antérieurement à la première
des recensions datées, celle de 427, nous saisissons deux foi'mes
plus anciennes de l'ouvrage : une première recension africaine,
faite vers 406, qui a servi de base aux quatre suivantes, et la
chronique primitive, composée hors d'Afrique, dont cette pre-
1) l.ihcr (jeiicfiloijux, 'A6. 4) Liher iiencuUvjus, ()2G.
2) //>(■(/., '()ll-tJJ8. 5) m,L, 627.
3) Ibid., (528-027. (i) Ibid., .-.4ti cl 027.
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 253
mière recension africaine était elle-même un remaniement.
D'après cela, on peut reconstituer l'histoire du texte, des
diverses éditions ou rédactions, pendant près d'un siècle. Dans
cette longue, et curieuse évolution, le Liber genealogiis se pré-
sente à nous sous six formes successives, dont les cinq der-
nières appartiennent à la littérature africaine et à l'Eglise
dissidente.
Sous sa forme première, la chronique a été composée, vers
la fin du quatrième siècle, par un Catholique d'Italie ou de
Gaule, sans doute par Q. Julius Hilarianus, dont nous avons
deux opuscules, écrits en 397, le De duratione miuidi et le
De rations Paschae. Elle ne contenait alors rien de particulier
à l'Afrique ni au Donatisme. Elle était intitulée Origo Jiumcmi
generis^ peut-être avec le sous-titre De generationihus. Elle
donnait seulement la série des généalogies bibliques, et se ter-
minait avec la fin de ces généalogies, sur la mention des
parents du Christ •. Elle empruntait presque toutes ses données
à l'Ecriture, y compris certains apocryphes, comme le troi-
sième livre d'Esdras. Dans les citations, elle reproduisait un
texte latin antérieur à la version de Jérôme, se rattachant au
groupe des textes dits « italiens revisés ». Cette première forme
de l'ouvrage est représentée pour nous, sauf quelques altéra-
tions ou additions de détail, par le plus ancien des manu-
scrits, le Tanrinensis, qui donne le texte le plus court, qui ne
renferme aucun élément africain, et où l'on constate seulement
des interpolations faites plus tard à l'aide du Liber gène ratio ni s ^
adaptation latine de la Chronique grecque d'Hippolyte.
Cette compilation catholique, originaire d'Italie ou de Gaule,
arriva en Afrique au début du cinquième siècle. Elle tomba
entre les mains d'un Donatiste de Carthage. Celui-ci la remania,
et crut devoir la compléter à sa façon, d'après ses. idées de
sectaire, entre les années 405 et 411, probablement vers 406.
D'abord, il en changea le titre, sans doute pour avoir l'air de
publier un ouvrage personnel : de VOrigo Jnunani generis, il
fit le Liber généalogies sive Genealogiae. Puis, à la compi-
lation biblique, il mêla des données relatives à l'histoire de
l'Afrique ou de sa secte. Voici, par exemple, une addition
sur la fondation de Carthage : tandis que, dans l'ouvrage pri-
mitif, on lisait seulement que « les Tyriens occupèrent Car-
thage à titre de colons », le Carthaginois joignit à cette phrase
les passages de Virgile sur la colonisation tyrienne de la ville -.
1) Liber genealogiis, 610. 2) Liber ijencaloijas, 19().
VI. "" 17
254 LITTÉRATURE DONÂTISTE
D'autres additions visaient les querelles du temps entre les
deux Eglises africaines. A propos du « schisme » entre Roboam
et Jéroboam, le Donatiste se trahissait par cette comparaison
de sectaire : « Il y avait combat entre eux tous les jours de
leur vie, comme maintenant entre les vrais chrétiens et les faux
(Catholiques ' . »
^Nlais la grande nouveauté de la recension de 406, c'est le
long épilogue sur les empereurs et les persécutions, dont s'enri-
chit alors la chronique primitive"-. Après quelques mots sur la
naissance et la Passion du Christ, sur les règnes d'Auguste et
de Tibère'^, l'auteur arrive à la persécution de Néron, au
martyre des apôtres Pierre et Paul'', puis aux persécutions de
Domitien et de Trajan '\ A partir du troisième siècle, il ne
s'intéresse plus guère qu'aux destinées de l'Eglise africaine.
Pour la persécution de Septime Sévère, il note le martyre des
saintes de Thuburbo, Perpétue et Félicité, avec leurs compa-
gnons''; pour celles de Dèce et de Valérien, les martyres de
saint Cyprien, de Montanus, de Nemesianus*; pour celles de
Dioclétien et de Maximien, les capitulations de Mensurius,
évoque de Garthage, de son diacre Ca^cilianus, même du pape
Marcellinus avec ses diacres Straton et Gassianus, qui « pu-
bliquement, au Gapitole, ont brûlé l'encens et les EA\angiles'^ ».
A ces persécutions des païens contre les chrétiens, le sectaire
joint la persécution de 405 contre les Donatistes, qui, dit-il,
commença le 26 juin'*. Ot événement, alors tout récent, avait
pour lui tant d'importance, qu'il y voyait comme la fin des
temps. G était, du moins, la fin de sa chronique.
Gette première recension africaine, faite à Garthage vers 406,
a été la base des deux recensions suivantes, celles de 427 et de
438. Mais on doit noter avec soin que, si ces deux recensions
ont le même point de départ, elles n'en restent pas moins, entre
elles, complètement indépendantes. Gliacun des rédacteurs, dans
son travail de remaniement, n'a eu sous les yeux que la
recension do 400. G'est ce qui explique leurs divergences, aussi
frappantes que leur étroite parenté.
1) Lihcr iicnraloijus, TilG. conis) vciiil pcrsecutin Cliristiaiiis VI
2| Ihid., tJll-O'iS. k. luli«s, data i)ri(lie [idiisj Febr. Ka-
3) ihid., (ill-CilS- MMinae ». — Au lieu de Cltrisli(inis,les
4) Ihid., GH-615. rereusions de 4.55 el de 403 donnent
.")) lliid., (i21-622. thiiialistis. C'est évidi-mnicnl une cor-
<>) H'iil., (■>23. rcction poslôricurc d'un co|)isl(,' callio-
7) Ihid., ()2l-()25. liqiic ; car jamais les Donalisics ne se
8) Ihid., (■)2(). sont eux-mêmes appelés ainsi.
!>) Ihid., ((27: i< Ipso consulalii (Slili-
TRAITÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 255
La recension de 427 [Codex Sangnllensis) est la plus courte
des recensions africaines conservées. Elle ne présente rien de
bien nouA^eau : quelques variantes, quelques additions sans
importance, et la date consulaire qui en fixe l'époque'. Le
titre ou l'en-tête est beaucoup plus développé que précé-
demment : « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ici
commence le Liber genealogus, avec les noms des pères et des
fils de l'Ancien et du Nouveau Testament ; ouvrage composé
par saint Jérôme, prêtre'... ». Ainsi, le rédacteur plaçait la
chronique sous le patronage de saint Jérôme, mort depuis sept
ans. On peut se demander, il est vrai, si ce n'est pas là une
interpolation postérieure ; car on sait que, de bonne heure,
apparaissent les attributions fantaisistes à saint Jérôme.
On relève plusieurs nouveautés intéressantes dans la re-
cension de 438 [Codex Florentinus). L'intention du rédacteur
s'affirme déjà dans l'en-tête, très différent de celui de 427, et
encore plus développé : « Ici commencent les Genealogiae^
toute une bibliothèque, tirées de tous les livres de l'Ancien
et du Nouveau Testament, où sont marquées les prophéties
avec les noms et les temps de tous les prophètes jusqu'à saint
Cyprien, et où l'on montre clairement ce qui s'est passé
jusqu'à notre temps 3... » On remarquera, d'abord, qu'ici la
chronique n'est pas attribuée à saint Jérôme. En revanche,
saint Cyprien est mis au rang des Prophètes : témoignage
flatteur, et un peu compromettant, de la popularité dont
jouissait dans l'Eglise dissidente le grand évêque martyr de
Cartilage.
Ce qu'il faut noter surtout, c'est le dessein, qu'annonce le
rédacteur, de pousser le récit jusqu'à son temps. Malheureuse-
ment, il n'a guère tenu sa promesse. A la compilation biblique,
il s'est contenté d'ajouter çà et là quelques données, la plupart
empruntées à d'autres auteurs, notamment au Liber genera-
tionis et à Victorinus^. La plus importante et la plus curieuse
de ces additions se trouve au milieu de l'épilogue sur les
persécutions "'. Elle se rapporte à l'Antéchrist, et, par contre-
coup, à Genséric, roi des Vandales, qui poursuivait alors la
conquête de l'Afrique romaine. L'auteur se perd en savants
calculs, plus bizarres encore que savants, pour trouver dans
le nom de Genséric le nombre mystique correspondant au nom
1) Liber genealogiis, 028. . 4) Liber genealogus, 616 et 619.
2) Ibid., 1 (Codex SangaUensls). B) Ibid., 616-620".
3) Ibid., 1 [Codex Florentinus).
256 LITTÉRATURE DO?<ATISTE
de l'Antéchrist'. A ce moment, Carthage était encore romaine ;
c'est l'année suivante, en 439, qu'elle tomba au pouvoir des
Vandales. La recension de 438 est encore datée, naturellement,
d'après les noms des consuls'. Deux ans plus tard, le rédacteur
carthaginois aurait hésité sans doute à reconnaître l'Antéchrist
en Genséric. En tout cas, les recensions suivantes sont datées
d'après les années de règne du roi vandale, comptées depuis
la prise de Carthage'^ : le temps des invectives était passé,
désormais la chronologie elle-même rendait hommage au barbare.
Vers le milieu du cinquième siècle, c'est la recension de
438 qui resta en honneur dans les cercles donatistes de Car-
thage. La recension de 455 {Codex Lucensis) n'en est qu'un
remaniement, une autre édition, avec un en-tête à peu près
identique. Elle n'en est pas moins intéressante, et par ce qu'elle
omet, et par ce qu'elle ajoute. Elle supprime naturellement les
parallèles entre Genséric et l'Antéchrist : parallèles devenus
dangereux, depuis que Genséric régnait à Carthage. En
revanche, elle renferme de nombreuses et longues additions.
D'une façon générale, le texte y est beaucoup plus développé
qu'en 438. L'auteur multiplie les synchronismes avec l'histoire
profane, et les détails d'érudition, empruntés à divers écri-
vains, notamment à Solin^. A l'occasion, il enregistre une tra-
dition africaine. Par exemple, à propos de Josué, il note l'émi-
gration en Afrique des Cananéens chassés de leur pays par les
Hébreux"'. On reconnaît làunevieille tradition judéo-chrétienne,
qu'on retrouve dans le Talmud comme chez saint Jénmie, et que
Procope a recueillie, vivante encore, en Numidie'''. Suivant Pro-
cope, les descendants de ces Cananéens fugitifs avaient con-
servé leur physionomie et leur langue jusqu'au sixièmes siècle de
notre ère : « Ils habitent encore le pays, dit-il, et ils se servent
de la langue phénicienne. Ils construisirent un fort dans wnc
ville de Numidie, là où est maintenant Tigisi. On y voit, près
d'une grande fontaine, deux stèles de pierre blanche, couvertes
de caractères phéniciens qui signifient: « Nous sommes ceux
qui ont fui devant Josué. fils de Xavé'. » Le JAber gcncalogas
<le 455 montre que cette tradition était connue également dans
la Carthacrii des Vandales.
De toutes les additions faites par le chroniqueur de 455, les
(
1) lÀlivr iieiifulnijn-i, OlCi et (US. (>) Voyez noire iniMimirc ■>\ir Les cnlo-
2) lliid., (>2S [c.iiilc.r Florcnlinus). niea juives dans l'Afrhiiie romaine : —
S) Ibid., i2ii; ■i\)[i;i;2ti((:(HlexJ-iirrii^is, .laiis l;i Revue des Htiides jiiiees, 1902,
4) //ji(/., 7r. et 132. p. 2olstii\.
r>)Ihid., 499. 7) Procope, De bellu Vundal., II, 20
TRATTÉS ANONYMES, PAMPHLETS, CHRONIQUES 257
plus importantes et les plus curieuses sont celles qui lui lurent
inspirées par les événements dramatiques de l'année même où
il écrivait: assassinat de l'empereur Yalentinien III, anarchie
dans la capitale et dans tout l'Empire, prise et sac de Rome
parGenséric, retour triomphant à Carthage des barbares vain-
queurs, avec les dépouilles de la ^'ille éternelle et des milliers
de captifs, parmi lesquels l'impératrice et ses filles. Sur les
Romains d'Afrique, ces nouvelles et ces spectacles avaient pro-
duit un effet de stupeur. L'écho de leurs lamentations retentit
encore dans cette chronique carthaginoise de 455. L'auteur sai-
sit avec empressement toutes les occasions de parler de Rome^
Il note la fondation de la ville, sa puissance et sa longue durée ~;
sa grandeur au temps des rois, puis des consuls, puis des em-
pereurs'. 11 constate que « depuis C. Julius Ca'sar jusqu'au
dernier naufrage de la vie de Yalentinien, pendant cinq cent
huit ans..., par la volonté de Dieu, l'empire romain est toujours
resté debout, conformément à la prophétie de Daniel sur la sta-
tue que Nabuchodonosor avait vue en songe ^ ». — « Au lecteur,
de comprendre. — Qui legit, intellegat », ajoute le chroni-
queur. Pour plus de sûreté, il s'explique. Alors, il donne libre
cours à ses réflexions mélancoliques. Il voit les temps accom-
plis pour la puissance romaine : pour le « règne de la Roma-
nia — Ronianiae regnum », comme il dit. i\.utour de lui, dans
le monde entier, il n'aperçoit que des catastrophes, des mas-
sacres, le fracas des guerres, des fléaux et des douleurs de tout
genre. 11 conclut tristement : « Tandis que tous ces maux se
déchaînent sur le monde, tout finit avec les assassins et leurs
victimes"'. » Pour le clironiqueur, cette année 455 marquait ou
annonçait la fin du monde.
Cette même année-là, dans la Carthage vandale, on n'avait
pu se mettre d'accord sur la date de la Pâques. Au cours de la
controverse, parut un opuscule sur la question. Ce Liber Pas-
clialis, dans le Codex Lucensis, précède immédiatement le
Liber genealogus. On peut se demander si les deux ouvrages
ainsi réunis, publiés tous deux à Carthage la même année, ne
sont pas du même écrivain : l'auteur anonyme du Liber Pas-
chalis, qui, à son opuscule sur la Pâques, aurait joint sa recen-
sion de la chronique.
On peut soupçonner aussi que le même écrivain est l'éditeur
responsable de la dernière recension connue du Liber genealo-
1) Liber genealoyus, 426-442. 4) Liber (jenealogus, 441.
2) Ibid., 427-428. 5) Ibid.,'U2.
3) Jbid., 4bO-441.
258 LITTÉRATURE DONATISTE
gits : celle de 463. Cette recension se mêle à la précédente dans
le Codex Liicensis. Elle n'en différait que par des détails sans
importance. Aujourd'hui, elle ne s'en distingue nettement que
par les indications chronologiques relatives à la vingt-quatrième
année du règne de Genséric, c'est-à-dire au moment même de
la publication ^ C'est l'ouvrage édité jadis et réédité sous le
titre assez inexact de « Généalogies des Patriarches. — De Ge-
nealogiis Patriarcliarum'^- ».
En terminant cette histoire séculaire des transformations et
recensions du Liber geiiealogus, on se demande naturellement
quelle a pu être la raison de tous ces remaniements successifs.
D'oîi vient la popularité persistante de cette chronique dans les
cercles donatistes de Carthage ?
Ce succès, semble-t-il, s'explique par deux sortes de rai-
sons: les unes, d'ordre pédagogique ; les autres, d'ordre polé-
mique. Le Liber genealogiis était un manuel commode d'his-
toire sainte, avec synchronismes d'histoire profane : à ce titre,
il pouvait être utile dans l'enseignement et apprécié dans les
écoles. C'était aussi une arme de guerre, en ces temps où l'on
se battait à coups de versets bibliques. Ce qui dut contribuer
au succès, c'est cet épilogue sur les persécutions, qu'avait
ajouté vers 40G Tauteur de la première recension africaine. Les
Donatistes y étaient désignés comme les chrétiens par excel-
lence, les seuls vrais chrétiens ; et la persécution dirigée contre
eux y était présentée comme la dernière des grandes persécu-
tions contre l'Eglise '^ C'était bien l'avis de tous les dissidents :
ils avaient d'autant plus do plaisir à en retrouver le témoignage
dans leur manuel.
Un jour donc, vers le début du cinquième siècle, entre les
mains d'un schismatique de Carthage, le hasard fit tomber
cette chronique, récemment composée en Italie ou en Gaule par
un Catholi(]ue. Le Donatistc remania Touvrage, en changea le
titre, y ajouta le chapitre sur les persécutions. Dès lors, le
Liber genealogiis fut adopté par la secte, tenu à jour, souvent
réédité. D'où la curieuse série de ces recensions anonymes, les
premières d'époque romaine, les dernières d'époque vandale,
qui seules ont échappé au naufrage de la littérature historique
du Donatisme.
1) Liher (jcnealoqua, 428 et 628. p. r)28-,'")4").
2) l'ati-'il. lai. (le Migrie, loine âO, '^} Lilicr (jcncaloiju!;, Cy27.
CHAPITRE Vin
LITTÉRATURE ÉPISTOLAIRE
I
Activité épistolaire des Donatistes au temps d'Augustia. — Lettres pasto-
rales. — Lettres synodales. — Lettres circulaires des primats. — Lettres
d'évèques donatistes à Primianus. — Lettres des seniores de l'Eglise de
Cartilage. — Ouvrages eu forme de lettre. • — • Correspondances propre-
ment dites. — Numidie. — Maurétanie. — Région d'Hippone.
La littérature épistolaire semble avoir été toujours prospère
et féconde dans le monde donatiste, où l'on aimait à se sentir
les coudes, où l'on était toujours prêt à partir en guerre contre
l'ennemi commun, et où, comme il arrive chez les sectaires, le
dévouement trop exclusif au parti avait souvent pour consé-
quence une sorte de défiance instinctive, môme à l'égard des
amis, une suspicion universelle, un régime de mutuelle inquisi-
tion.
Dans chaque diocèse, l'évèque exerçait une surveillance
jalouse sur les prêtres et les diacres de la ville ou des paroisses
rurales, sur tous les clercs, même sur les laïques*. A tous, il
prodiguait les conseils ou les menaces, dans des admonesta-
tions écrites comme dans ses homélies. Fréquemment, pour les
maintenir ou les ramener dans la bonne voie, il lançait des
lettres pastorales, oii la parole évangélique éclatait en répri
mandes. D'un diocèse à l'autre, on s'observait d'un air méfiant,
pour prévenir ou réprimer tout manquement aux principes du
parti, toute complaisance envers l'Eglise rivale. A la moindre
incartade, au moindre soupçon, se croisaient les lettres d'aver-
tissement et de menace ou de justification.
Entre les primats et leurs subordonnés, se poursuivait une
correspondance encore plus active. L'Église de Donat eut tou-
]) On sait que les évêques donatistes vos vester populus mittat, laiidando
gouvernaient leurs diocèses en des- felices appellant et bene nominant et
potes, et inspiraient à leurs fidèles une per vos jurant et persouas vestras jani
vénération idolâtrique. Optât disait à pro deo habere noscunlur » (11, 21).
ses confrères dissidents : « Utinerrorem
260 LITTÉHATURE DONATISTE
jours une centralisation très puissante, avec un respect supers-
titieux de la hiérarchie. Rien ne se faisait en Nuniidie sans
l'agrément du chef religieux de la province. Quant au chef
suprême, le primat de Carthage, c'était un dieu pour tout le
parti'. D'un bout à l'autre de l'i^frique, sur toutes les commu-
nautés dissidentes, il exerçait une autorité despotique : prompt
toujours à notifier des arrêts, à ouvrir des enquêtes, à censurer
des collègues, à réprimander, à condamner, à lancer l'ana-
thème, à réprimer toute velléité d'indépendance. Dans les cas
graves, s'il n'agissait pas en son nom personnel, il s'abritait
derrière l'autorité du concile : de ce concile qu'il convoquait et
présidait, dont il dirigeait les débats à sa guise, dont il inspi-
rait et souvent rédigeait lui-même les lettres synodales'-.
Ce contrôle incessant qui s'étendait à tous et à tout, du haut
en bas de la hiérarchie, cette surveillance jalouse de l'évêque
sur ses fidèles et son clergé, des évêques entre eux, des primats
sur leurs collègues, et, chez tous les sectaires, cette enquête
malveillante, toujours ouverte, sur les actes ou sur les paroles
des Catholiques comme sur l'attitude des magistrats, donc ce
contrôle universel s'exerçait par divers moyens. Mais l'instru-
ment ordinaire, c'était la lettre : lettres de protestations aux
autorites civiles, d'injures aux Catholiques, de conseils ou de
reproches aux gens du parti, parfois de dénonciation ou d'ana-
thèmes, toujours de récriminations ou de menaces. Jamais, dans
l'Eglise de Donat, cette littérature n'a été plus active et plus
j'iche qu'au temps d'Augustin : temps d'épreuves pour le parti,
temps de luttes passionnées, de querelles, de schismes et de
persécutions.
De cette littérature épistolaire, il reste peu de chose : du
moins en ce qui concerne les correspondances proprement dites,
au sens étroit et précis du mot'\ Les fragments conservés n'en
sont pas moins nombreux et intéressants ; on y voit se dessiner
des figures assez curieuses d'épistoliers, dont la préoccupation
ordinaire était, d'ailleurs, de se dérober -aux avaWes et aux
questions des Catholiques. Mais, avant d'étudier les débris de
cette littérature, il importe d'en circonscrire nettement le do-
maine, en écartant tout ce qui, d'une lettre, a seulement le
cadre: lettres pastorales ou synodales, circulaires des primats
et pièces analogues, ouvrages en forme de lettre.
1) f)|)l;il, ill, 3 ; Aiijiustin, Coiitni ciles dans l'K^rlise dniialisic. \ oyez plus
Crcaconium, II, 1, 2 ; Enurr. in Psulin. haut, loinc IV, p. 145 et suiv.
(i:), .") ; Scnnii 1!)7, 4. 3) AbstracUoii faite des ouvrages ou
2) Sur le rôle du luiiiiat et dus cou- ilocuiucuts en forme de lettres, dont
CORRESPONDANCES
261
Des lettres pastorales do l'Église donatiste, nous possédons
un spécimen fort intéressant et très complet dans une pièce,
étudiée plus haut, que nous avons pu reconstituer intégrale-
ment : YEpistiiLd ad presbyteros el diacoiios, ce mandement
original et agressif que Petilianus de Constantine adressa, vers
399, aux prêtres et aux diacres de son diocèse '. Si curieux que
soit en lui-même ce document, il ne se rattache qu'en appa-
rence, surtout par l'en-tête, à la littérature épistolaire.
A plus forte raison en est-il de môme pour les lettres syno-
dales. Ce genre de pièces, dans l'Église de Donat, apparaît avec
cette Eglise elle-même : témoin la synodale par laquelle, en
312, le concile carthaginois des dissidents notifia aux Eglises
africaines la déposition de Caîcilianus et l'ordination de Majo-
rinus^. De la fin du quatrième siècle datent plusieurs pièces
analogues. L'une d'elles nous est parvenue tout entière : la
synodale maximianiste de Gabarsussa en 393^. D'autres sont
connues par des analyses et des fragments, comme les syno-
dales des Maximianistes de Garthage en 392'* et des Primia-
nistes de Bagaï en 394 ^ Du concile donatiste qui siégeait à
Garthage vers le milieu de l'année 411, avant la réunion et
pendant les entr'actes de la Gonférence, émanent trois lettres
au président Marcellinus, qui sont intégralement conservées :
la Notaria du 25 mai, réponse au second édit du commissaire '5;
celle du 2 juin, qui avait pour objet de réclamer une copie du
mandatam des Gatholiques"; celle du 7 juin, qui contenait une
réfutation détaillée de ce mandatum^. Ge sont là des docu-
ments de premier ordre pour l'histoire du schisme, mais où Ton
ne découvre rien qui ressemble à une correspondance.
Même observation pour une autre catégorie de pièces, qui
n'est pas sans rapport avec la précédente : les lettres circulaires
des primats. On se rappelle la circulaire impertinente que
Donat le Grand, vers 347, envoyait à toutes les Eglises dona-
tistes, pour leur interdire d'accepter les secours des commis-
saires impériaux''. Du même genre était la circulaire adressée
plusieurs nous sont parvenus ou ont pu
être restitués.
1) Augustin, Contra litleras PelUiani,
I, 1 et suiv. ; II, 1 et suiv. ; Retract., Il,
51. — Voyez plus haut, tome V, Appen-
dice I ; toini; VI, chap. i, § 2.
2) Optât, I, 20 ; Augustin, Ad Catho-
Ucos Epistula contra Donatistas, 25, 73 ;
Brevic. Collât., lll, 14, 2(1.
3) Augustin, Sernio II in l'salm. 30, 20.
4) Ibid., 36, II).
5) Contra Cresconium, III, 53, 59 ; IV,
10, 12; 32, 39; Gesta cum Emerito, 10-
11 ; Contra Gaudentium, II, 7.
6) Collât. Carthag., 1, 14 ; Augustin,
Brevic. Collât., I, 4.
7) Collât. Carthag., II, 12 ; Augustin,
Brevic. Collât., II, 2.
8) Collât. Carthag., III, 258; Augus-
tin, Brevic. Collât., III, 8, 10-14; Ad
Donatistas post Collât., 29, 49.
9) Optât, III, 3.
262 LITTÉRATURE DONATISTE
par Primianus, vers la fin de 403, à tous les évêqiies de son
parti, pour leur notifier sa réponse négative à Aurelius de Car-
tilage sur le projet de conférence i. Au début de 411, le même
Primianus, qui ne se piquait pas de logique, lançait une circu-
laire toute différente, où il engageait ses subordonnés à accep-
ter la conférence contradictoire, et où il les pressait de se
rendre sans délai à Cartilage 2. Ces pièces, dont nous avons
quelques fragments, ne doivent pas non plus nous arrêter ici,
ces lettres circulaires n'étant que des circidaires.
Les notifications du primat impliquaient naturellement, pour
les subordonnés, le droit de réponse. Parfois, elles exigeaient
un accusé de réception. La circulaire de Primianus, au début
de 411, provoqua des centaines de réponses, par lesquelles les
évéques donatistes annonçaient au chef leur prochain départ ou
s'excusaient en alléguant des raisons diverses-^. A l'occasion,
dans les circonstances graves, l'initiative de ces correspon-
dances officielles pouvait venir des subordonnés, même des
laïques. C'est ain-si que, vers la fin de 392, les notables de la
communauté carthaginoise, membres du conseil des seniores,
écrivirent à leur évêque pour protester contre l'excommunica-
tion de Maximianus et d'autres diacres. Un peu plus tard, ne
pouvant obtenir satisfaction, les mêmes seniores envoyèrent
une supplique à tous les évéques donatistes, pour demander
une enquête sur la conduite du primat*. Dans tout cela,
encore, il s'agit moins de lettres proprement dites que de pièces
administratives, requêtes ou accusés de réception.
Enfin, les Donatistes, comme d'ailleurs les Catholiques,
donnaient volontiers à leurs traités de controverse la forme
d'une lettre. Dès longtemps, les protagonistes de la secte
avaient adopté ce cadre commode : témoin, vers 336, Donat le
Grand et son Epistula de b(tplismo\ ou, vers 378, Pai-menia-
nus et son Epislula ad TyconiuDi ''. De même, au début du
cinfjuième siècle, les longs ouvrages où, tour à tour, Petilianus
de Constantine, le grammairien Cresconius, Gaudentius de
Thamugadi, s'efforcèrent de réfuter l'évêque d'Ilippone, se
présentaient au public dans le cadre d'une « Lettre à Augustin
— Epislula ad AugiisLinufn~' ». Lettres, si l'on veut, par \\\
1) AiifiusLin, Scrmo 11 in Psalm. 36,18. fi) Episl. î)3, 10, 43-45 ; Contrit Epis-
2) Ad Dundlistus po&i Colbil., 24, 41. lulnni l'arnieniuni, I. 1.
3) CollaL Carlhiuj., I, 133. 7) fU-lracl., Il, 51-52 el 85 ; Contra lit
4) Aiif^iistiii, Scrmo II in I\<tilni. 3(1, /c/v/.s- l'eliliani, III, 1 ot suiv. ; Contrit
20. (U'i'sconiiim, I, 1 cl siii\. ; Contra Gaii-
5) Retract., I, 20. dentinm. II. 1 et suiv.
CORRESPONDANCES 263
forme, par l'allure très personnelle de certaines discussions et
des invectives ; mais véritables traités de controverse, traités
par l'intention, par la méthode, par le fond et la portée.
Donc, malgré les apparences, toutes ces œuvres polémiques
et tous ces documents d'histoire, traités en forme de lettre, cir-
culaires ou autres pièces administratives, lettres pastorales ou
synodales, tout cela ne relève pas vraiment de la littérature
épistolaire. Nous ne devons retenir ici que les correspondances
proprement dites, où prédomine l'élément personnel, où l'on
voit en présence les individns autant et plus que les doctrines
et les principes. Sans doute, l'inspiration y est la môme que
dans les pièces plus ou moins officielles ; c'est le môme esprit
sectaire, les mêmes préoccupations, le même fanatisme. Mais
l'objet est différent, ainsi que le ton, l'allure du développement,
les dimensions et les proportions. La correspondance nait d'un
incident tout personnel ; et elle vise réellement à instruire ou à
convaincre des individus, à les féliciter ou à les. blâmer. Bref,
si le Donatisme est encore et toujours à l'arrière-plan, ce qu'on
trouve au premier plan, ce sont les personnes.
Ainsi définie, la lettre tenait depuis longtemps une place
importante dans la société donatiste. Elle y apparaît même
avant la rupture complète : dans la correspondance de Secun-
dus, l'évêque de Tigisi, avec Mensurius de Carthage '. Un peu
plus tard, après la rupture, nous avons rencontré tout un
groupe de correspondances entre schismatiques, pleines de se-
crets compromettants, qui furent révélées au public par un
procès retentissant : ces curieuses lettres d'évêques numides,
de Purpurins, de Fortis, de Sabinus, qui furent produites
en 320 à l'audience de Thamugadi, et qui nous ont été con-
servées dans le dossier'-. Vers le milieu du quatrième siècle,
Donat le Grand écrivait au préfet Gregorius et à l'empereur
Constant des lettres d'une impertinence savoureuse '^ tandis
que les billets laconiques, mais truculents, d'Axido et de Fasir,
chefs des Circoncellions, allaient effaroucher au fond de leurs
villas les riches propriétaires de Numidie ^.
Pendant les dernières années du quatrième siècle et les pre-
mières du cinquième, les nécessités de la lutte contre le schisme,
puis contre les menaces de persécution, eurent pour effet de dé-
velopper, sous toutes les formes, l'activité épistolaire des Do-
natistes. A cette période appartiennent toutes ces pièces dont
1) Brevic. Collât., III, 13, 25 et suiv. 3) Optât, III, 3.
2) Gesta upiid Zenophilum, p. 189-192 4) Ibid., III, 4.
Ziwsa,
264 LITTÉRATURE DONATISTE
nous avons parlé, et dont plusieurs nous sont parvenues en en-
tier : les synodales de Cabarsussa et de Bagaï, la lettre pasto-
rale de Petilianus, les circulaires de F*rimianus, les trois lettres
du concile carthaginois de 411, sans compter les ouvrages en
forme de lettre'. Mais les correspondances proprement dites
des dissidents se sont beaucoup moins bien conservées. Nous
ne possédons dans son ensemble aucune lettre privée d'un Do-
natiste. C'est d'après des fragments ou des analyses, qu'on
peut se faire quelque idée de telle ou telle correspondance au-
jourd'hui .perdue.
Ces fragments authentiques et les renseignements complé-
mentaires nous sont parvenus dans l'œuvre d'Augustin. C'est
dire qu'ils se rapportent presque exclusivement aux relations
épistolaires des schismatiques avec les Catholiques, surtout
avec l'évêque d'Hippone. L'objet de ces lettres était toujours à
peu près le même : discussions sur le schisme, plaintes contre
les violences et les persécutions, résistance agressive ou pas-
sive aux efforts vainement tentés pour rétablir l'unité religieuse.
Partout, dans ces correspondances donatisfes, nous rencon-
trerons Augustin : chose naturelle, puis([ue c'est par lui que
nous connaissons les lettres ou les démarches de ses adver-
saires. Mais ce n'est pas la correspondance d'Augustin en elle-
même, et dans tous ses rapports avec le Donatisme, que nous
entendons étudier ici. Nous laisserons de côté toutes les lettres,
relatives au schisme, qui sont adressées à des Catlioliques ou à
des magistrats'. Nous ne retiendrons que les lettres écrites
par des Donatistes ou à des Donatistes. Ce qui nous intéresse
ici, c'est la littérature épistolairc des schismatiques du temps.
Nous y verrons défiler une série de figures assez curieuses, que
nous n'avons pas rencontrées jusqu'ici, ou (jue nous avons à
peine entrevues, parce que ces gens-là n'ont pas fait, dans
d'autres domaines, œuvre littéraire. Même ici, nous constate-
rons que plusieurs des correspondants d'Augustin cherchaient
surtout à se dérober. Il n'en est pas moins intéressant de
savoir pourquoi et comment ils se dérobaient : refuser de ré-
pondre, c'est encore une façon de répondre.
Les correspondances donatistes du temps d'Augustin se ré-
partissent sur une trentaine d'années, de 392 à 423 environ.
Nous les étudierons ici région par région, en combinant d'ordi-
naire, pour cha(|ue série, l'ordre cluvjuologique avec l'ordre
1) Sur ces dociimerils et ces ouvrages i-iii et v.
cil forme df Icllro, xtye/ plus haut : 2) Sur ces corrt'spou<I;mct's, voyez
l(jmo IV (docuun'iits) ; louie M, cliap. plus loin, tome VII, cliap. i, | 4^.'
CORRESPONDANCKS 2G5
géographi(jue. Nous y distinguerons trois groupes : région
d'Hippone, Numidie, Maurétanie.
II
Correspondances donatistes dans la région d'Hippone. — Les évoques schis-
maliques d'Hippone. — Proculeianns. — Ses démêlés avec Augustin et
les lettres qui s'y rapportent. — Ses réponses et ses refus de répondre.
— Macrobius d'tlippone. — Ses réponses à Augustin. — Autres corres-
pondants d'Augustin dans la région d'Hippone. — Maximinus de Sini-
tum. — Lettres de prêtres schismatiques. — Celer. — Correspondances
avec des convertis. — Donatus de Mutugenaa. — Lettres des Donatistes
convertis de Fussala. — Plaintes à Augustin contre leur évêque Anto-
nius. — Plaintes au pape Cœlestinus contre Augustin. — Une religieuse
donatiste convertie : lettres de Felicia. — Intérêt historique et psycho-
logique de ces correspondances.
Au premier rang des correspondants d'Augustin, figurent
deux Donatistes de marque, qui ont été l'un après l'autre, dans
sa ville épiscopale, ses collègues et ses rivaux : deux évèques
schismatiques d'Hippone, Proculeianus et Macrobius '.
Beaucoup plus âgé qu'Augustin, et depuis longtemps à la
tète de la communauté dissidente, Proculeianus le prenait de
haut avec son jeune confrère catholique, qu'il traitait de
a conscrit — tiro '-». Il était peu instruit ; on nous dit qu'il
« n'avait pas étudié, ou n'avait guère étudié, les sciences libé-
rales ■'■ ». C'était, d'ailleurs, un honnête homme, dont on van-
tait la bonté et l'affabilité. : qualités rares, et d'autant plus es-
timables, chez un Donatiste^'.
Même à l'égard des Catholiques, Proculeianus passait
d'abord pour être assez conciliant. On croyait découvrir en
lui « quelques indices de dispositions pacifiques » ; on ne déses-
pérait pas de le voir « s'attacher à la vérité, quand elle lui aurait
été démontrée "M). Le bruit courait dans Hippone qu'il n'était
pas hostile à l'idée de discussions courtoises avec son collègue
catholique. C'est ce qui donna confiance à Augustin, et ce qui
le décida à saisir la première occasion d'entrer en correspon-
dance avec le Donatiste.
L'occasion se présenta dès les premiers mois de l'épiscopat
d'Augustin, vers le début de 396, quand il était encore simple
coadjuteur de Valerius '^. Son élève et ami Evodius rencontra
1) Auf;iislia, Ep'isl. 33-35 ; 106-108. 4) Episl. 33, 6.
2) Epist. 34, 6. 5) Ibid., 33, 1.
3) Ibid., 34, G. 6) Ibid., 33,4.
266 LITTÉRATURE DOjN'ATISTE
l'évêque schismatique dans une maison neutre. Au cours d'une
conA'ersation sur le schisme, Proculeianus laissa entendre qu'il
« voulait conférer avec Augustin en présence de notables' ».
C'est du moins ce que comprit son interlocuteur : peut-être'
celui-ci avait-il mal compris ou forcé la note. En tout cas, dès
le lendemain, Proculeianus sembla craindre de s'être trop
avancé ; il se plaignit même de certains mots un peu vifs qui
avaient échappé à Evodius pendant leur entretien '-.
Sur ces entrefaites, il reçut une lettre d'Aug-ustin ^. Ce fut
le début de leurs relations, destinées à devenir de moins en
moins courtoises, de plus en plus orageuses. La lettre, adressée
« au seigneur honorable et très cher Proculeianus », avait
pour objet d'amener le Donatiste à une controverse. Elle com-
mençait par des compliments et un appel à la concorde. Au-
gustin expliquait pourquoi il croyait devoir traiter avec hon-
neur le chef de l'Eglise rivale'*. Il faisait allusion à la conver-
sation avec Evodius, aux propos du Donatiste sur l'éventua-
lité d'une conférence^ ; il cherchait à excuser les Advacités de
son ami le jeune clerc s. H déclarait ensuite qu'il acceptait le
projet de controverse, dans les conditions que fixerait Procu-
leianus : discussion publique ou privée, devant qui l'on vou-
drait, ou par lettres, sous la seule réserve que l'on dresserait
un procès-verbal du débat ou que l'on publierait les lettres en
les communiquant aux fidèles des deux communautés ". Pour
décider le Donatiste, x\ugustin traçait un éloquent tableau des
misères nées du schisme africain, des malentendus et du
trouble causés dans les familles par la divergence des deux
communions ; il pressait son collègue de consentir à discuter,
pour préparer les voies à une réconciliation*^. Il terminait par
un éloquent appel à la bonté bien connue de son" correspon-
dant \
A cette lettre si pressante, Proculeianus ne se pressa guère
de répondre. A quelque temps de là, il déclara pourtant qu'il
accepterait une controverse, oii les deux évêques seraient as-
sistés chacun par dix notables de son Eglise, et où l'on produi-
rait seulement des textes sacrés : « Pour éviter, dit-il, le tu-
multe de la foule, nous pourrions nous adjoindre chacun dix
1) £'/»/sl'. 33, 2. que des ronscipriiemcnts indirects.
2) Ibid., 33, 3. 4) Augustin, Episl.iS, 1.
3) Episl. 33. — Possidius mentionne 5) Ibid., 33, 2.
quatre lellrcs d'Au^rustiii ad Proridcia- 6) /'</</., 33, 3.
nuin (Possidius, Indic. oper.Awjiistini,'6). 7) Ibid., 33,4.
Une scide nous est parvenue. Sur le 8) Ibid., 33, ô.
reste de la correspondance, nousii'a\ons '.)) Ibid., 33, G.
CORRESPONDANCES 267
hommes graves et honorables de notre parti, et discuter selon
les Ecritures, pour chercher où est la vérité '. » Mais plus
tard, comme on revenait à la charge, on le vit se dérober. Il
répondit sur un ton impertinent, parlant d'Augustin : « Pour-
quoi n'est-il pas allé à Constantine, où beaucoup de nos évêques
étaient réunis ? Maintenant, il peut aller à Milev, où nous
allons bientôt tenir concile''^. » Au fond, le Donatiste redoutait
la science et la dialectique de son confrère ^ x^lors survint l'in-
cident, puis la demande d'enquête, dont nous allons parler.
Déjà mal disposé, Proculeianus devint décidément hostile. Jus-
que-là, il se contentait de ne pas répondre aux lettres d'Au-
gustin ; désormais, il refusa môme de les recevoir ^. Pour at-
teindre son collègue schismatique, pour lui transmettre ses
propositions ou ses plaintes, l'évoque catholique dut recourir à
des intermédiaires.
Un gros scandale mit en émoi les honnêtes gens d'Hippone,
sauf les sectaires qu'aveuglait le parti-pris. Un jeune Catho-
lique, d'une paroisse rurale, avait été sévèrement réprimandé
par son évêque, pour avoir battu sa mère, qu'il avait même
menacée de mort. Irrité par ces réprimandes, le jeune brutal
s'était fait donatiste ; il avait été aussitôt rebaptisé par le prêtre
schismatique de l'endroit, un certain Victor"'. Augustin déposa
une plainte, en invoquant les lois qui interdisaient le second
baptême. Dans l'enquête, que dirigeaient les magistrats d'Hip-
pone, le prêtre Victor allégua pour sa défense les instructions
de son évêque 'J. Il se trouva des gens pour contester l'exacti-
tude du procès-verbal : le prêtre, disait-on, n'avait pas fait la
réponse qu'on lui prêtait, pas plus que l'évêque n'avait donné
ce genre d'instructions". Augustin demanda donc une nouvelle
enquête, sur le rôle joué par Proculeianus en cette affaire.
Il s'adressa au plus haut fonctionnaire de la région : Euse-
bius, un personnage de rang sénatorial, un vii- clarissi-
iniis^, qui était sans doute légat du proconsul pour la Numi-
die proconsulaire, et qui passait pour être l'ami de Proculeia-
nus''. Il lui envoya d'abord une députation de notables i'^. Puis,
il lui exposa sa requête dans une lettre, qui nous est parvenue :
il le priait de convoquer l'évêque donatiste pour l'inviter à
s'expliquer, et il profitait de l'occasion pour renouveler ses pro-
1) Ëpist. 3i, 5. fi) Episl. 34, 4-5 ; 35, 1.
2) Ibid., 34, 5. - 7) Epist. 34, 4.
3) Ibid., 34, 6. ' 8) Ibid., 34, 5.
4j Episl. 35, 1. 9) Epist. 35, 1.
5) Epist. 34, 2 et 5. 10) Epist. 34, 5.
268 LITTÉRATURE DOiNATlSTE
positions de conférence. Malgré son amour de la paix, disait-il,
il ne pouvait tolérer les attentats sacrilèges des dissidents'. Il
racontait en détail toute l'aïfaire, insistait sur l'indignation
qu'elle avait causée '-. L'enquête avait paru établir que Procu-
leianus avait donné l'ordre de rebaptiser le coupable ; mais on
contestait le fait'^. Augustin demandait donc au magistrat
d'ouvrir une contre-enquête pour établir la vérité^. Il ajoutait
qu'il était toujours prêt à discuter dans une conférence pu-
blique, mais qu'il jugeait inutile d'en référer à un concile, l^ro-
culeianus n'avait aucune raison de refuser cette controverse.
Avait-il peur de son collègue d'Hippone, dont il incriminait la
dialectique ? En ce cas, Augustin pourrait se faire remplacer
par uu de ses confrères des environs, notamment par l'évêque
Samsucius'.
Cette lettre et la demande d'enquête n'eurent pas le succès
attendu. La réponse d'Eusebius trahissait l'impatience, et se
résumait en un refus assez sec, dont les termes étaient tout juste
polis. Evidemment, le fonctionnaire craignait de se compro-
mettre lui-même, en intervenant dans une contestation d'ordre
religieux, qui, par surcroit, pouvait compromettre son ami
Proculeianus. Son premier souci fut de justifier le Donatiste. Il
répondit à Augustin, au sujet de l'attentat du jeune gredin :
« Si Proculeianus l'avait su, il aurait interdit de recevoir dans
sa communion un jeune homme si criminel. » Quant à la
contre-enquête, il déclara net qu'il n'avait pas à prononcer de
« jugements entre évêques ' ».
Cette fois, Augustin fut tout près de se fâcher. Un le voit
bien au ton assez vif de la nouvelle lettre f[u'il adressa aussitôt
à Eusebius, et que nous possédons également. Il j-épliquait
qu'il n'avait pas demandé un «jugement » : il avait seulement
invité le magistrat à poser une question et à communiquer la
réponse^. Il dénonçait de nouveaux méfaits des Donatistes :
notamment, l'insolence d'un prêtre qui l'avait injurié lui-même
pendant une; de ses tournées''. Il priait Eusebius de nutifii'r à
Proculeianus ces nouvelles plaintes avec la précédente, et de
transmettre les réponses '". En cas de refus, il menaçait d'inten-
ter devant les tribunaux une véritable action judiciaire ". On ne
1) /'r/f/s/. ;?4, 1. 7) Cl .liidiciuiii iiil(,'r ('[liscupus » {iliid.,
2) ibid., H4, 2-;^. ■^:,, i).
3) Ibid., -M, 4. 8) Eiiist. :«, 1.
4) tbid., 34, r>. î») Ihid., 35, 2-4.
.■)) Ihid., 34, .-)-r>. 10) Ihid., 3.-. :..
(i) Eiù.'it. 3.-,, 1. ' ]]) Ihid., 3.-., 3.
CORRESPONDANCES 269
sait comment finit l'affaire. Il semble bien que môme la ci'ainte
d'un procès n'ait pas décidé l'évêque donatiste à répondre.
Durant les six années qui suivirent, les relations épistolaires
ou autres paraissent avoir été complètement suspendues entre
les deux: évéques rivaux d'Hippone. Mais, en 403, Augustin
renouvela ses tentatives. II réussit du moins à faire parler son
adversaire, et même à quatre reprises.
Vers le début de 403, on reçut à Hippone la nouvelle d'un
odieux attentat, commis par des Donatistes dans un bourg du
diocèse, à Yictoriana. Le prêtre Restitutus, un ancien schisma-
tique rallié à l'Eglise, avait été brusquement attaqué dans sa
maison par une bande de Girconcellions, que dirigeaient des
clercs. On l'avait emmené de force, meurtri à coups de bâtons,
roulé dans la fange d'un marais, affublé d'un manteau de joncs.
Puis, sous ce grotesque accoutrement, on l'avait promené à
travers les campagnes, sans que personne osât intervenir. On
l'avait relâché seulement au bout de douze jours, par crainte de
la police'. Dès qu'il eut connaissance de ces faits, Augustin
déposa une plainte. Convoqué devant les magistrats d'Hippone,
et sommé par son collègue catholique de châtier les coupables,
Proculeianus se tira d'affaire par des réponses évasives. II ne
fit même pas d'enquête. Invité de nouveau à comparaître, il se
présenta en effet, mais pour déclarer qu'il ne dirait rien de
plus'. C'était peu. Il agit encore moins.
La scène recommença quelques mois plus tard : cette fois, en
vertu des décisions prises à Carthage par le concile du 25 août.
On se souvient que, dans toutes les cités oîi les deux Eglises
étaient en présence, l'évêque catholique devait négocier avec
son collègue schismatique, et, par devant les autorités munici-
pales, le mettre en demeure d'accepter le principe d'une confé-
rence générale entre les deux partis. A Hippone, il y eut deux
entrevues successives, toutes deux sur la requête d'Augustin.
Une première fois, au début de l'automne, Proculeianus fut
convoqué devant les magistrats. A la notification de son col-
lègue catholique sur le projet de conférence, il répondit qu'il
ajournait sa réponse : « Nous allons tenir concile, dit-il, et nous
verrons là ce que nous devons répondre 3, » Après le synode
des schismatiques, nouvelle convocation : le Donatiste déclara
net, en quelques mots, qu'il refusait la conférence'*.
Ce sont les derniers mots connus de Proculeianus, qui déci-
1) Epist. 88, (•>; lOô, 2, 3 '; Contra Ëpist. 88,6.
Cresconium, III, 48, 53. 8) Eplst. 88, 7.
2) Contra Cresconium, 111, 48, 53 ; 4) Ibid.,'8S, 7.
VI. 18
270 LITTÉRATURE DONATISTE
dément n'était pas bavard, du moins avec les Catholiques.
Pourtant, il dut protester, vers 406, quand on confisqua sa ba-
silique d'Hippone '. Il mourut quelques années plus tard, vers
409. Vainement Augustin, depuis le début de son épiscopat,
avait multiplié les lettres et les avances. Le Donatiste avait
commencé par ne pas répondre aux lettres ; il avait continué
en refusant de les reccA'oir. Dès lors, il avait opposé à son ad-
versaire un silence farouche ; il ne parlait plus que par force,
contraint par la loi, et même alors, devant les magistrats, cher-
chant à se dérober. A en juger par les relations épistolaires ou
autres des deux évéques rivaux, on pourrait supposer que Pro-
culeianus était devenu successivement aveugle, puis sourd, puis
muet : c'est qu'il devenait de plus en plus intransigeant.
Du premier coup, son successeur atteignit, en face d'Au-
gustin, à la perfection de l'intransigeance donatiste. C'est vers
l'année 409 que Macrobius remplaça Proculeianus 2. Les Catho-
liques d'Hippone crurent d'abord qu'ils pourraient plus facile-
ment s'entendre avec le nouveau chef des dissidents. Macrobius
passait alors pour un homme de sens et de mérite. On lui re-
connaissait du talent, de l'éloquence'' ; on le considérait comme
« un jeune homme de bonne nature^ » ; on louait ses « bonnes
dispositions'' ». Telle était sa réputation au début de son épis-
copat. Mais cliez lui, comme chez bien d'autres sectaires, les
bonnes intentions ne tenaient pas devant la doctrine et le mot
d'ordre du parti. Macrobius était un homme à principes : à
principes strictement donatistes. La raison n'avait pas sur lui
de prise, parce que toujours il se retranchait derrière les tra-
ditions et la discipline de son Eglise. Qu'il fût ou non intran-
sigeant de nature, tel il se montra dès ses premiers actes
d'évêque, tel il se révéla de plus en plus. Les Catholiques du
diocèse allaient bientôt s'en apercevoir, et même certains de ses
fidèles.
A peine élu, Macrobius fit une entrée solennelle dans sa
bonne ville d'Hippone. On le vit arriver en grande pompe,
comme en triomphe, avec une escorte guerrière et menaçante,
au milieu des bandes sauvages de Cii'concellions, que com-
mandaient ou suivaient des clercs fanatiques. Et tous ces
« Saints », comme ils s'appelaient eux-mêmes, hurlaient des
cantiques, (ju'iis entrecoupaient de leur sinistre refrain Deo
1) rtelract., Il, :>:{, 1. 8) /-.'pis/. lOS, C, Kî.
•2} Eiiiil. JU7 ;108, :>, 14; 1U8, tJ, lltet 4) Il>id., 108, 1, 2.
suiv. 5) llml., 108, 2, 4.
CORRESPONDANCES 271
Laudes : ce refrain redouté dans les campagnes comme le ru-
gissement du lion '.
Les braves gens d'Hippone durent croire que le Diable venait
s'installer chez eux avec tous les suppôts de l'Enfer. Macrobius
était pourtant un honnête homme, qui, personnellement, ré-
prouvait la violence. Il eut même le courage de déclarer net
qu'il condamnait les attentats de tout genre. A quelque temps
de là, dans un sermon, il osa dire leurs vérités à ses amis les
Girconcellions ; il les malmena si bien, qu'ils n'attendirent pas
la fin du discours, et qu'ils partirent « furibonds- ». Il alla plus
loin encore : il annonça qu'il ferait des quêtes et ouvrirait des
souscriptions pour indemniser les victimes des « Saints », tous
ces propriétaires lésés par les incendies ou les pillages''.
Cette modération relative s'expliquait sans doute, avant tout,
par les circonstances et par l'intérêt bien compris de la secte,
par le désir d'apaiser l'opinion publique qui réclamait des me-
sures de répression. Mais elle semblait attester aussi la
« bonne nature », les « bonnes dispositions », du successeur de
Proculeianus^. C'est ainsi qu'Augustin se représentait alors
son jeune collègue ; et c'est sous cette impression, qu'il entra
en correspondance avec lui.
L'occasion de cette correspondance fut encore une histoire de
baptême. Un sous-diacre catholique d'une paroisse rurale, un
certain Rusticianus, avait été excommunié par son prêtre à
cause de ses mauvaises mœurs. Pour se venger, et aussi,
comme il était criblé de dettes, pour dépister ses créanciers
avec l'aide des Girconcellions, il était passé à l'Eglise de
Donat^. La communauté schismatique l'avait accueilli comme
l'enfant prodigue ; et, suivant l'usage, on se disposait à le re-
baptiser. C'était au printemps de l'année 410.
Soucieux de prévenir ce nouveau scandale, Augustin écrivit
aussitôt à Macrobius, pour le dissuader de rebaptiser le trans-
fuge. Sa lettre était courte, mais éloquente dans sa brièveté;
pressante, mais aimable et polie dans sa fermeté. Elle débutait
et se terminait par des appels à la concorde. Aux prières et aux
protestations anticipées, se mêlaient les arguments de circon-
stance. Au « seigneur son cher frère Macrobius», l'évêque ca-
tholique opposait l'exemple des Donatistes eux-mêmes, qui na-
guère n'avaient pas rebaptisé leurs propres schismatiques'\
1) Epist. 108, 5, 14. 3) EpUt. 108, 6, 18.
2) (( Se de média congregalione... fu- 4) Ibid., 108, 1,2; 108, 2, 4.
ribundis motibus rapueruiit » [ibid., 5) Epist. 10() ; 108, 6, 19.
108, 5, 14) 6) Ibid., 106.
272 LITTÉRATURE DONATISTE
La lettre fut remise à Macrobius par deux notables de la com-
munauté catholique, Maximus et Theodorus. Nous possédons,
de la main de ces personnages eux-mêmes, le procès-verbal de
l'entrevue. Voici ce document, qui a la forme d'une lettre ou
d'un rapport à Augustin : « Suivant les instructions de ta
Sainteté, nous nous sommes rendus auprès de l'évèque Macro-
bius. Gomme nous lui présentions la lettre de ta Béatitude, il
refusa d'abord d'en entendre la lecture. Enfin, il se laissa
émouvoir par notre insistance, et consentit à écouter. Après la
lecture, il dit : « Je ne puis me dispenser d'accueillir ceux qui
viennent à moi, et de leur donner le sacrement qu'ils ont solli-
cité. » Gomme nous lui demandions son sentiment sur la con-
duite de Primianus, il dit qu'il avait été récemment ordonné,
qu'il ne pouvait se faire le juge de son primat, qu'il s'en tenait
aux règles établies par ses anciens '. » Et ce fut tout. Ajoutons
que, si l'attitude de l'évèque avait été à peu près correcte, les
sectaires de son entourage avaient fait mauvais visage aux vi-
siteurs. Quand les envoyés d'Augustin s'étaient présentés, on
les avait traités « d'espions — êxploratores » ; et des sacristains
trop zélés avaient voulu les malmener-.
Gependant Augustin, qui ne laissait rien passer, voulut
avoir le dernier mot. Il fit remettre à Macrobius une nouvelle
lettre, où il discutait point par point ses réponses. Gette lettre,
fort longue, était une sorte de traité sur les principales ques-
tions qui divisaient les deux Eglises, avec examen des textes
par lesquels les dissidents prétendaient justifier leurs principes
et leur attitude. Augustin faisait d'abord remarquer à Macro-
bius que ses déclarations étaient en opposition avec la conduite
des Primianistes envers leurs propres schismatiques '^ puisque
le baptême des Maximianistes avait été reconnu valable par
leurs adversaires de la veille ^. D'ailleurs, rien ne justifiait le
schisme donatiste. On ne devait pas rompre avec les pécheurs.
Gypi'ien, dont les dissidents invoquaient la tradition, avait dé-
fendu l'unité catholique aussi énergiquement que ses idées sur
le baptême'; et les Primianistes eux-mêmes s'étaient réconci-
liés avec ceux des leurs qu'ils avaient excommuniés à grand
fracas''. En vain les Donatistes se plaignaient d'être persécutés
par les Gatholiques : ils avaient traqué avec bien plus d'acluir-
nement les déserteurs de leur principale Eglise". Laissant là
1) Ei>isl. 107. — Cf. 108, 1, 1-2. 5) /•:/</.</. 1<I8, ?,, 7-12.
2) .S'mno4fi, 13.31. (5) Ihid., KiB, 4, 13.
3) Ephl. lOS, 1, 1-3. 1\ Ihid., KiM, r>, H-l.->.
4) JIjid., lOîS, 2, 1-6.
CORRESPONDANCES 273
toutes les vieilles querelles, Augustin proposait à Macrobius
de discuter sincèrement avec lui, pour préparer la restauration
de l'unité religieuse', pour négocier une entente qui était dans
l'intérêt commun -.
A cet éloquent appel, que répondit Macrobius? Presque sûre-
ment, il ne répondit rien du tout. Dans les années suivantes,
on ne trouve plus trace de correspondance entre les deux
évéques d'Hippone. Augustin, sans doute, s'était lassé de
parler dans le vide. Quant à Macrobius, il s'enfermait dans un
silence rébarbatif, de plus en plus hostile.
Il assistait en 411 à la Conférence de Carthage, mais en
simple figurant : il y prononça seulement quelques mots lors
de la vérification des signatures du mandatiim'^ . Après la Con-
férence, il prit sa revanche. Vers le milieu de 412, au moment
du procès des Circoncellions et des clercs dissidents de la ré-
gion d'Hippone, il groupa autour de lui des fanatiques des deux
sexes ; il avait pour lieutenant un énergumène, un diacre
nommé Donatus, ancien colon de l'Eglise catholique, récem-
ment compromis dans le meurtre de pi-êtres. A la tête de ces
bandes, Macrobius envahit les grands domaines de la contrée,
notamment celui de Celer : il y rouvrit de force les basiliques
de la secte, qu'on venait de confisquer, et il y reconstitua ses
communautés 4.
Ce furent sans doute ses derniers triomphes. La police finit
par avoir raison de lui. Quelques années plus tard, le Dona-
tisme était définitivement vaincu dans le diocèse d'Augustin ;
les basiliques et tous les immeubles de l'ancienne communauté
dissidente avaient été attribués à l'Eglise catholique^. On ne
sait ce qu'était devenu Macrobius. Assurément, il ne s'était pas
rallié. Mais il a dû être à Hippone le dernier évêque schismatique.
Macrobius et Proculeianus sont, à notre connaissance, les
deux seuls Donatistes d'Hippone avec qui Augustin ait été en
relations de lettres : et de ces correspondances, comme on l'a
vu, c'est lui qui fit presque tous les frais. Sortons maintenant
de la ville ; aventurons-nous dans la banlieue, dans les paroisses
rurales du vaste diocèse d'Hippone, ou dans les petits diocèses
voisins qui en dépendaient primitivement, mais qui en avaient
été détachés l'un après l'autre. Nous allons y rencontrer bien
d'autres schismatiques qui ont été, plus ou moins, les corres-
pondants d'Augustin.
1) Ephl. 108, 6, 16-19. 4) Augustin, Epht. 139, 2.
2) Ih'id., 108, 7, 20. 5) In lohannis Evangeliuin traclatus
3) Collât. Carlhag., I, 201. VI, 25.
274 LITTERATURE DONATISTE
Tout d'abord, l'évêque Maximinus, le doyen de tous ces cor-
respondants donatistes : doyen, sinon par l'âge, du moins par
l'ancienneté des relations épistolaires. La lettre à Maximinus
date du temps de la prêtrise d'Augustin, probablement de l'an-
née 392 <.
Ce Maximinus était évêque à Sinitum ou Castellum Siniti,
une petite ville des environs d'Hippone. C'était un excellent
homme, dont on louait la modération, la-sagesse, la charité':
bref, aussi étranger à l'esprit de secte, aussi conciliant, que
pouvait l'être un Donatiste. On disait même que, contrairement
à la règle fixée par les conciles du parti, il se refusait à rebap-
tiser les convertis. Augustin, qui avait entendu parler de lui par
des amis communs, estimait beaucoup, sans le connaître per-
sonnellement, ce schismatique d'une espèce rare. 11 « cherchait
une occasion » d'entrer en relations avec lui-^.
L'occasion se présenta, mais dans des circonstances assez
imprévues, et de nature à causer quelque déception. On apprit
soudain qvie Alaximinus avait rebaptisé un diacie catholique de
Mutugenna. Très ému de cette nouvelle inattendue, Augustin
eut d'abord quelques doutes sur la réalité des faits : moins
encore qu'à la « chute lamentable » du transfuge, il ne pouvait
croire au « crime inopiné » du rebaptisant'*. Comme son évêque
Valerius était alors absent -^ il prit sur lui d'ouvrir une enquête,
et, s'il y avait lieu, de protester. Il se rendit lui-même dans le
bourg de INIutugenna. 11 n'y trouva pas le clerc suspect, mais il
y vit ses parents : il apprit d'eux que leur fils était bien réel-
lement passé à l'Eglise de Donat, et que même il y conservait
ses fonctions de diacre''. L'avait-on rebaptisé? Augustin en
doutait encore. Mais il voulait savoir à quoi s'en tenir sur ce
point. C'est alors qu'il écrivit à Maximinus, pour l'inviter à
s'expliquer en toute franchise, et pour lui proposer en même
temps, sur la question du second baptême, une conférence ou
une controverse écrite.
La lettre débute par un commentaire assez contourné des sa-
lutations de l'en-tête : « Au seigneur son très cher et honorable
frère Maximinus, Augustin, prêtre de l'Eglise catholique, salut
dans le Singneur. » Augustin croit devoir justifier l'un api'ès
l'autre; tous les ternies de cette formule, comme s'il redoutait des
interprétations tendancieuses ou malveillantes*. Il expose en-
1) Episl.2-^. ' 5) Ei>isl. 2A, S.
2) Ibid., 28, 5. «) ll'iil., 2A, 2.
3) Jhid., 23, 2. 7) Ihid , 28, 1.
4) « liiipiiiatuMi sceliis » (ittJ., 28, 2).
CORRESPONDANCES 275
suite, et très nettement, l'objet de sa démarche. 11 dit le bruit
qui court à Hippone, le résultat de son enquête personnelle ù
Mutugenna. Pourtant, il ne peut croire qu'on ait rebaptisé le
diacre : tant il a bonne opinion de Maximinus '. Il prie le Dona-
tiste de lui faire savoir ce qu'il en est. Il l'iavite à répondre très
franchement; il le prévient, en toute loyauté, ([u'il compte lire
sa réponse aux fidèles ~. Il profite de l'occasion pour exposer la
vraie doctrine sur le baptême ; il montre pourquoi c'est un sa-
crilège de rebaptiser 3, Puis il peint avec émotion les misères
du schisme, qui porte le trouble jusque dans les familles. Il
exprime éloquemment l'espoir d'une réconciliation entre les deux
Eglises^. « Laissons-là, dit-il, ces vains reproches que les igno-
rants des deux partis ont coutume de se jeter mutuellement à
la tête : toi, ne me reproche pas le temps de Macarius, ni, moi,
la cruauté des Circoncellions. Si tu n'es pour rien dans ceci, je
ne suis pour rien dans cela^. » Pour préparer la réconciliation,
il propose à l'évêque donatiste une controverse amicale : a Je
ne songe pas, dit-il, à profiter des honneurs de l'Eglise poui-
jeter ma vie au vent; mais je songe qu'un jour, au prince de
tous les pasteurs, je devrai rendre compte des brebis qu'il m'a
confiées... J'ai donc résolu, dans la mesure des forces et de
l'éloquenc^e que Dieu daigne me donner, de plaider ainsi la
cause de l'Eglise : par nos conférences pacifiques, tous ceux qui
sont en communion avec nous sauront quelle différence il y a
entre les hérésies ou les schismes et l'Eglise catholique... Si tu
acceptes volontiers cette conférence avec moi, si tu consens que
nos lettres à tous les deux soient lues aux fidèles, j'en éprou-
verai une joie ineffable. Si tu refuses, je devrai donc, mon frère,
malgré toi, lire nos lettres au peuple catholique, pour l'instruire.
Si tu ne daignes pas me répondre, j'ai résolu de lui lire au moins
ma lettre, pour qu'au moins les chrétiens connaissent votre
défiance, et rougissent de se laisser rebaptiser''. » Aug'ustin
ajoute que, pour ramener les schismatiques, il compte seulement
sur la raison, sur la puissance de la vérité. La preuve, c'est
qu'il n'engagera point la controverse publique avant le départ
des soldats actuellement cantonnés à Hippone''. En terminant,
il s'excuse de la démarche qu'il fait, lui, simple prêtre, en l'ab-
sence de son évèque : mais il n'a pas cru pouvoir attendre^.
Qu'un simple prêtre osât prendre de telles initiatives, c'était
1) Epist. 23, 2. 5) Epist. 23, 6.
2) Ibid., 23, 3. 6) Ihid., 6.
3) Ibid., 23, 4. 7) Ibid., 23, 7.
4) Ibid., 2^, 5. 8) Ibid., 23, 8.
2; 6 LIÏTÉRATUllE DONATISTE
déjà quelque peu exceptionnel dans le monde catholique du
temps : aux yeux d'un Donatiste, ce ne pouvait être qu'un scan-
dale. A la lettre éloquente du prêtre d'Hippone, l'évêque schis-
matique répondit par un silence non moins éloquent. Pourtant,
l'on peut croire que, ce jour-là, Augustin n'avait pas perdu son
temps. Le bon grain germa peu à peu dans l'âme du sectaire.
Après l'édit d'union de 405, en revenant d'un voyage au delà
des mers, à Ravennes et à Rome, Maximinus fut touché de la
grâce : on apprit tout à coup, vers le début de 409, qu'il se
ralliait à l'Eglise catholique. Ce fut l'occasion d'un beau tapage
dans les cercles donatistes de la région. P'urieux, les dissidents
déclarèrent le transfuge hors la loi. Pour signifier l'arrêt aux
gens de Sinitum et des bourgs voisins, un crieur public hur-
lait à pleins poumons : « Avis à quiconque aura communiqué
avec Maximinus: on brûlera sa maison ^ » Contre les fidèles
tentés de suivre leur évêque, les Circoncellions se chargèrent
sans doute d'exécuter la sentence. Quant à Maximinus lui-
même, il ne semble pas avoir été trop malmené. Il conserva
ses fonctions épiscopales à Sinitum, comme évêque catholique.
Il était devenu le collègue et l'ami d'Augustin, avec qui nous le
voyons cheminer un jour, près des frontières de son diocèse,
aux environs de Fussala-.
Vers le temps où, dans les rues de Sinitum, retentissait la
proclamation des incendiaires, Augustin recevait des lettres
étranges, animées du même esprit, où l'on parlait tout simple-
ment de l'assassiner. Les auteurs de ces lettres évangéliques
étaient des prêtres dissidents, qui ne pouvaient lui pardonner
l'ardeur et le succès de sa propagande. Ils le menaçaient d^
mort, s'il continuait à leur enlever leurs fidèles. L'un d'eux lui
écrivait textuellement, vers le début de 409 : « Laissez tran-
quilles nos fidèles, si vous ne voulez pas qu'on vous tue ^. » A
ces sommations sanguinaires, l'évêque d'Hippone répondit par
un « Avertissement aux Donatistes », où il déclarait hautement
qu'il poursuivrait sa propagande ' .
La correspondance avec Celer nous introduit dans un tout
autre milieu : l'aristocratie foncière du Donatisme'\
Ce Geler était un personnage de haut rang [vir clarissinius ,
vlr spectabilis '^), qui fut plus tard proconsul d'Africjue, Au mo-
ment de sa correspondance avec Augustin, vers l'année 400, il
1) Ephl. 105, 2,4. 4( A'/a's/. KC).
2j De civilatc Dei, WU, 8. '>) Ei>i^t. ôii-âZ.
S] hiiisl. Wô, 1. 0) Ejtlsl. 139, 2 ; 209, .">.
CORRESPONDANCES 277
exerçait déjà, dans la région, des fonctions administratives fort
importantes ; il était probablement légat du proconsul pour la
Numidie proconsulaire. Africain de naissance, il était l'un des
plus riches propriétaires de la contrée, où il possédait de vastes
domaines. Augustin, qui le connaissait de longue date, et qui
lui témoignait beaucoup de déférence ^, estimait fort son carac-
tère et son instruction libérale, sa « liberté généreuse », son
« cœur viril », son érudition et sa sagesse".
Celer était donatiste. Mais il semblait se détacher peu à peu
de la secte, et se rapprocher de l'Eglise catholique-^. Augustin,
qui s'en était aperçu, entreprit de le convertir; en même temps,
il se servirait de lui pour sa propagande. D'où les lettres qu'il
lui adressa vers 400, et dont deux nous sont parvenues.
Dans la première de ces lettres, l'évéque d'Hippone s'excuse
d'abord de n'avoir pu rendre visite à son ami, comme il le lui
avait promis : il en a été empêché, dit-il, par ses tournées pas-
torales. Il lui envoie le prêtre Optatus, qui lui lira, à ses heures,
l'ouvrage promis sur le schisme^. Augustin ajoute qu'il espère
la conversion prochaine de Geler. En attendant, il lui prêche le
mépris de la vie présente, comparée à la vie éternelle^.
Quelque temps après, l'évéque d'Hippone reçut la visite de
Cjecilius, fils de Celer. Au cours de la conversation, le jeune
homme dit que son père avait exprimé le désir de connaître un
autre ouvrage, nous ne savons lequel, relatif encore à la que-
relle des deux Eglises. Augustin s'empressa d'envoyer le livre
souhaité. Il profita de l'occasion pour tenter d'achever la con-
version de Celer et pour en préparer d'autres. Tel est l'objet de
sa seconde lettre.
Il y rappelle d'abord l'envoi du traité dont avait parlé Cœci-
lius. Il ajoute qu'il se tient à la disposition de Celer pour répon-
dre à ses questions et pour lui adresser d'autres ouvrages 6.
Puis, considérant déjà sa conversion comme acquise, il le prie
de travailler pour son compte au rétablissement de l'unité catho-
lique, en usant de son influence sur les gens qui dépendent de
lui : notamment sur deux personnages inconnus de nous,
Paternus et Maurusius. Il lui demande encore d'assurer sa
protection à un ami qui hésite à se convertir dans la crainte des
violences donatistes. Enfin, d'une touche délicate, il indique le
dernier obstacle qui s'opposait encore à la conversion définitive
de son correspondant : Celer, dit-il, se doit à lui-même de ne
1) Epist. 56,1. 4) Epist. 56, 1.
2) Ibid., 56, 2 ; 57, 1. 5) Ibid., 56, 2.
3) Ibid., 56, 2; 57, 2. &) Epist. 57, 1.
278 LITTÉR.VTURE DONATISTE
pas se laisser arrêter par une fausse honte, et le prêtre Optatus
lui expliquera le reste'.
Gomme on le voit, les deux lettres tendaient au même objet :
elles marquent deux étapes d'une âme de Donatiste qui se dé-
tourne du Donatisme. Nous ne savons ce que répondit Celer;
mais il se convertit peu après.
De nouveau, nous entendons parler de lui quelques années
plus tard, dans le courant de 412. A ce moment, il était com-
plètement rallié à l'Eglise catholique. Il mettait à son service
l'influence dont il disposait comme grand propriétaire. Confor-
mément au récent édit d'union, il avait ordonné de fermer les
sanctuaires donatistes qui étaient situés sur ses terres. 11 avait
alors pour intendant {procurator) à Hippone un certain Spon-
deus, qui s'opposait énergiquement aux entreprises des dissi-
dents et de leur évêque Macrobius. Mais, Spondeus ayant dû se
rendre à Carthage pour affaires, son absence fournit aux schis-
matiques l'occasion attendue. Macrobius se remit en campagne;
avec ses bandes de fanatiques, il pénétra dans le domaine de
Celer, y rouvrit de force les basiliques de la secte, et, devant
les colons surpris ou terrorisés, recommença de prêcher la vé-
rité donatiste '-. Désarmé en face des incursions de ces énergu-
mènes, Augustin ne put que signaler à son amiMarcellinus, com-
missaire impérial pour l'Afrique, ce retour offensif des entêtés
du schisme. On peut croire que le commissaire y mit bon ordi'e.
Vers 420, Celer était redevenu un personnage considérable.
Il exerçait alors de hautes fonctions administratives en Numi-
die : à ce titre, il intervint dans les querelles des Donatistes
convertis de Fussala avec leur évêque Antonius, dont il ré-
prima énergiquement les fantaisies tyranniques-*. Il arriva enfin
aux honneurs suprêmes dans la hiérarchie africaine : en 429, il
fut proconsul a Carthage''. Quand il entra en charge, il était
depuis trente ans le correspondant d'Augustin.
Le contraste est frappant, entre les lettres à Celer et la lettre
à Donatus de Mutugenna''. D'une part, la conversion lente et
raisonnée d'un grand propriétaire des environs d'ilippone.
D'autre part, dans le même pays, les récriminations et protes-
tations furibondes d'un prêtre schismatique, rallié de force,
Catholicpie malgré lui, se débattant contre des policiers pour
courir au martyre ou au suicide.
1) Ephl. -,7,2. 1, 185 et 186. — Cf. Pallu de Lcsscrt,
2) Ep'nl. 139, 2. Fash'<. des. provinces africaines, tome II,
3) Epist. 2Uy, .■>. p. 134-135.
4) Cod. Tlieod., XI, 1, 31 ; 30, 68 ; XII, 5) .\iiguslin, Epist. 173.
CORKESPONDANGES 279
Ce prêtre Donattis gouvernait la communauté dissidente de
Mutugenna, dans le diocèse d'Hippone. C'était un vrai Dona-
tiste, fanatique à souhait, têtu, retors, jamais à court d'argu-
ments ou de citations bibliques. Après la Conférence de Car-
tilage, sans doute dans le courant de 412, il refusa de s'incliner
devant la notification de l'édit impérial d'union, qui ordonnait à
tous les clercs schismatiques, sous peine de rélégation, de se
rallier au Catholicisme. Sur l'ordre de quelque magistrat trop
zélé, des policiers vinrent l'arrêter, pour le conduire tout droit
vers l'église la plus voisine. On le hissa sur un cheval. Il se
débattit si bien, qu'il tomba et se blessa. On le remit en selle.
Plus loin, il faussa compagnie à son escorte, et courut se jeter
dans un puits, dont on le tira vivant, non sans peine '. On réus-
sit à le traîner jusqu'à l'église; mais, au lieu d'une conversion,
on ne put y enregistrer qu'une victoire de la police sur la liberté
de conscience.
Au milieu de ses aventures, le malheureux prêtre n'avait
cessé de protester énergiquement contre la violence dont il était
l'objet. Il déclarait arbitraire l'ordre d'arrestation, et se plai-
gnait amèrement de la brutalité des policiers^. Il invoquait la
liberté de conscience, réclamant même le droit à l'erreur : « Per-
sonne, s'écriait-il, .personne ne doit être amené, même au bien,
par la force. ^, Dieu nous a donné le libre arbitre: par consé-
quent, l'homme ne doit pas être contraint, même pour son bien...
Eh bien! oui, je veux errer ainsi, je veux périr ainsi-*. » Il
revendiquait même le droit au suicide ; pour justifier le mar-
tyre volontaire, il alléguait un texte de saint Paul, qu'il inter-
prétait à sa façon ^. A toutes les objections tirées des faits
récents, il répliquait que les Donatistes étaient les serviteurs
de la vérité, que leur Eglise était la véritable Eglise, qu'il se
chargeait de le démontrer même aux évêques soi-disant Catho-
liques, que la cause de son parti avait été mal défendue à la
Conférence de Carthage''. Enfin, il établissait le droit au schisme
par l'exemple des disciples qui, selon saint Jean, quittèrent le
Christ, et que le Christ laissa partir*^.
Ces protestations si énergiques, et souvent éloquentes, sem-
blent avoir produit quelque impression sur les témoins de la
tragi-comédie. Augustin en eut connaissance, soit par le procès-
verbal d'arrestation, soit par un rapport ou une lettre d'un de
1) Augustin, /?/3ist. ]73, 1 et 4. 4) Augustin, Episl. 173, 5.
2) Ibid., 173, 1-2. 5) Ihid., 173, 7.
3) Ibid., 173, 2-3. 6) Ibid., 173, 10.
280 LITTÉUATUnE DONATISTE
ses clercs. Il crut devoir y répondre. Il le fit dans une lettre
adressée à Donatus lui-même '.
Dès le début, Tironie se mêle à la charité chrétienne : « Si tu
pouvais voir ma douleur, écrit l'évêque d'Hippone, si tu pouvais
voir ma sollicitude pour ton salut, peut-être aurais-tu pitié de
ton âme : soucieux alors de plaire à Dieu en écoutant sa parole,
non la nôtre, mais la sienne, tu ne te contenterais plus de fixer
dans ta mémoire ses Écritures, en leur fermant ton cœur. Il te
déplaît qu'on te traîne vers le salut ; et pourtant vous avez
traîné vers leur perte beaucoup des nôtres. Quelle a été notre
intention, sinon de te faire saisir et amener pour te sauver de
la mort ? Si tu as été blessé, c'est ta faute : on t'a offert un che-
val, tu n'as pas voulu le monter, et, en tombant sur le sol, tu t'es
fait de graves contusions. La preuve, c'est qu'un de tes col-
lègues, amené avec toi, est arrivé sans blessures, vu qu'il ne
s'en est pas fait lui-même -. » Augustin s'efforce ensuite de jus-
tifier la contrainte en matière de religion •^. A propos de l'aven-
ture du puits, il déclare qu'un chrétien n'a pas le droit de se
donner la mort '*. Sur la controverse de 411 entre les deux Eglises,
qui a tourné à la confusion des Donatistes, il engage le prêtre
à lire et à méditer les procès-verbaux delà Conférence^. Aux
allégations du schismatique sur le fondement évangélique du
droit au schisme, il oppose l'interprétation catholique du pas-
sage de saint Jean, et la théorie du Conipelle intrare. Il ter-
mine par cette exhortation à l'obstiné schismatique : « Maîtrise
donc ton àme si injuste et si rebelle, poui' trouver dans la véri-
table Eglise du Christ le banquet du salut t^. »
Bref, l'évêque d'Hippone prétendait persuader au prêtre
Donatus qu'on avait eu raison de l'arrêter, d'attenter à sa
liberté personnelle comme à sa conscience, pour l'enrôler de
force dans l'Eglise officielle. Nous ne savons ce que répondit
l'intéressé, ni même s'il répondit. A en juger par ses protes-
tations antérieures et par l'histoire du puits, on peut douter
(juc le schismatique de Mutugenna se soit laissé convaincre. On
peut douter surtout qu'il ait jamais fait un bon Catholique.
Moins têtus en apparence que le prêtre de Mutugenna, les
Donatistes convertis de Fussala n'étaient guère plus accommo-
dants : leur conversion superficielle n'avait pas modifié leur
mentalité sectaire. On le constate aisément dans les débris de
1) Episl. 173. 4) Epht. 173, 4-(î.
2) Ihid., 173, 1. 5) IbhL, 173, 7-!».
3) Ihid., 173, 2-3. 6) Ibid., 173, lU.
CORRESPONDANCES 281
leur correspondance, comme Augustin s'en aperçut dans ses
rapports avec eux '.
Le bourg de Fussala, qui jusqu'au début du cinquième
siècle dépendait du diocèse d'Hippone, avait été longtemps une
citadelle du Donatisme. Cependant, après l'édit d'union de 412,
presque toute la population s'était ralliée au Catholicisme.
Augustin, qui par sa propagande infatigable avait beaucoup
contribué à ce résultat, proposa lui-même le démembrement de
son immense diocèse, dont la charge devenait trop lourde en
raison des conversions multiples : il résolut de céder à un con-
frère le district de Fussala, dont le chef-lieu était situé à
quarante milles d'Hippone'. Comme évéque, les gens de l'en-
droit agréèrent les yeux fermés son candidat : un jeune clerc
nommé Antonius, qui avait été élevé sous ses yeux dans son
monastère, et qui paraissait avoir toutes les vertus -^
Devenu évêque, cet xVntonius se révéla tel qu'il était : un
odieux tyran, préoccupé surtout de pressurer ses fidèles et de
voler son Église pour mener joyeuse vie^. Or ses fidèles, on
s'en souvient, étaient d'anciens Donatistes, dont la patience
n'avait rien d'évangélique. C'est dire que le Diable redevint
maître à Fussala, et dans les deux camps.
iVu bout de quelques mois, tous les convertis du bourg
furent sur le pied de guerre. Ils juraient de se débarrasser de
leur évêque. Dans leur détresse, ils se tournèrent vers Augus-
tin, en attendant le jour où ils se tourneraient contre lui. Ils
lui envoyèrent une lettre de plaintes, où ils énuméraient leurs
griefs contre Antonius : « Tyrannie intolérable, rapines, divers
abus do pouvoir et voies de fait''. » Vainement, Augustin essaya
de s'entremettre et de rétablir la paix. Les gens de Fussala
déclaraient net qu'ils ne voulaient plus de leur évéque O; et de
nouvelles plaintes arrivaient, dénonçant de nouveaux attentats
[stuprorum crlmiiia capitalia"'). L'affaire fut portée devant le
concile de Numidie, qui ordonna une enquête, et qui rendit
bientôt son jugement, sans doute dans le courant de 422. On
condamnait xVntonius, sous peine d'excommunication, à resti-
tuer tout ce qu'il avait volé ; et on lui enlevait l'administration
de son diocèse, tout en lui laissant son titre d'évêque^. Anto-
nius en appela au pape Bonifatius. Il se démena si bien, qu'il
1) Episl. 209. capinis et diversis oppressionibus et
2) Ibid., 20i), 2. contritiunibus » {ibid.,2m, 4).
3) Ibid., 209, 3. (!) Episl. 209, 5.
4) Ibid., 209, 4 et suiv. 7) Ibid., 209, 4.
5) « De intolerabili dominatione, de 8) Ibid., 209, 4-7.
282 LITTÉRATURE DONATISTE
réussit à gagner le primat de Numidie, et qu'il le décida à
appuyer sa requête auprès du pape ^
En attendant, il restait à Fussala, d'où il terrorisait son
diocèse en poursuivant le cours de ses brigandages. Il osait
railler la sentence du concile de Numidie : « Ou bien, disait-il,
j'aurais dû rester dans ma chaire, ou bien je n'aurais pas dû
rester évéque"-. » En fait, malgré le concile, il gardait sa chaire
avec son titre, et continuait à en tirer bon rapport. Il allait
répétant que le pape lui aA'ait donné raison ; il menaçait les
mécontents d'appeler à son aide, fort de l'appui du pape, les
magistrats et les troupes 3. De plus en plus exaspérés, ses
fidèles étaient décidés à en finir par n'importe quel moyen : ils
parlaient de tuer leur évêque '\ Cependant, ils tentèrent à
Rome une démarche suprême : au début de l'année 423, ils
exposèrent tous leurs griefs au nouveau pape Ctplestinus. Dans
leur lettre, ils mettaient en cause Augustin lui-même, à qui ils
reprochaient amèrement de leur avoir imposé un évêqae in-
digne''.
\'ivement ému, et même inquiet, du tour que prenait l'affaire,
Augustin crut devoir envoyer au nouveau pape, qu'il savait
hésitant, une lettre de justification"^'. Il y résumait avec préci-
sion les origines et toute l'histoire de ce malheureux procès,
invoquait le jugement du concile, citait les pièces à l'appui'.
En toute franchise, il confessait sa faute initiale : « J'avais
voulu être utile à certains fidèles de notre voisinage; mais, par
mon imprévoyance et mon imprudence, j'ai été pour eux la
cause d'un grand malheur'^. » Il avouait qu'il s'était mis lui-
même dans un cruel embarras : « Les Catholiques de Fussala,
disait-il, sont mes fils dans le Christ, et l'évêque Antonius est
aussi mon fils dans le Christ : je les recommande également à
la charité bienveillante de ta Sainteté, parce que je les chéris
également. Je n'en veux pas aux gens de Fussala, de ce qu'ils
portent à tes oreilles de justes plaintes contre moi : car je leur
ai infligé comme évêque un homme que je n'avais pas encore
mis à l'épreuve, qui même n'avait pas encore été fortifié par
l'âge, un homme destiné à devenir leur tyran. Je ne veux pas
non plus nuire à Antonius : j'ai pour lui une sincère affection, si
je m'oppose d'autant plus à la perversité de ses passions. Tous
ont besoin de ta miséricorde : ceux-là pour ne plus souffrir le
1) Episi. 209, fi et 9. 5) Episl. 2(19. 9.
2) ;6/d.,2U9, 7. fi) Ei>ist. '20U.
3) Ibid., 209, 9. 7) Ihid., 2(i9, 2-7.
4) lOid., 209, 5. 8) Ibid., 209, 1.
CORRESPONDANCES 283
mal, celui-ci pour ne plus le faire. Ceux-là pourraient prendre
en haine l'Eglise catholique, si les évêques catholiques, et sur-
tout le Siège apostolique, ne venaient pas à leur secours contre un
évêque catholique. Quant à Antonius, il risque de commettre ce
crime capital : en persistant à reconquérir malgré eux ses fidèles^
il les rendrait étrangers au Christ'. » Augustin insistait sur cette
considération, qu'une décision imprudente de Rome pousserait
à bout les convertis de Fussala, et pouvait amener un attentat
ou un retour au schisme'. Tout en reconnaissant qu'il avait dans
l'affaire une part de responsabilité, il restait ferme sur le fond,
et affirmait le bien-fondé du jugement poité par le concile de
Numidie. Il allait jusqu'à déclarer qu'il était prêt, dans le cas
oîi Rome lui donnerait tort, à se démettre de ses fonctions épis--
copales ■^.
Heureusement, il n'eut pas à en venir là. Non seulement il
garda jusqu'au bout son siège d'Hippone, mais encore il con-
serva provisoirement l'administration du diocèse de Fussala,
dont on le voit plus tard recommander un prêtre ^. Malgré tout,
il ne pouvait se souvenir, sans quelque amertume, de ses
relations épistolaires ou épiscopales avec les Donatistes mal
convertis de Fussala.
De ces mêmes querelles, on surprend sans doute un écho
dans une autre correspondance du même pays et du même
temps : la correspondance de Felicia, une religieuse convertie^.
Ou plutôt, une « vierge » donatiste, devenue religieuse après
sa conversion : on sait, en effet, que l'Eglise de Donat repoussa
toujours le monachisme proprement dit, pour s'en tenir aux
formes antérieures de l'ascétisme chrétien. Felicia était donc
une de ces vierges sacrées, qui, après avoir prononcé leurs
vœux dans l'Eglise de Donat, continuaient à vivre dans le
monde, et qui trop souvent compromettaient leur dignité au
milieu des bandes de Circoncellions. Un jour, pourtant, elle
s'était ralliée au Catholicisme ; ou mieux, elle y avait été ralliée
d'office, à la suite de l'édit d'union. On nous dit, en effet,
qu'elle avait été convertie de force ^. Dès lors, bon gré malgré,
elle était devenue une véritable religieuse, dans un monastère
des environs d'Hippone. Elle ne protestait plus contre l'atteinte
portée jadis à sa liberté de conscience. Cependant, à certaines
heures, elle avait peine à se défendre contre les retours offensifs
1) Epist. 209, 9. 4) Epist. 224, 1.
2) Ihid., 209, 5 et 9-10. 5) Epi<it. 208.
3) Ibid., 209, 10. 6)/6ic/.,208, 7.
284 LITTÉRATURE DONATISTE
du vieil esprit sectaire. D'où une âme inquiète, quelquefois
tourmentée par le doute.
Ce qui achevait de troubler la religieuse, c'est le spectacle
de gros scandales qui affligeaient alors son Eglise. Elle s'éton-
nait de la conduite très peu évangélique de certains clercs ;
surtout d'un évêque, son évêque probablement, qu'elle voyait
uniquement préoccupé de ses intérêts temporels, et nullement
scrupuleux sur le choix des' moyens ' . Tout cela s'accorde bien
avec l'histoire du diocèse de Fussala en ces temps-là. Selon
toute apparence, Felicia était religieuse dans un monastère de
ce diocèse : ce qui la troublait, c'était les fantaisies tyranniques,
les rapines et les attentats de son évêque Antonius.
. Dans son émoi, elle se tourna vers Augustin, qui naguèiMB
avait contribué à sa conversion. Elle lui écrivit, pour se confesser
en toute franchise. Elle avouait sa déception, en voyant « la
faiblesse ou l'iniquité » de certaines gens-, en Aboyant certaines
communautés livrées à de « mauvais pasteurs-^ », qui « sié-
geaient dans les chaires pastorales pour jouir de leurs honneurs
temporels et de leurs avantages séculiers'* ». Devant tous ces
« scandales >;, elle se sentait l'âme <( troublée' » ; et même, elle
sentait vaciller sa « foi'^ ». Sans le dire, et sans probable-
ment s'en douter, elle laissait voir que la déception causée par
tous ces scandales risquait de la rejeter vers le schisme.
Pris de pitié pour cette âme en détresse, Augustin s'efforça
de tranquilliser la pauvre femme. Dès les premiers mots de sa
réponse, il la rassurait en lui montrant qu'il avait bien compris
son cri d'angoisse : « Je vois, écrivait-il, que ton âme est trou-
blée pour ta foi, à cause de la faiblesse ou de l'inicjuité d'autrui...
J'en éprouve moi-même de la componction; et je suis inquiet
pour ton salut, qui dépend du Christ. C'est pourquoi j'ai cru
devoir adresser à ta Sainteté la présente lettre, lettre de conso-
lation ou d'exhortation. C'est que, dans le corps de NotreSei-
gneur Jésus-Christ, c'est-à-dire dans son Eglise et dans l'unité
de ses membres, tu es devenue tout à fait notre sœur ". »
Pour apaiser les scrupules de la religieuse, l'évêque d'ilip-
pone lui expliquait que les misères de ce monde ont été annon-
cées par l'Écriture, et qu'on ne doit pas s'en émouvoir outre
mesure : a Donc, disait-il, je t'avertis de ne pas te laisser
troubler si fort par ces scandales : ils ont été prédits, pour que
1) /i>i.s/. 2(IS, 1-2. 5) Epist. 20H, 2 cl 7.
2) Ihid., 208, 1. 6) Ihid., 2(18, 1.
8) Ihid., 20S, 6. 7) E[)i:it. 208, 1.
4) Ibid., 208, 2.
CORHESPONDANCES 285
nous nous souvenions de ces prédictions et que nous n'en
soyons pas trop émus... Parmi les évoques, les uns occupent
les chaires pastorales pour veiller sur les troupeaux du Christ;
mais d'autres occupent ces chaires pour jouir de leurs honneurs
temporels et de leurs avantages séculiers. Ces deux genres de
pasteurs, dont les uns sont voués à la mort et les autres à la
vie future, dureront nécessairement, dans l'Eglise catholique
elle-même, jusqu'à la fin du monde et jusqu'au jugement der-
nier du Seigneur ^ »> En conséquence, on ne doit pas se laisser
décourager par les scandales : parmi les prêtres ou les évêques,
il y aura toujours « de bons et de mauvais pasteurs », comme
il y a parmi les fidèles des bons et des méchants". On n'en
doit pas moins maintenir l'unité, comme l'ordonnent bien des
textes de l'Ecriture-^. Sous aucun prétexte, les bons ne doivent
se séparer des méchants. Quand on a le malheur de tomber
sur de mauvais pasteurs, on en est quitte pour « faire ce qu'ils
disent, et ne pas faire ce qu'ils font^ ».
Après cet exposé de doctrine, Augustin exhortait la reli-
gieuse à ne pas s'émouvoir des scandales, à arrêter plutôt sa
pensée sur les bienfaits que lui avait valus sa conversion : « Je
t'exhorte donc à garder fidèlement les dons du Seigneur, Aime-
le de tout ton cœur, lui et son Eglise... Si tu dois aussi une
sincère affection à ses bons serviteurs, dont le ministère t'a
forcée d'entrer chez lui, pourtant c'est en lui que tu dois placer
ton espérance : en lui qui a préparé le banquet, lui qui t'a
invitée au banquet de la vie bienheureuse pour l'éternité. Re-
commande-lui ton cœur, tes vœux, ta sainte virginité, ta foi,
ton espérance, ta charité : alors tu ne seras pas émue par les
scandales, qui abonderont jusqu'à la fin. Alors tu seras sauvée
par la constance inébranlable de ta piété ; tu seras glorieuse dans
le Seigneur, en persévérant dans son unité jusqu'à la fin^. »
En terminant, l'évêque d'Hippone priait la religieuse de lui ré-
pondre : évidemment, pour juger de l'effet produit par sa lettre ""^
Nul doute que Felicia se soit empressée d'obéir. Mais, sur le
contenu de sa réponse, nous ne savons rien. Ses inquiétudes
d'âme ont dîi s'apaiser à mesure que disparaissaient les scan-
dales. Le meilleur moyen de rassurer la religieuse, c'était
assurément d'expulser son évêque Antonius, en lui interdisant
à jamais l'accès de son diocèse".
1) Epist. 208, 2. .5) Epist. 208, 7.
2) Ibid., 208, 3. 6) « Fac ut noveriin rescriptis tuis »
3) /6ù/., 208, 4-5. («6id., 208, 7).
.4) Ibid., 208, 6. 7) Epist. 209.
VI. - 19
286 LITTÉRATURE DONATISTE
Entre la lettre à Felicia et la lettre à Proculeianus, l'inter-
valle est de vingt-cinq ans et plus. Durant cette longue période,
les correspondances donatistes ou les lettres adressées à des
Donatistes nous permettent de suivre l'histoire de l'Église
schismatique dans la région d'Hippone.
Pendant les quinze premières années, ce qui frappe tout
d'abord, c'est l'attitude intransigeante ou équivoque des évêques
dissidents : ils se tiennent à l'écart sans jamais désarmer, ils
rebaptisent des clercs transfuges, ils repoussent plus ou moins
brutalement les avances d'Augustin, ses offres de discussions
courtoises'. L'exemple donné parles évêques était suivi natu-
rellement par les prêtres et autres clercs : mais ceux-ci mani-
festaient leurs sentiments avec une franchise encore plus
brutale, ils allaient jusqu'à faire cause commune avec les Cir-
concellions, à menacer de mort leurs adversaires catholiques'-.
On remarquera, pourtant, que certains laiqaes se montraient
plus accommodants. Nous assistons même à la conversion d'un
grand propriétaire, qui pousse la bonne A'olonté jusqu'à secon-
der Augustin dans sa propagande -K
Après l'édit d'union de 412, toutes les correspondances de la
région mettent en scène des convertis. Mais quels convertis !
Un prêtre qui se débat contre des policiers et rêve du suicide ;
des fidèles, devenus catholiques de nom, mais restés sectaires
de nature et d'esprit, qui mènent une guerre ouverte contre
leur évêque et songent à le tuer ; une religieuse tourmentée par
le doute, et prête à retomber dans le schisme 4.
C'est surtout dans ces contrastes qu'est l'intérêt historique
et psychologique de ces correspondances. En même temps que
le progrès matériel et la victoire incontestable du Catholicisme,
on y saisit sur le A'if l'énergie des résistances, même involon-
taires, qu'opposait à l'Eglise catholique la persistance, chez les
convertis, de la mentalité donatiste.
III
Autres correspondances douatisles en Numidie. — Crispinus de Calama. —
Ses relations cpistolaires avec Augustin. — Ses démêlés avec Possidius
et ses réponses. — laiiu<afiainis,prini;il douât isie de >«mni(lie. — L't'vô(|uo
Fortunius et les scbismaliqiics ilc Tliul)iirsicuiii ^iuuiidaiiun. — L'évèqiie
Honoratus. — Discussion par lettres avec Augustin. — Lettre d'un prêtre
1) Episl. 28 ; 33-8r) ; 100-108. 3) Epist. 56-57.
2) Epist. ]():., 1. -i) Epist. 173; 208-209.
CORRKSPONDANCES 287
schisiiiatique de Constaatiiie. — Lettre du Dotiatiste Naucellio. — Le
schismatique Severinus, cousin d'Augustin. — Ses lettres à l'évêque
d'Hippone. — Correspondances avec des Donalistes convertis. — L'avocat
Castorius. — Lettre des convertis de Constantine. — Lettre des prêtres
Saturuiuus et Eufrates. — Caractères de ces diverses correspondances.
En dehors du diocèse ou de la région d'Hippone, la littéra-
ture épistolaire du Donatisme a laissé des traces multiples sur
divers points du pays nurtiide : à Calama, à Thubursicum Nu-
midarum, à Constantine, à Thamugadi, et ailleurs. Dans la
correspondance dWugustin se sont conservées bien des lettres
adressées à des schismatiques de la contrée, et, par fragments,
des lettres de ces mêmes schismatiques '.
Rappelons d'abord, pour mémoire, une série de pièces impor-
. tantes qui ont été étudiées précédemment : pour Constantine,
les lettres de Petilianus au clergé de son diocèse ou à l'évêque
catholique d'Hippone- ; pour Thamugadi, les lettres de Gau-
dentius au tribun Dulcitius ou à Augustin^. Ce sont là, comme
on l'a vu, des ouvrages en forme de lettre, plutôt que de véri-
tables lettres. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les correspon-
dances proprement dites.
Telle est la correspondance d'xAugustin avec Crispinus de
Calama : correspondance dont deux pièces nous sont parvenues
ititactes, avec des fragments d'autres pièces^.
Ce Crispinus est une figure assez curieuse d'évèque proprié-
taire, de sectaire fanatique et ploutocrate. On ne sait rien sui'
sa jeunesse ni sur son âge mùr. Au moment de ses démêlés avec
Augustin et Possidius, vers le début du cinquième siècle, il
était déjà fort âgé, et gouvernait depuis longtemps la commu-
nauté schismatique de Calama. Mais l'âge n'avait pas atténué
l'ardeur et la violence de son caractère. C'était un homme très
passionné, intransigeant, têtu, très autoritaire. Il avait, d'ail-
leurs, de l'instruction ; il passait même pour savant chez les
Donatistes, qui admiraient sa « docte vieillesse — doctissima
annositas^ ». Plus encore que la science, Crispinus estimait
la fortune : il était fort riche, aimait à faire sonner ses écus, et
s'en servait à l'occasion pour sa propagande o.
Lors du schisme maximianiste, il resta fidèle à Primianus,
1) Augustin, Epist. 43-44 ; 49 ; 51-53 ; II, ] et suiv. ; Retracl., II, 85.
6(j ; 69-70 ; 88 ; 142 ; 144. 4) Epist. 51 et GG.
2) Contra litteras Petiliani, I, 1 et 5) Contra Cresconium, III, 46, 50. —
suiv. ; II, ] et suiv. ; III, 1 et suiv. ; Re- Cf. Possidius, Vita Aiigusliui, 12.
tract., II, 51. ' 6) Augustin, Epist. 66, 1 ; Contra lit-
3) Contra Gaudenlium, 1, 1 et suiv. ; teras Petiliani, II, 99, 228.
288 LITTÉRATURE DONATISTE
dont il fut toujours un fougueux partisan. Il assistait en 394
au concile de Bagaï, qui excommunia les Maximianistes '. Vers
397, il entra en relations avec Augustin. Les deux évêques,
dont les diocèses étaient voisins, mais qui ne se connaissaient
jusque-là que de nom, se rencontrèrent à Carthage. Leur en-
trevue fut courtoise, probablement grâce à la déférence d'Au-
gustin pour son aîné. Au cours de la conversation, Crispinus
fit une promesse, relative sans doute à un projet de contro-
verse'-^. Mais il ne tint pas son engagement; et les choses en
restèrent là pour le moment.
Deux ou trois ans plus tard, vers 399, Crispinus parut se
souvenir de sa promesse. Il fit savoir ou laissa entendre qu'il
désirait une controverse publique, sur le schisme, avec son col-
lègue catholique d'Hippone. I^ar malheur, depuis son expérience
de Carthage, Augustin était en défiance : il suspectait un peu
la bonne foi ou les intentions du Donatiste. Au lieu d'une dis-
cussion publique, qui pouvait donner lieu à des scandales ou à
des malentendus, il proposa une discussion « par lettres ^ ».
Cette discussion, il l'engagea aussitôt, en envoyant à Cris-
pinus une série de questions et objections^. Nous possédons
la lettre par laquelle il ouvrit le feu^'.
Il commençait par rappeler discrètement la conversation de
Carthage, l'engagement pris et si vite oublié. Mais il se gar-
dait d'insister là-dessus, dans la crainte d'effaroucher le Dona-
tiste : « Sur ta promesse de Carthage ou sur nos instances,
trêve de paroles. Peu importe la façon dont les choses se sont
passées entre nous : c'est fini, que cela ne soit pas un obstacle
pour l'avenir. Maintenant, si je ne me trompe, et Dieu aidant,
il n'y a plus d'excuse possible : nous sommes tous deux en Nu-
midie, et nous sommes voisins. » Puis il écartait d'une main
légère l'idée d'une controverse publique, pour y substituer son
idée d'une discussion par lettres : « D'après les bruits qui sont
venus jusqu'à moi, tu veux encore tenter de discuter avec moi
sur la question qui sépare nos deux communions. Vois comme
j'écarte d'un mot tous les retards : réponds à la présente lettre,
si tu le veux bien. Cela suffira peut-être, non seulement à
nous, mais encore à ceux qui désii'ent nous entendre. Ou bien,
si cela ne suffit pas, nous continuerons à nous écrire et à nous
1) Contra Crcsconium, III, .OS, .59 ; I\', .">) Ejiist. ")!. — Possidius lueritionue
10, 12. ([uatro k-Ures d'.\ugustiii à Crispinus
2) Epist. r>l,l. (Indic. oper. Auyiistini, 3). Nous n'en
.S) lhi<l.,'>l, ]. ii\i)ns que deux [Episl. 51 et û(>).
■i) Ibid., 51, 2-5.
COHRESPONDANCES 289
répondre, jusqu'à ce que cela suffise. N'est-ce pas le plus com-
mode, grâce au voisinage des villes que nous habitons ? Quant
à moi, je suis bien décidé à ne pas discuter là-dessus avec
vous, si ce n'est par lettres. De cette façon, aucun de nous ne
pourra oublier ce qui aura été dit ; et nous donnerons satisfac-
tion aux amateurs de ce genre de discussions, qui autrement,
peut-être, ne pourraient pas y assister '. » Puis, sans tarder,
i'évêque d'Hippone engageait la controverse.
Invoquant le témoignage de l'Ecriture, il soutenait que le
schisme est le plus grand des crimes : plus grand même que
ridolàtrie ou la destruction des Livres sacrés '■^. Contre les
mauvaises raisons qu'alléguaient les schismatiques africains
pour justifier leur rupture, Augustin développait un système
d'argumentation qui, en ces années-là, lui devenait de plus en
plus familier. Vous nous reprochez, disait-il, de prétendus crimes
de traditio : cependant vous avez accueilli et maintenu dans
leurs fonctions épiscopales vos propres schismatiques, bien
plus coupables d'après vos propres théories, et solennellement
condamnés par votre concile de Bagar^ Vous nous accusez
d'en appeler au pouvoir séculier pour vous persécuter : mais,
vous-mêmes, pour la restitution des basiliques, vous avez in-
tenté des procès aux Maximianistes devant les gouverneurs
africains^. Vous déclarez que, seuls, vous pouvez conférer le
baptême : cela ne vous a pas empêchés d'accepter comme va-
lable le baptême conféré en dehors de vous par vos schisma-
tiques"'. Bref, sur les trois questions essentielles qui séparaient
les deux Eglises, schisme, persécution, baptême, la conduite
des Primianistes envers les Maximianistes était en opposition
flagrante avec les principes dont ils se targuaient contre les
Catholiques '\
C'est sur tout cela qu'Augustin priait Crispinus de s'expli-
quer nettement : « Réponds à cela, disait-il. Vois comme votre
concile a traité de sacrilège le schisme des Maximianistes ; vois
comme vous les avez persécutés avec l'aide des puissances ju-
diciaires ; vois comme vous avez admis leur baptême, en les
admettant eux-mêmes après les avoir condamnés. Puis réponds,
si tu le peux, quel moyen vous emploierez pour jeter de la
poudre aux yeux des ignorants. Dites pourquoi vous êtes sé-
parés du monde entier par un schisme bien plus criminel que
le schisme condamné par vous-mêmes, vous vous en glorifiez,
1) Epist. 51, 1. 4) Epist. 51, 3.
2) Ibid., 51, 1. 5) Ibid., 51, 4.
3) Ibid., 51. 2. 6) Ibid., 51, 5.
290 LITTÉRATUUE DONATISTE
chez les Max:liTilanistes. Que la paix du Christ triomphe dans
ton camr'. » Il est à craindre que la « paix du Christ » n'ait
pas triomphé dans l'àme du Donatiste. En tout cas, rien n'au-
torise à croire que Crispinus ait même pris la peine de ré-
pondre.
Après un entr'acte d'un an ou deux, Augustin revint à la
charge. Cette fois, il voulait surtout protester contre un singu-
lier abus de pouvoir de son' collègue schismatique, qui, devenu
propriétaire foncier dans le diocèse d'Hippone, en avait profité
pour y pousser sa propagande, et pour y déchaîner sur les
malheureux paysans de ses terres les coups de la grâce dona-
tiste. C'était en 400 ou 401. Crispinus avait acheté récemment
le domaine des Mappalia, situé aux environs d'Hippone. Quand
le nouveau propriétaire vint visiter son domaine, il constata
que quatre-vingts de ses colons étaient catholiques : sans leur
demander leur avis, il les convertit d'office, et les rebaptisa-.
Ce fut un beau scandale dans la région. L'évêque d'Hippone
fut indigné. On s'en aperçoit au ton de la lettre qu'il écrivit
aussitôt à Crispinus. Il le menaçait d'un procès : il pourrait,
disait-il, le faire condamner à l'amende des dix livres d'or,
prévue par les lois récentes contre les rebaptiseurs 3. Cepen-
dant, il préférait une solution à l'amiable. Il proposait donc
au Donatiste une discussion contradictoire, en présence des
paysans du domaine : on dresserait le procès-verbal complet
de toutes les paroles prononcées, et l'on traduirait ce procès-
verbal en punique pour ceux qui ne savaient pas le latin. Après
avoir entendu les deux évèques, les colons des Mappalia choi-
siraient librement entre les deux Eglises. On pourrait procéder
de même dans d'autres domaines, où les Donatistes préten-
daient que les paysans avaient été convertis de force, par leur
maître, au Catholicisme^.
La lettre se terminait par une invitation pressante : « Je
t'adjAre, par le Christ, de répondre à cela », disait Augustin^''.
Cette fois encore, semble-t-il, l'évêque — propriétaire — fit le
sourd ; et son adversaire ne paraît pas avoir donné suite à sa
menace de procès.
Bientôt Crispinus allait se trouver aux prises, et dans sa
ville épiscopale, avec un adversaire moins patient : son collègue
catholique de Calama, encore jeune en ces temps-là, l'ardent et
1) « Pax Cliristi \iiic;il in rurilt^ liio » 3) Episl. (îfi, 1.
[ihid., 51, .5). 4) Ibid., (i(), 2.
2) Episl. Gfi, 1 ; Contra Ulleras Peli- h) « Adjuro te pcr Christiiin ut ;iil
Uani, II, 8.3, 184 ; 99, 22S. ista rcspondeas » {ihid., 6(), 2).
CORRESPONDANCES 291
belliqueux Possidiûs. Ancien moine d'Hippone, disciple et ami
d'Auofustin, orand admirateur du maître dont il devait écrire
la biogi*aphie, Possidiûs avait horreur des schismatiques. On a
vu que Grispinus n'était pas mieux disposé pour les Catho-
liques. La guerre ne pouvait manquer d'éclater entre les deux
évêques rivaux de Galama. Ce fut une guerre sourde, d'abord.
Après un attentat donatiste, ce fut une guerre ouverte, qui
aboutit à d'interminables querelles devant les tribunaux. Plu-
sieurs document^ fort curieux déroulent encore sous nos yeux
les péripéties assez pittoresques de ce long duel épiscopal ^.
A notre connaissance, c'est en 403 que les deux évêques de
Galama se trouvèrent pour la première fois en présence. Dans
l'automne de cette année-là, conformément aux résolutions ar-
rêtées à Carthage par le concile catholique du 25 août, Possi-
diûs voulut mettre son collègue schismatique en demeure
d'adhérer au projet de conférence générale. Suivant la procédure
adoptée, il s'adressa aux autorités municipales, qui devaient
servir d'intermédiaires et faire dresser le procès-verbal. A Ga-
lama, comme à Hippone, il y eut deux entrevues successives.
Lors de la première convocation, Grispinus déclara sèchement
qu'il ne pouvait répondre à la notification du Catholique, avant
de connaître la décision du concile de son parti. Convoqué de
nouveau, quelques mois plus tard, après la réunion du concile
donatiste, il afficha le plus profond dédain pour son adver-
saire, affectant d'ignorer sa présence, jouant au prophète, ne
répondant aux questions et aux sommations des magistrats que
par des versets bibliques '~.
Ce fut d'abord un trait emprunté au livre des Macchabées :
« Ne crains pas les paroles du pécheur 3. » Puis, cette maxime
des Proverbes : « Garde-toi de parler devant les oreilles d'un
insensé ; s'il t'entend, il raillera la sagesse de tes discours ^. »
Sommé de s'expliquer plus clairement, le Donatiste ajouta :
« Voici ma réponse, conforme au langage du patriarche : Que
les impies s'éloignent de moi, je ne veux pas connaître leurs
voies ^^. » Ces énigmes, qui durent causer quelque stupéfac-
tion aux magistrats, n'étaient que trop claires pour un évêque
catholique. Elles signifiaient aussi que Grispinus se considérait
comme un juste, un sage, un saint, et qu'il regardait Possi-
diûs comme un pécheur, un insensé, un impie. Les oracles du
1) Possidiûs, Vita Augustini, 12 ; Au- 16, 50.
gustin, Epist. 88, 7 ; 105, 2, 4 ; Contra 3) I Macchab., 2, 62.
Cresconium, lll, 46, 50 et suiv. 4) Proverh., '2'i, 9.
2) Augustin, Contra Cresconium, III» 5) Job., 34, 27.
292 LITTÉRATURE DONATISTE
prophète de Calama n'en mirent pas moins en gaieté Augustin
et ses amis.
Ces railleries contribuèrent sans doute à exaspérer les clercs
dissidents, dont les rancunes mirent en péril jusqu'à la vie de
Possidius. A quelque temps de là, vers la fin de 403, un sau-
vage attentat émut toute la contrée. Au cours d'une tournée
pastorale, l'évêque catholique de Calama fut attaqué soudain
par une bande de fanatiques, que commandait le prêtre Crispi-
nus, homonyme et peut-être parent de l'évêque schismatique.
Voyant la route barrée, Possidius se réfugia dans un domaine
voisin avec les gens de son cortège. Il y fut poursuivi par les
énergumènes, qui commencèrent le siège de la maison, et qui
par trois fois y mirent le feu. Les assiégés auraient été brûlés
vifs, sans l'intervention des Colons du domaine, qui éteigni-
rent l'incendie. Enfin, la porte céda. Les assiégeants enva-
hirent aussitôt la maison, saccageant tout, pillant les bagages,
assommant les gens et jusqu'aux bêtes de charge. L'évêque
s'était caché à l'étage supérieur. On l'y découvrit, on le traîna
vers l'escalier, on le poussa en bas avec force coups. A ce mo-
ment, le prêtre Crispinus donna le signal de la retraite :
effrayé sans doute des conséquences d'un crime commis devant
tant de témoins. Le malheureux évêque échap})ait à ses bour-
reaux par miracle. Il en fut quitte pour de multiples contu-
sions '.
Cet attentat donna lieu à de longs procès, qui durèrent plus
d'un an, et où plusieurs fois les deux évêques de Calama se re-
trouvèrent face à face. Possidius déposa une plainte auprès des
magistrats de la cité : très modéré dans sa requête, il invitait
seulement son collègue schismatique à désavouer et à punir
son prêtre. A l'audience municipale, l'évêque donatiste refusa
brutalement toute satisfaction. Alors, le defensor Ecclesiœ du
diocèse entra en scène. Il poursuivit l'évêque Crispinus devant
le tribunal du proconsul, en requérant contre lui l'application
de la loi de Théodose contre les clercs hérétiques, l'amende des
dix livres d'or. Crispinus plaida lui-même sa cause devant le
proconsul. Il soutint ([u'il n'était nullement hérétique. Par son
argumentation, il embarrassa le juge, et déconcerta même
l'accusateur public, qui abandonna l'affaire. Possidius, qui ne
lAchait pas prise aisément, reprit l'accusation pour son compte ;
et le procès recommença. A Cartilage, devant le proconsul, une
1) Augustin, Conlra Cresconium, III, \'ita Aunustini, 12.
46, 50 ; Epist. 105, 2, 4 ; Possidius,
CORRESPONDANCES 293
longue controverse s'engagea entre les deux évêques de Ga-
lama sur les caractères de l'hérésie. Vaincu, sinon convaincu,
par son adversaire, Grispinus l'at déclaré hérétique, et con-
damné à l'amende. Gondamnation de principe, puisque le juge
accorda remise de l'amende sur la requête de l'accusateur lui-
même. ?>Iais Grispinus continuai de protester contre le principe
de la condamnation : il en appela au tribunal de l'empereur.
Mal lui en prit ; car l'empereur confirma la sentence, en blâ-
mant l'indulgence du juge. Gette fois encore, l'amende fut re-
mise sur une nouvelle requête de Possidius et d'autres évêques
catholiques '. D'ailleurs, la générosité de ses adversaires ne fit
qu'exaspérer Grispinus, comme une humiliation.
Jusqu'au bout, il resta fidèle à son parti. Au reste, il n'eut
guère à souffrir pour son Eglise. Il ne fut pas sérieusement
inquiété après l'édit d'union de 405 ~. Il conserva son siège
épiscopal jusqu'au début de 411. Mais le l*^"" juin de cette année-
là, à la première séance de la Gonférence de Garthage, Peti-
lianus de Gonstantine put dire, à propos de la communauté dis-
sidente de Galama : « Grispinus est sorti tout récemment de
son corps -^ » Le farouche sectaire était mort à temps pour ne
pas assister à la déroute de son parti. Sectaire, il l'avait tou-
jours été ; mais, d'an,néeen année, il était devenu plus intransi-
geant. Les relations épistolaires avec Augustin et ses démêlés
avec Possidius nous l'ont montré de plus en plus sourd, ou de
moins en moins poli.
Aussi peu accommodant que Grispinus, mais moins batail-
leur, était son collègue lanuarianus, qui, par droit d'ancienneté,
devint primat donatiste de Numidie. Ge lanuarianus était
évêque des Cases Noires [Casse Nigrœ ou Nigrenses), cité nu-
mide dont on ignore l'emplacement exact. Les schismatiques
étaient maîtres dans cette localité, o\x les Gatholiques n'avaient
même pas d'évêque 's Pendant bien des années, lanuarianus
s'était contenté d'administrer son diocèse, sans qu'on entendit
parler de lui. Nous savons seulement qu'il assistait en 394 au
concile primianiste de Bagaï ^.
A ce moment, il n'était pas encore primat de Numidie, mais
il était déjà l'un des évêques les plus anciens : il est nommé le
cinquième dans l'en-tête de la SeiiLence du concile. Il fut
1) Augustin, Episl. 88, 7; 105, 2, 4 ; 3) Collât. Carlhag., I, 139.
Contra Cresconium, III, 47, 51 et suiv. ; 4) Ibid., I, 157.
Possidius, Vita Augaslini, 12. 5) Augustin, Contra Cresconium, III,
2) Augustin, Contra Cresconium, III, 53, 59 ; IV, 10, 12.
47, 51.
294 LITTÉRATURE DONATISTE
promu à la charge de primat avant 402 ; car, cette année-là, il
est mentionné comme étant l'un des principaux Donatistes,
entre Donat et Petilianus K C'est donc vers 400, comme doyen
des évêques de la province par l'ancienneté de sa consécra-
tion épiscopale, que lanuarianus devint le chef de l'Eglise dis-
sidente en Numidie.
Gomme tel, il joua un rôle en 411, un rôle d'apparat, dans
les préliminaires de la Conférence de Carthage. Pour la signa-
ture des pièces officielles, et sans doute dans les cérémonies, il
eut le pas sur Primianus lui-même, primat de Carthage et chef
réel du parti ^ : préséance tout honorifique, qu'il devait évidem-
ment, non pas à son mérite personnel ni à sa réputation, mais
à une vieille tradition remontant aux origines mêmes de la
secte. D'ailleurs, malgré ces honneurs et ces prérogatives
apparentes, lanuarianus n'exerça aucune action sur les dé-
bats ; il ne put même y prendre part, n'ayant pas été élu man-
dataire du parti. On ne sait ce qu'il devint après la condam-
nation du Donatisme, au milieu de l'effondrement de son
Eglise.
La correspondance d'Augustin avec lanuarianus est anté-
rieure de plusieurs années à la Conférence de Carthage*^. Elle
se rapporte aux violences commises par les schismatiques dans
le nord de la Numidie. L'édit d'union de 405, appliqué sans
méthode et par à-coups en ces régions, n'y avait pas produit
l'effet attendu : loin d'effrayer ou de ramener les dissidents, il
les avait exaspérés sans les affaililir sérieusement. Leur fureur
avait redoublé ; les attentats se multipliaient. Augustin, qui
n'avait plus d'illusions sur ses confrères schismatiques d'Hip-
pone ou des diocèses voisins, résolut vers 406 de tenter une
démarche auprès de leur chef hiérarchique. D'où sa lettre à
lanuarianus, primat donatiste de Numidie : lettre envoyée au
nom des « clercs catholiques de la région d'Hippo Regius^ »,
mais inspirée et même rédigée par leur évêque, dont on recon-
naît la manière et le style. L'objet de la lettre était double :
protester contre les violences en sommant le primat de les faire
cesser, et, en même temps, lui proposer une conférence entre
évêques des deux partis, ou, tout au moins, engager une con-
troverse épistolaire où l'on chercherait à s'entendre.
1) Contra lilteras Petilioni, UI, 53, 157 ; III, 2ôl cl 2.5S.
<>5 et suiv. -^ Cf. Possidiiis, Indlc. oper. '^) Aujzuslin, Epist. 8S.
Augiistini, 3 : « Jnnuari (an)o, priniati 4) « laniiari(an)o clerici catholici re-
partis Di)uati ». j^ionis Hip])oncnsiumIlc^iorutn))(£p(S<.
2) Collât. Curtkay., I, 14; 148-149; 88, cii-tèto).
COHUESPONDANCES 295
Cette longue lettre, qui a souvent les allures d'un ti-aité, vi-
sait d'abord à établir la légitimité du recours au pouvoir sécu-
lier. Dès ses premiers mots, l'auteur constatait le fait, brutal
qui poussait à bout les Catholiques : « Vos clercs et vos Cir-
concellious, disait-il, sévissent contre nous en déchaînant une
persécution d'un nouveau genre et d'une cruauté inouïe '. » Ces
violences justifiaient le récent édit d'union. Les Donatistes de-
vraient s'incliner devant ces lois impériales ; car leurs an-
cêtres avaient été les premiers à solliciter l'intervention du
gouvernement dans la querelle des Eglises, en accusant Ceeci-
lianus de Carthage auprès de Constantin"-. C'est ce que mon-
traient bien les pièces officielles ici reproduites et toute l'histoire
des premiers temps du schisme : le rapport du proconsul Anu-
linus^, les conciles de Rome et d'Arles, les appels successifs
des dissidents, la sentence de Constantin et la loi qui suivit '%
l'enquête sur Félix d'Abthugni et la lettre de l'empereur au
proconsul Probianus"'. Tous ces documents et ces faits prou-
vaient en toute évidence que les Donatistes avaient les premiers
provoqué l'intervention du pouvoir séculier 6.
Si les Catholiques, à leur tour, s'étaient engagés dans cette
voie, c'est qu'ils y avaient été contraints par les attentats des
clercs schismatiques et des Circoncellions : pour se défendre,
ils avaient dû demander l'application des lois". Encore avaient-
ils patienté tant qu'ils l'avaient pu. Vainement ils avaient
proposé naguère une conférence générale entre les deux partis,
et montré une patience toute chrétienne dans leurs plaintes,
notamment lors des procès de Crispinus, ou dans leurs re-
quêtes à l'empereur : les violences de leurs adversaires, sur-
tout l'attentat contre Maximianus de Bagai, avaient décidé le
gouvernement à lancer le récent édit d'union'^. Malgré ces lois,
les violences avaient continué, même redoublé. Les Donatistes
se disaient persécutés ; mais c'étaient leurs amis les Circoncel-
lions, et même certains de leurs clercs, qui terrorisaient la
contrée par des brigandages de tout genre, incendies, vols,
mutilations ou meurtres-'. A ces provocations et à ces crimes,
les Catholiques n'opposaient qu'une propagande toute paci-
fique et l'ardeur d'une charité toute chrétienne. Si parfois des
schismatiques avaient été frappés à lenr tour, ils l'avaient été, à
1) Epist. 88, 1. (i) Epist. 88, 5.
2) IbicL, 88, 1. 7) Ibid., 88, 6.
3) Ibid., 88, 2. 8) Ibid., 88, 7.
4) Ibid., 88. 3. 9) Ibid., 88, 8.
5) Ibid., 88, 3-4.
296 LITTÉRATURE DONATISTE
l'iiisu du clergé et malgré sa défense, par leurs victimes qui se
jugeaient en état de légitime défense '.
Pour mettre fin à tous ces brigandages, les clercs d'Hippone
s'adressaient maintenant à lanuarianus, comme à la plus haute
autorité de l'Eglise donatiste en Numidie. Ils invitaient le pri-
mat à prendre des mesures pour rétablir la paix. Ils lui sug-
géraient divers moyens : soit une grande conférence entre les
évéques des deux partis, soit un concile donatiste, soit des né-
gociations par l'intermédiaire des évéques de la région d'Hip-
pone, soit une enquête sur les attentats, avec confrontation des
coupables et des plaignants, soit des réprimandes et des ins-
tructions écrites aux clercs compromis dans les brigandages'^.
Bref, on ne prétendait pas imposer au primat donatiste telle ou
telle décision; mais on le sommait d'agir enfin d'une façon ou
d'une autre. S'il continuait à tolérer les excès de tout genre
commis par les gens de sa secte, on l'avertissait qu'il pourrait
le regretter bientôt : « De tous ces moyens, lui disait-on,
choisissez ceux que vous voudrez. Mais, si vous méprisez nos
plaintes, nous ne regretterons nullement d'avoir voulu agir
pacifiquement. En ce cas, le Seigneur secourra son Eglise; et
c'est vous qui regretterez d'avoir méprisé notre humble re-
quête^. » Sur cette menace discrète se terminait la lettre de
protestation.
Des clercs d'Hippone avaient été chargés de porter le mes-
sage, et de rapporter la réponse du primat''. On peut craindre
qu'ils ne soient revenus les mains vides. lanuarianus, malgré
son grand âge\ semble n'avoir pas été plus avisé qu'aimable.
Selon toute apparence, il ne fit rien pour arrêter les violences,
il n'envoya pas d'instructions, il n'accepta ni conférence ni
controverse, il ne promit rien, et même il ne répondit rien.
C'était assez dans les traditions de la politi([ue et de la poli-
tesse des Donatistes.
Heureusement, tous les schismatiques de Numidie n'étaient
pas aussi farouches que le primat lanuarianus ou son collègue
Grispinus de Calama. Parmi eux, il se trouva des gens de bon
sens, aimables et polis, assez conciliants, au moins dans la
forme, qui répondaient aux Catholiques et consentaient à dis-
cuter pour chercher sincèrement la vérité. Augustin et ses
amis purent engager des controverses par lettres avec plu-
1) Epist. 88, 9. 4) Epist. 88, 10-11.
2) Ihi,l., 83, 10-12. 5) Ibid., 88, 1.
3) Ibid., 88, 12.
CORRESPONDANCES 297
sieurs d'entre eux : tantôt des évoques ou des clercs, tantôt des
laïques '.
Au premier rang, dans l'ordre de la courtoisie comme dans
l'ordre chronolog-ique, on doit citer des schismatiques de Thu-
bursicum Numidarum : l'évèque Fortunius, et un groupe de ses
fidèles, Glorius, Eleusius, deux personnages du nom de Félix,
dont l'un était peut-être grammairien'.
La ville de Thubursicum Numidarum, aujourd'hui Khamissa,
dont plusieurs quartiers sont sortis de terre au cours de fouilles
importantes en ces dernières années 3, était située au Sud d'Hip-
pone, à 32 kilomètres au Sud-Ouest de Thagaste (Souk Ahras),
la ville natale d'Augustin. C'est dire qu'on y connaissait bien
le grand évèque catholique d'Hippone. On l'y considérait un
peu comme un compatriote, on y était fier de ses succès et de
sa renommée ; les gens de tous les partis avaient pour lui une
sincère admiration. Ces considérations ne furent peut-être pas
étrangères aux manifestations de la sympathie déférente que
lui témoignèrent à plusieurs reprises les schismatiques de l'en-
droit.
Quoi qu'il en soit, dans le courant de 397, deux ans après sa
consécration épiscopale, Augustin eut l'occasion de se rendre à
Thubursicum. Il y noua ou y renouvela connaissance avec un
groupe de dissidents laïques, Glorius, Eleusius, les deux Félix
et autres. C'étaient de très honnêtes gens, sincères et loyaux,
connus pour leur modération et leur parfaite orthodoxie, aux-
quels l'adversaire le plus décidé ne pouvait rien reprocher,
sinon d'être schismatiques ^. Ils s'affligeaient des misères du
Donatisme et des querelles religieuses; ils désiraient ardem-
ment une réconciliation, et cherchaient à la préparer par do
franches explications"'. Pour Augustin, qui menait une très
vive campagne contre le schisme, et qui alors comptait seule-
ment sur la persuasion pour ramener les dissidents, c'était
une bonne fortune que de rencontrer des schismatiques comme
ceux-là. Il engagea donc avec eux une controverse en règle,
avec pièces à l'appui, sur les origines et la légitimité du
schisme 'J. Les discussions remplirent trois longues séances.
Pour en fixer le souvenir et en marquer les résultats, l'évêquo
1) Epht. 43-44 ; 49 ; 70. mism ; Alger et Paris, 1914.
2) Episl. 43-4i. 4) AugLisliii, EpAsl. 43, 1.
3) Gsell et Joly, Khainissa, Mdaoa- .5) IbLd., 43, 9, 27; 44, 1 et suiv. ; 44,
roach, Announn. Fouilles exécutét's par 6, 13.
le Ser\ite des Moauinenls historiques 6) Episl. 43, 2, 3 et suiv.
de l'Algérie. — Première j^artie : A7ia-
298 LITTÉRATURE DONATISTE
d'Hippone imagina de résumer toute la controverse dans une
longue lettre, adressée non seulement « aux seigneurs ses très
chers frères, justement recommandables, Glorius, Eleusius, les
Félix... », mais encore « à toutes les autres personnes qui le
voudraient bien ' ». Gomme on le voit, dans la pensée de l'au-
teur, la lettre visait le public autant que ses correspondants :
elle devait servir de procès-verbal pour la propagande catholique.
Dans une sorte d'introduction, Augustin louait hautement ses
amis de Thubursicum; il déclarait qu'il était toujours prêt à dis-
cuter avec les Donatistes sincères -. Puis commençait le compte
rendu détaillé de la controverse. Les schismatiques avaient
produit les Actes du concile des dissidents qui à Carthage, en
312, avait condamné et déposé Cœcilianus^'. L'évèque d'Hip-
pone avait allégué aussitôt la série des documents dont les
Catholiques se servaient, depuis Optât, pour justifier Cœcilia-
nus et prouver la condamnation de ses adversaires par l'empe-
reur comme par les conciles^. Mais tous ces documents, Augus-
tin ne pouvait en donner lecture, ne les ayant pas sous la main.
Il avait donc proposé de les envoj'er chercher, probablement à
Thagaste, dans les archives épiscopales de son ami Alype.
Pendant l'entr'acte, il était allé régler une affaire dans une petite
ville des environs. Deux jours après, les documents étant arri-
vés à Tbubursicum, la conférence avait recommencé. Le matin,
on avait lu d'un bout à l'autre le protocole de la réunion de
Cirta, en 305, qui prouvait la traditio de plusieurs des adver-
saires de Ciecilianus ; puis les Gesla proconsalaria de l'en-
quête qui avait établi l'innocence de son cousécrateur Félix
d'Abthugni. L'après-midi, on avait pris connaissance des autres
documents: les suppliques des dissidents à Constantin, les Gesta
ecclesiasLica du concile de Pvome, la lettre de Constantin noti-
fiant sa sentence •".
Après avoir fait lire ces pièces, Augustin les avait longue-
ment commentées. Il rappelait à ses corres})ondants les princi-
paux tlièmes de sa démonstration : innocence de Ca-cilianus et
de son cousécrateur ; indignité de ses advei-saires, dont beau-
coup étaient des traditeurs ; précipitation coupable du concile de
312, qui aurait dû renvoyer l'affaire aux évêques d'outre-mer'';
imprudence des dissidents, ((ui avaient sollicité eux-mêmes
l'intervention du pouvoir séculier", et qui avaient préparé ainsi
1) « VA ceti-ris (juibus hoc frratmn 4) Ephl! \'à, 2, 3-4.
est » (Ei)isL 43, oii-lèle). 3) Un<l., 43, 2, ."i.
2) Episl. 43, 1, 1-2. (i) IbUL, 43, 3, (;-12 ; C, 17-18.
3; ll>kl., 43, 2, 3. 7) Und., 43, 4, 13.
CORRESPONDANCES
299
leur condamnation '; entêtement absurde des Donatistes, qui
pourtant avaient contre eux toutes les Eglises d'outre-mer', et
qui venaient de condamner eux-mêmes leur schisme par leur
attitude envers leurs propres schismatiques^. Cette longue
argumentation avait pour conclusion logique une exhortation à
rentrer dans l'Eglise : « Mon discours, disait Tévêque, sera
pour vous un avertissement salutaire, si vous le voulez; sinon,
un témoin contre vous, même si vous ne le voulez pas \» Le
[)rocès-verbal de la controverse se terminait par un sermon ; et
le sermon, par une mise en demeure de se convertir.
Si Augustin avait donné à ce procès-verbal la forme d'une
lettre aux Donatistes de Thubursicum, ce n'était pas seulement
par courtoisie envers eux; c'était pour soumettre son compte
rendu à leur approbation, pour en l'aire ainsi certifier l'exacti-
tude ou provoquer des rectifications. Ses correspondants lui
ont certainement répondu ; mais nous n'avons pas leur lettre.
Ils avaient fait à Augustin l'éloge de leur évêque Fortunius ^ ;
ils firent à Fortunius l'éloge d'Augustin 'J. Les deux évêques
désiraient entrer en relations. Quand deux hommes sont ains
attirés l'un vers l'autre, les hasards de la vie ne tardent pas à
les mettre en présence. En ce cas, le plus jeune des deux fait
ordinairement plus de hi moitié du chemin. C'est ce qui arriva.
Depuis longtemps évêque, Fortunius était de beaucoup l'ainé
d'Augustin. Au moment de sa rencontre avec l'évêque d'Hip-
pone, c'était un vieillard 7. Tout ce qu'on sait sur sa vie anté-
rieure, c'est qu'il assistait en 394 au concile primianiste de
Bagai^. Il ne devait pas voir la déroute de son parti. Il mourut
avant 411, et il eut pour successeur un certain lanuarius, pré-
sent à la Conférence de Carthage'-'.
Brave homme un peu naïf, d'une bonhomie candide, Fortu-
nius n'avait rien d'un docteur. D'instruction métliocre, et sans
vigueur d'esprit, il n'était pas habitué à penser par lui-même.
Il acceptait bénévolement les traditions, les préjugés et les
prétentions de la secte, sauf à les interpréter dans le sens le
moins intransigeant. Il était convaincu, sans y avoir beaucoup
réfléchi, que les Catholiques étaient des traditeurs i^, que son
Eglise était en communion avec le monde entier i', qu'elle était
1) Epist. 43, 5, 14-16 ; 7, 19-20.
2) Ibid., 43, 8, 21-24 ; 9, 25.
3) Ibid., 43, 9, 26.
4) Ibid., 43, 9, 27.
5) Epist. 44, 1.
6) Ibid., 44, 2, 3.
7) Epist. 44, 1 ; 44, 5, 12 et siiiv.
8) Contra Crescoiiiuin, III, 53, 59 ; IV,
10, 12.
9) Collât. Carthag., I, 143 et 201.
10) Aiisustiii, Epist. 44, 2, 4.
11) Ibid., 44, 2, 3.
300 LITTÉRATURE DONATISTE
la véritable Eglise en raison des persécutions subies, et qu'elle
était l'Eglise des justes par excellence, même des seuls justes '.
Sans doute, s'il n'avait pas cru tout cela, il n'aurait pas été
Donatiste. Mais il y a des manières différentes de croire les
mêmes choses. La manière de Fortunius était simple, trop sim-
ple, allant jusqu'à la crédulité. Il était sans défense contre les
affirmations hautaines et les sophismes des docteurs de la secte.
Il restait asservi, sans qu'il s'en doutât, aux principes exclu-
sifs d'une éducation sectaire et à la tyrannie de longues habi-
tudes d'esprit. Par là, malgré les tendances contraires de sa
bonhomie conciliante, il ne pouvait s'affranchir entièrement
d'une défiance instinctive à Tégard des Catholiques, même ou
surtout à l'égard d'un docteur célèbre, dialecticien redoutable,
comme était l'évêque d'Ilippone.
Chez cet excellent homme, le cœur valait mieux que l'intelli-
gence. D'intention, au moins, il était aussi dégagé de l'esprit
sectaire que pouvait l'être un Donatiste. De toute sa personne
se dégageait un air de bonté, de douceur évangélique ; ses pa-
roles étaient toutes de bienveillance et depaix^. Il ne se faisait
pas trop prier pour discuter avec les adversaires de son Eglise,
et il discutait avec eux courtoisement, sans jamais se fâcher ; il
rendait justice à leur modération ; il n'hésitait même pas à leur
adresser des compliments 3. Il condamnait franchement les vio-
lences de certains schismatiques, et prêchait à ses fidèles le
respect du droit d'autrui ; il était d'avis que les deux partis
devaient renoncer à se reprocher mutuellement les torts de leurs
partisans ; il déclarait même ([u'il regrettait la décision des
conciles de la secte ordonn